Paris tel qu'il est
A propos de Barrière et de duels, permettez-moi de vous dire une historiette qui peint mieux l'auteur des Faux Bonshommes que tout ce qu'on pourrait dire de lui dans un gros volume.
Il y a douze ou treize ans, je me promenais sur le boulevard Montmartre; je sentis une main s'appuyer sur mon épaule.
—Vous êtes Jules Noriac?
—Oui, monsieur.
—Je suis Théodore Barrière.
—Enchanté de faire connaissance avec vous.
—Ça tombe bien, je viens te demander un service.
—Tant mieux, de quoi s'agit-il?
—Lis.
Je parcourus, dans un journal que Barrière me tendait, un article où l'on maltraitait fort les nouveaux académiciens et les nouveaux chevaliers de la Légion d'honneur.
—Eh bien?
—Eh bien, je suis décoré depuis huit jours, je ne veux pas laisser passer ça.
—Tu as raison.
—Je le sais; prends donc un de tes amis et va demander raison de ma part au signataire de cet infâme article; il est là assis au café des Variétés, il prend du café, l'animal!
Malgré mon habitude de m'étonner médiocrement des choses de ce monde, je demeurai stupéfait.
—Mais, cher ami, tu n'y penses pas m'écriai-je; d'abord, je n'ai pas d'ami dans ma poche, et aller demander raison à un monsieur qui prend sa demi-tasse me semble impossible et en dehors de toute convenance.
—Ça ne me regarde pas; Villemessant m'a dit que tu arrangerais tout ça; débrouille-toi comme tu voudras, pourvu que l'affaire ait lieu sur-le-champ.
—A dix heures du soir?
—Chez Cordelois, nous faisons assaut dans la cave; l'obscurité ne me gêne pas; va, je t'attends chez Véron.
Je restai seul et fort embarrassé. Le hasard envoya Charles de Courcy, le plus aimable garçon du monde; quoique fort jeune, il avait autant de raison que d'esprit.
—Tu arrives bien, lui dis-je, nous allons demander raison à ce monsieur que tu vois là, de la part de Barrière; et je lui racontai les griefs du collaborateur de Mürger.
Charles de Courcy riait à se tordre.
Nous faisons demander le monsieur et nous le sommons de faire les excuses les plus plates ou d'avoir à mettre l'épée à la main sur-le-champ.
Ce monsieur était Paul Mahalin, un grand garçon blond et doux qui a du talent et qui, pendant le siège, a fait acte de bravoure; il nous regardait stupéfait en murmurant:
—Barrière! Barrière! Mais c'est impossible; vous n'avez donc pas lu la note?
—Quelle note?
—Tenez.
Et à son tour il nous passait le journal où se trouvait la note suivante:
«Il est bien entendu que parmi les nouveaux décorés nous ne comptons pas M. Théodore Barrière; son esprit et son grand talent l'ont mis depuis longtemps au-dessus de toute récompense.»
Charles de Courcy riait à se tordre.
Nous quittons Mahalin et nous allons retrouver Barrière qui nous crie:
—Pour quelle heure?
—Relis ton journal.
—Je l'ai lu.
—Non, il y a une note.
—Qu'est-ce que ça me fait?
—Ça nous fait beaucoup.
Barrière se décide enfin et lit la... note.
—Eh bien, dit-il, après?
—Comment, après? Mais tu n'as pas l'intention de te battre avec celui qui a écrit ça?
—Pourquoi donc, pourquoi donc?
—Ça ne se peut pas.
Ici, pendant deux heures, j'entassai arguments sur arguments.
—L'affaire est commencée, disait Barrière, je veux aller jusqu'au bout; je ne peux pas entrer dans tout ça.
Le rire homérique de Charles de Courcy fit plus que tous mes raisonnements; Barrière alla se coucher; mais je n'assurerais pas qu'à l'heure qu'il est il soit convaincu que nous avions raison.