Paris tel qu'il est
Les Parisiens sont toujours les mêmes.
Quoi! un roi part de l'extrême Orient pour venir tendre la main aux peuples d'Occident, et l'on ne trouve rien de mieux, pour reconnaître cette avance faite à la civilisation européenne, que de défiler l'un après l'autre cet horrible chapelet de vieux calembours qui illustrèrent les chansonnettes de Meyer et de Levassor. Rebuts d'almanachs et d'anas qui n'ont plus de charmes pour les portiers.
«Pour venir en France, le shah aurait dû attendre la mi-août.»
«Le shah ira à l'Opéra-Comique entendre madame Carvalho-Miolant.»
«Si le shah va à l'opéra les rats n'ont qu'à bien se tenir.»
«On prétend que l'Opéra va donner une représentation de gala. Tout au contraire du proverbe, les rats danseront, parce que le shah y sera.»
C'est charmant. Voilà des échantillons qui donnent plutôt une idée du mal de mer que de l'esprit français.
Heureusement, le shah n'entend pas le français. Cela lui évitera la peine d'entendre la plaisanterie.
Au commencement du siècle, un Français, nommé Boredon, natif de Montauban, fut pris de la manie des voyages. Tailleur de son métier et n'ayant pas grand argent, il fit de véritables tours de force pour satisfaire sa passion. Il s'embarqua à Marseille, vécut assez misérablement, et, enfin, arriva en Perse dans un état de détresse inimaginable.
Le shah Feth-Ali, ayant entendu parler de cet homme, le fit venir et lui fit toutes sortes de questions touchant sa patrie.
Mais comme le shah n'entendait pas le français et que Boredon ne savait pas un mot de persan, la conversation ne fut pas aussi intéressante qu'on aurait pu s'y attendre.
Néanmoins, le prince fit donner quelques vêtements au pauvre diable et ordonna qu'on ne le laissât pas mourir de faim.
Au bout d'un an, Boredon parlait persan quatre-vingt-dix fois mieux qu'un professeur de langues orientales.
Ayant remarqué, en habile Gascon qu'il était, que le plus grand bonheur d'un Persan est d'écouter une fable, il se mit sans plus attendre à raconter des fables qui obtinrent un succès tellement prodigieux, que Feth-Ali le fit mander près de lui.
—Français, dit le shah, la renommée de ton savoir est arrivée jusqu'à moi sans m'étonner; lorsqu'il y a un an je te fis donner des habits et des vivres, j'avais deviné en toi un homme d'un grand mérite. Dis-moi donc, je te prie, une de ces fables que tu inventes si bien.
Boredon raconta une fable, qui eut un succès énorme. Il s'agissait d'un corbeau qui tenait à son bec un fromage, et d'un renard qui, désirant beaucoup s'approprier ce mets délicat, flattait tant et si bien l'oiseau, que celui-ci ouvrait un large bec et laissait tomber sa proie.
Le prince fut littéralement enchanté et pria le Gascon de continuer; mais celui-ci était trop avisé pour dépenser tout son bien en un seul jour. Il allégua une foule de bonnes raisons pour ne débiter qu'une fable par mois.
Le mois suivant il dit la Cigale et la Fourmi; enfin, après un an, il n'en était qu'à l'Alouette, ses petits et le maître du champ.
Le shah, ravi, comblait Boredon de biens, et convaincu qu'en France comme en Perse les plus grands hommes d'État sont ceux qui font des fables, il nomma Boredon ministre de je ne sais quoi, peut-être d'autre chose.
La fortune du Gascon devenait sérieuse; un moment d'oubli vint à jamais le brouiller avec son maître.
Un jour, à la chasse, une branche mal apprise fit un accroc à la tunique du shah.
Boredon, avec un empressement qui prouvait plus en faveur de son bon cœur qu'en faveur de sa finesse, prit son étui dans sa poche et se mit à raccommoder la tunique endommagée.
Feth-Ali, stupéfait, le regarda faire.
—Que veut dire cela? demanda-t-il.
Boredon comprit sa faute; il s'excusa en affirmant qu'en son pays les plus grands personnages savaient coudre les habits sans avoir jamais appris.
Vers 1816, une mission composée de savants et de voyageurs français arriva à Téhéran et réclama l'honneur de saluer le prince.
Le shah fit demander si parmi les nouveaux venus il se trouvait un poète capable de lui improviser des fables.
Comme on lui répondit qu'il ne s'en trouvait pas, Feth-Ali se montra désappointé; néanmoins, voulant cacher son mécontentement et donner à la mission française un éclatant témoignage d'estime, il lui envoya tous ses vieux habits, en priant de faire de bonnes reprises qui seraient bien payées.
La mission fit répondre qu'elle ignorait l'art de raccommoder les vieux habits.
—Pas bavards et pas tailleurs! s'écria le prince; ce ne sont pas des Français.
Et, sans plus d'explications, on mit les savants en prison.
Un vizir intelligent ou humain leur rendit la liberté.
Le shah actuel, plus heureux que son aïeul, n'aura pas une déception complète; il peut se faire lire les feuilles et il verra que, si les Français ne sont pas tous tailleurs, ils sont tous bavards, ce qui ne vaut pas mieux.