Paris tel qu'il est
Un pauvre diable de licencié se présente chez un gentilhomme fort riche qui a demandé, par la voie de la publicité, un précepteur pour son fils, âgé de douze ans.
—Mon gaillard est un peu en retard, dit le gentilhomme.
—Nous rattraperons vite le temps perdu, monsieur le comte, surtout si le sujet est intelligent.
—Pourquoi ne serait-il pas intelligent? s'écrie le comte en se redressant.
—C'est ce que je me demandais, fait humblement le précepteur.
—Qu'est-ce que vous allez apprendre à mon drôle?
—Mais, monsieur le comte, cela dépend de vos intentions.
—Je n'en ai pas.
—Vous désirez sans doute que M. votre fils soit bachelier ès lettres?
—Oh! mon Dieu, pas absolument.
—Bachelier ès-sciences?
—Ah! du tout! Je veux que mon fils sache tout simplement ce qui est nécessaire à un homme du monde qui a un beau nom et qui aura un jour trois cent mille francs de rentes.
—Avec trois cent mille francs de rentes, on peut se passer de bien des choses, monsieur le comte.
—C'est assez mon avis.
—Un peu de latin?
—Beaucoup de latin; le Saint-Père aime notre famille.
—Un peu de grec?
—Beaucoup de grec; j'ai un oncle à succession qui est helléniste en diable.
—Des langues vivantes?
—Toutes; la comtesse veut que son fils traverse les légations.
—La littérature me paraît d'une nécessité absolue.
—Dites les littératures.
—Quant aux mathématiques.....
—Cela va sans dire; un homme du monde qui ne sait pas compter est un bien triste sire, monsieur le professeur.
—C'est bien mon avis.
—Il serait possible, d'ailleurs, que mon gaillard ait un jour l'envie de passer par Saint-Cyr, c'est une maladie de famille.
—En ce cas, il faudrait soigner la géométrie et l'algèbre.
—Naturellement.
—On pourrait effleurer la chimie, la physique et l'astronomie?
—Vous oubliez le dessin.
—Je le réservais.
—Vous n'aurez à vous occuper ni de la musique, ni de la danse, ni de l'escrime.
—C'est heureux, car je vous avoue, monsieur le comte, que je suis assez peu entendu dans ces matières.
—A propos, savez-vous la gymnastique?
—Théoriquement.
—Ça ne suffit pas; mais peu importe: je passerai là-dessus parce que vous me convenez beaucoup.
—Monsieur le comte me comble.
—Vous connaissez les conditions?
—Votre intendant m'en a parlé.
—Elles vous conviennent?
—Mon Dieu, oui.
Six mois après cette conversation, le comte se trouve nez à nez devant le précepteur, qui le salue humblement.
—Vous avez à me parler, monsieur?
—Oui, monsieur le comte, une réclamation.
—Seriez-vous mécontent de votre élève?
—Non, monsieur, bien au contraire; le vicomte est un charmant enfant, assez bien doué.
—Oh! tant mieux. Auriez-vous à vous plaindre de quelqu'un, dans la maison?
—Ah non! monsieur le comte, la maison est admirablement tenue et tous les commensaux se ressentent de l'aménité du maître.
—La nourriture, peut-être?
—Excellente.
—Votre chambre, sans doute?
—Fort convenable.
—Alors, quoi?
—Mon traitement, monsieur le comte.
—Ah! vous le trouvez insuffisant?
—Non, je le trouve ridicule.
—Le précepteur de mon père, qui était, paraît-il, un homme de grand mérite, touchait 400 livres; le mien, qui a été plus tard ministre de l'instruction publique, gagnait 600 francs; vous, monsieur, vous avez 1,200 francs, et vous vous plaignez.
—Je ne me plains pas, je réclame.
—Il fallait réclamer en entrant; je n'aime pas à revenir sur ce qui a été convenu. Vous m'eussiez demandé davantage que j'aurais sans doute accédé à votre demande.
—C'est que, monsieur le comte, je ne savais pas...
—Que ne saviez-vous pas?
—J'ignorais que Tony, qui élève votre cheval Mirliflor, gagnât dix fois plus que moi, qui élève votre fils.
—Ce n'est pas du tout la même chose.
—Je vous demande pardon; il n'y a que cette différence, que Mirliflor étant plus intelligent que le vicomte, Tony a bien moins de peine que moi.
Je crois qu'il est inutile de dire que M. le précepteur fut remercié sur-le-champ.
Où alla-t-il, que devint-il pendant dix ans? Ces détails ignorés ne font rien à l'affaire.
Ce qu'il importe de savoir, c'est qu'après une vie fort agitée, mais fort honorable, le destin et les électeurs de la Vienne-et-Loire envoyèrent le précepteur fantaisiste à l'Assemblée nationale.
L'autre jour, le comte, qui représente un département de l'Ouest, lui disait en souriant:
—J'ai remarqué, mon cher collègue, que, depuis quatre ans que nous siégeons à l'Assemblée, je n'ai pas eu le bonheur de vous ranger à mon avis.
—Il y a plus que cela, monsieur le comte, répondit le représentant de Vienne-et-Loire, voilà plus de dix ans que nous avons été en désaccord pour la première fois.
—Faisiez-vous donc partie de l'ancienne Chambre? Il ne m'en souvient plus; je vous en demande pardon.
Et pour faire excuser tout à fait son oubli, le comte ajouta gracieusement:
—Vous avez l'air si jeune!
—Je n'étais pas, Dieu merci, de l'ancienne Chambre; je faisais alors partie de votre maison.
—Vous voulez rire?
—Oui, j'ai eu l'honneur d'être le précepteur du vicomte Paul, votre fils.
—Serait-il vrai? s'écria le comte en riant. Mais, oui, en effet, je vous reconnais. Vous étiez ce précepteur original...
—Rationnel.
—Non, original: je maintiens le mot. C'est bien vous qui êtes parti, parce que...
—Parce que Tony, le jockey, qui soignait votre cheval, gagnait dix fois plus que moi, qui soignais votre fils.
—Oui, oui, parfait! je me rappelle. Eh bien, cher collègue, c'était moi qui avais raison, et vous qui aviez tort. En voulez-vous la preuve?
—Je ne demande pas mieux.
—Eh bien, Mirliflor m'a rapporté près d'un million, et ses produits me rapportent encore, tandis que mon fils a mangé la fortune de sa mère et a fait 500,000 francs de dettes. Que dites-vous de cela?
—Je dis que c'est bien juste. Vous avez mal payé, votre fils a été mal entraîné.