Paris tel qu'il est
Une erreur télégraphique, bien insignifiante au premier abord, vient de donner lieu à un procès qui a fait la joie de nos bons amis les anglais.
Une jeune lady se marie au commencement du printemps à un jeune gentleman fort qualifié.
Cette union, admirablement assortie, ne tarda pas à être heureuse; tout fait prévoir à l'heureux époux qu'il aura la joie de voir son nom perpétué d'âge en âge, et que du haut du ciel, leur demeure dernière, ses nobles aïeux vont sourire.
Or, tout le monde sait qu'il n'est pas sans danger de contrarier une jeune lady dans une position intéressante.
La jeune lady en question n'avait qu'un désir, que dis-je? une simple envie, mais passée à l'état d'idée fixe. Elle voulait éprouver les douleurs de la maternité en Italie.
D'où venait cette envie de la jeune femme? Voulait-elle, à cet instant suprême, lever ses yeux bleus vers un ciel plus bleu que ses yeux? Croyait-elle que la terre classique des beaux-arts lui ferait enfanter un chef-d'œuvre? Voulait-elle, après avoir connu le beau de l'amour, se familiariser avec l'amour du beau? Toutes ces suppositions sont également admissibles.
Le jeune époux résistait, non qu'il voulût contrarier en rien sa jeune femme, mais tout simplement parce que les médecins de Naples n'avaient pas sa confiance.
Il avait été jadis assez gravement indisposé dans la ville de Masaniello, et il s'en souvenait. Néanmoins, voyant que l'envie de sa moitié était invincible, il parvint à décider son médecin à faire le voyage, quand le moment serait venu.
De Londres à Naples, il y a loin. Un médecin anglais appartient à ses malades; mais le désir d'obliger et les offres généreuses du mari décidèrent le praticien à consentir.
Les époux partent, la jeune femme est dans la joie, et son mari est bien vite convaincu qu'elle avait raison, que l'air du golfe lui est fort salutaire.
Si salutaire même, qu'un beau soir un petit anglais superbe arrive huit jours avant d'être attendu.
L'heureux père se livre à sa joie pendant toute la nuit, et, le lendemain, il songe à son médecin, dont le voyage n'aurait plus de but, et il télégraphie en anglais, naturellement, la dépêche suivante:
Honorable B..., docteur, rue ...., no .., Londres, Angleterre.
«Ne venez pas, trop tard!»
Le docteur ne voit-il pas la virgule? La virgule a-t-elle été omise par le télégraphe italien ou par le télégraphe anglais? On ne sait. Toujours est-il que le bon docteur lit:
«Ne venez pas trop tard.»
Et qu'il s'empresse de faire ses malles et de quitter les malades qui sont à ses trousses, si j'ose m'exprimer ainsi.
Il arrive à Naples, et, pour un peu, ce serait le baby qui lui ferait les honneurs de la maison.
Tableau!
De là, procès forcément.
Le docteur veut le prix de son voyage et de son temps, le gentleman soutient son droit.
Pour peu que cela vous intéresse, on vous donnera connaissance de l'arrêt des juges appelés à trancher la question.
En France, si toutes les dépêches mal rédigées entraînaient avec elles des procès, on serait obligé d'installer des cours d'appel dans les trente-deux mille communes, ce qui n'aurait rien de bien agréable pour les conseillers et pour les contribuables.
On ferait le recueil le plus bizarre du monde, en feuilletant les dépêches qu'on envoie quotidiennement.
Pour aujourd'hui, je me contenterai de donner deux spécimens dont je garantis l'authenticité la plus parfaite.
Un jeune homme politique bien connu, propriétaire foncier bien apprécié dans les départements de l'Ouest, vient remplir son mandat à Paris.
Au commencement de l'hiver, sa famille doit venir le rejoindre. Quand l'appartement de Versailles sera prêt, il avertira.
Sa femme, impatiente, arrive la première, met la dernière main au logis, et notre député télégraphie à sa belle-sœur:
Madame ... X à X ...
«Faites venir la bonne et les enfants par chemin de fer. Le cocher, la voiture et les chevaux viendront à pied.»
La dépêche suivante est d'un inconnu, ou plutôt d'un ignoré portant un nom des plus vulgaires; mais elle n'en est pas moins étrange:
Monsieur B... rue du Jour, Paris.
«Mon oncle est mort. Apportez un cent d'escargots.»
Horrible! horrible!
Toutes les petites villes ont cinq ou six histoires sur lesquelles elles vivent des années et qu'elles racontent volontiers aux étrangers.
En voici une qui ne sort pas du sujet et qui a fait la joie du Havre de Grâce.
Une jeune femme fort jolie va passer un mois d'été à la campagne, au château de R..., qui appartient à une de ses tantes.
Quand on va chez une tante, il est rare qu'on ne rencontre pas un cousin.
Il est encore plus rare que le cousin n'ait pas plus ou moins aimé sa cousine avant son mariage, parfois même il a dû l'épouser.
La jolie Havraise tomba sur un cousin charmant, un jeune capitaine qui s'était admirablement conduit pendant la dernière guerre.
Le capitaine n'aurait pas fait son métier de cousin, et le cousin n'aurait pas fait son métier de capitaine, s'il était resté insensible devant les grâces de sa cousine.
La jeune femme d'abord charmée d'être admirée, se laisse aller aux douceurs de la parenté, mais un beau soir elle aperçoit un sabre qui passe comme le bout de l'oreille de l'âne à travers la peau du lion, et elle commence à réfléchir.
De la réflexion à la peur il n'y a qu'un pas; de la peur à une bonne résolution il y en a beaucoup.
Pourtant la dame s'arme d'indifférence, et tout va pour le mieux pendant quelques jours.
Mais ce qui est écrit est écrit, disent les fatalistes, on n'échappe pas à la destinée.
La pauvre femme n'a plus à lutter seulement contre son cousin, et avec le beau capitaine son cœur l'abandonne et se met du côté le plus fort.
Enfin, un jour, vaincue par trois terribles adversaires, elle va succomber, elle a accordé pour le soir un rendez-vous imploré le respect au poing.
Mais la réflexion revient, l'honnêteté surnage, le remords la soutient; la jeune femme prend un parti désespéré, elle court au télégraphe et envoie à son mari la dépêche que voici:
Monsieur X..., armateur au Havre.
«Je te supplie de me télégraphier à l'instant même: affaire grave, reviens sur-le-champ, je t'attends à la gare, tu sauras tout. Réponse payée.»
Et le mari répond:
«Impossible de partir, suis malade.»
Armateur, va!