Paris tel qu'il est
Il n'est rien d'aussi plaisant que les Français en déplacement aux stations balnéaires.
En Angleterre, on y regarde de plus près. Miss Grace Johnston a la poitrine faible, et le bon docteur M. Samuel Scatt a dit:
—Je pense que l'air de Pau serait salutaire à cette jeune et gracieuse personne.
C'est bien! Les parents disent:
—Miss Grace ira à Pau.
Le lendemain, le docteur revient et manifeste l'idée que l'air de Ragatz, en Suisse, serait salutaire à l'asthme de M. Johnston.
C'est bien! M. Johnston ira à Ragatz.
Le surlendemain, le même docteur Samuel Scatt revient, et, après avoir examiné le cas de la bonne mistress Johnston, il déclare sur l'honneur qu'elle a des rhumatismes, et qu'il est de la plus impérieuse nécessité que la bonne dame se rende à Néris-en-Bourbonnais, pour y faire une cure de vingt et un jours.
La très bonne mistress soupire longuement et apprête ses malles.
Quelques jours s'écoulent, le docteur revient et s'aperçoit que le jeune M. Olivier est pâle; il pense, ce bon docteur, que cette pâleur n'est pas naturelle, et qu'il serait bon pour le jeune homme de respirer un air imprégné d'une douce résine par les bourgeons de sapin des pinadas d'Arcachon.
Le jeune M. Olivier n'est pas content, mais il boucle sa malle, après avoir pris soin d'y mettre autre chose que ce que contenait celle du voyageur sentimental.
Laurent Sterne avait mis dans sa valise six chemises et une culotte de soie noire; le jeune M. Olivier ne met dans la sienne qu'une chemise et six culottes. C'est la même chose, mais c'est le contraire.
—Je vais donc rester seul ici? s'écrie le deuxième fils de la maison, M. Tristan.
M. Scatt réfléchit, et dit:
—Non; vous êtes très fort et très bien portant; je ne vois aucune raison pour vous empêcher d'aller à la mer.
—Quelle mer?
—Celle que vous voudrez: Wight, Brighton, ou Boulogne, ou Dieppe.
La fin juillet étant venue, la famille se disperse aux quatre coins de ce coin fortuné de l'Europe qui contient des eaux salutaires à tous les maux, même à la santé.
Miss Grace est à Pau.
Papa Johnston est à Ragatz.
Maman Johnston est à Néris.
Le jeune M. Olivier est à Arcachon.
L'autre plus jeune M. Tristan est à Dieppe.
Au mois d'octobre cette aimable famille se retrouvera au grand complet et tous les membres de ses membres seront guéris, si le savant Samuel Scatt ne s'est pas trompé, ce qui arrive quelquefois.
En France, les bourgeois aisés procèdent tout différemment.
Supposez la même famille que ci-dessus, M. et madame Josse si vous voulez, une fille et deux garçons.
Dans la famille anglaise il y a un chef.
Ce chef, c'est M. Johnston, invariablement.
En France, il est impossible de déterminer d'une façon positive quel est le chef de la famille Josse.
Il y a des familles où le chef est bien M. Josse lui-même, mais il en est d'autres où c'est madame Josse. C'est elle qui a apporté l'argent ou l'a gagné, elle parle, on se tait et on obéit.
Dans d'autres familles Josse, le chef c'est la fille, mademoiselle Athénaïs, à moins que ce ne soit M. Édouard ou le fils cadet, ce vaurien d'Edmond qui entortille toujours son père et qui fait faire à sa mère tout ce qu'il veut.
Or, le printemps arrivé, la famille Josse consulte le célèbre docteur Panatet des Ruisseaux, non sur les infirmités communes, mais sur le mal du chef de la famille ou plutôt de celui qui mène la famille.
—Cher docteur, dit madame Josse, j'ai des douleurs, mon mari a un asthme, mon fils Édouard est très pâle et Edmond est très rouge. Mais, voyez-vous, tout cela n'est rien du tout, l'essentiel est de penser à mon Athénaïs qui a la poitrine très faible.
—Oh! très faible...
—Vous l'avez dit vous-même, mon cher docteur, il ne m'en souvient que trop.
—J'ai dit que mademoiselle Athénaïs demandait des ménagements.
—Pas elle, son état.
—Naturellement.
—Parce qu'elle, la pauvre chérie, est bien trop douce pour demander quelque chose, c'est la discrétion même. Eh bien, docteur, nous sommes prêts à faire tous les sacrifices possibles et impossibles. Où faut-il aller pour que cette chère enfant trouve un soulagement à des maux d'autant plus cruels qu'elle feint de les oublier elle-même.
—Dame, il faut voir.
—Parlez, cher docteur, vos prescriptions seront aveuglément suivies, et fallût-il aller au Caire, comme cette tragédienne, mademoiselle Rachel, Athénaïs ira; nous sommes décidés aux plus grands sacrifices.
—Nous n'en sommes pas encore là.
—Je lis dans vos yeux que nous y viendrons.
—Mais pas du tout!
—Vous ne voulez pas briser le cœur d'une mère, vous êtes bon.
—Mon Dieu, vous vous méprenez. Athénaïs, je l'ai vue naître, n'est pas malade le moins du monde; maintenant si, pour votre satisfaction, et comme médecine préventive, vous voulez la mener à Cauterets, je n'y vois pas d'inconvénient.
—Merci, docteur, merci; vous comprenez, vous, ce que c'est que le cœur d'une mère.
Voilà toute la famille en route pour Cauterets, sur ce simple motif qu'Athénaïs a beaucoup toussé pendant l'hiver, notamment le jour du bal de Montroussy.
A Cauterets, Athénaïs ne tousse pas; mais la température changeante ne fait pas bien l'affaire des douleurs de madame Josse, ni de l'asthme de son époux; Édouard y pâlit de plus en plus et Edmond suffoque.
La saison terminée, la famille Josse revient et se répand en imprécations contre Cauterets, et il y a de quoi.
Il est bien entendu que si c'est le père, dont l'autorité domine, la famille va crever d'ennui à Ragatz, si c'est la mère, Néris est l'horrible séjour où ces gens s'ennuieront. En revanche, si c'est Edmond ou Olivier qui sont les Benjamins, on se décide pour la mer.
Oh! alors, pauvre Athénaïs, pauvre madame Josse, pauvre M. Josse, que je vous plains, vous, vos douleurs et votre asthme!
Athénaïs reviendra poussive, sa mère percluse, son père à demi suffoqué, et, pendant tout l'hiver, ces infortunés n'auront qu'une phrase à répondre à ceux qui tâcheront de les plaindre ou de les consoler:
—La mer, voyez-vous, on a beau dire, ça fait plus de mal que de bien.