Paris tel qu'il est
Tout dernièrement, Philibert Audebrand invoquait mon souvenir en faveur du pauvre Colline II.
Colline II n'était pas le vrai Colline, mais ce qu'il faut dire c'est comment Charles Lourdes de la Place, fils du pasteur protestant, qui a eu la bonté de laisser faire à son nez et à sa barbe le miracle de Lourdes, était devenu sans préméditation un personnage de la Bohême.
Vous connaissez, à n'en pas douter, les deux Lionnet. Au temps où l'on nommait ces deux artistes, les petits Lionnet, c'est-à-dire vers 1853, l'un deux, Hippolyte, je crois, eut le choléra. L'autre, Anatole, qui aimait tendrement son frère, tomba dans une profonde désolation.
Pendant qu'il pleurait à chaudes larmes, la porte s'ouvrit et Charles de la Place apparut avec sa douce et bonne figure; en apprenant le malheur qui frappait les deux jeunes gens, il ne dit rien sinon qu'il était bien heureux d'être arrivé juste au moment où l'un de ses amis avait besoin de consolation, et l'autre de soins.
La Place était parti de son hôtel du quartier Latin avec un livre sous le bras pour tous bagages: il resta deux ans chez les Lionnet.
La vérité, c'est que son maître d'hôtel lui avait donné congé.
Au milieu de sa douleur, Anatole Lionnet avait fait un vœu qui ne va pas le mettre très bien dans l'esprit des libres penseurs; il avait fait le vœu d'aller à la messe de six heures du matin, à Notre-Dame de Lorette, pendant un mois.
Les gens de théâtre, qui ne s'endorment jamais avant deux heures du matin, comprendront seuls que le vœu était sérieux. Un mieux sensible se manifesta dans l'état du malade et son frère suivit la messe avec une exactitude complète pendant un mois.
Les quinze premiers jours la Place l'accompagne:
—Je suis venu pour te consoler, disait-il, je ne veux pas te quitter.
Pourtant au bout de quinze jours, il canna la messe.
—Oh! tu te fatigues? lui demanda son ami.
—Non, répondit la Place; mais je vais te dire, je crois avoir fait suffisamment mon devoir; prolonger mon dévouement, ce serait vouloir affaiblir le tien, et d'ailleurs... je suis protestant.
Au rétablissement d'Hippolyte, on fut très surpris sur le boulevard de voir trois Lionnet au lieu de deux.
Deux, c'était déjà bien gentil.
On s'enquit du nouveau venu, qu'on baptisa du nom de Colline, parce qu'il portait toujours son inévitable livre.
Les Lionnet sont très aimés dans le monde artiste, parce que nul plus qu'eux n'est empressé à rendre service. Depuis vingt-cinq ans, ces deux braves garçons ont chanté à plus de mille représentations à bénéfices.
Grâce à ses parrains et à la douceur inaltérable de son caractère, jointe à un mérite incontesté, la Place fut adopté à l'unanimité.
Il ne sera peut-être pas sans intérêt de dire pourquoi le nouveau Colline avait émigré du quartier Latin pour arriver au quartier Trévise.
Colline n'était pas riche; il habitait une pauvre chambre de la rue Saint-Jacques, non loin du cloître Saint-Benoît.
Cette chambre était au sixième étage, et bien qu'elle ne fût encombrée que par un petit lit et une apparence de commode, l'homme qui la louait à Colline, moyennant vingt-cinq francs par mois, était aussi exigeant pour le payement de son loyer, que si l'appartement de l'étudiant eût été situé au premier.
Un jour, Colline, étant gêné, ne put adoucir son hôte qu'en souscrivant à son profit un billet de trente-trois francs.
L'heure fatale de l'échéance arriva, Colline n'avait pas les fonds.
M. Malenson, son hôte, n'était pas content.
On en vint aux récriminations, et, de mots en mots, l'hôte infâme s'écria:
—Vous en parlez bien à votre aise, mossieur, mais permettez-moi de vous dire, mossieur, que, lorsqu'on ne fait pas honneur à sa signature, on n'est pas un homme délicat, mossieur!
Colline, qui était le plus honnête garçon du monde, se sentit vivement blessé, et, pour la première et la dernière fois de sa vie, il crut se mettre en colère et il répondit:
—Ah! je ne suis pas délicat, monsieur Malenson, je ne suis pas délicat, moi; c'est sans doute vous, monsieur Malenson, qui êtes le type de la délicatesse. Eh bien, monsieur Malenson, je vous prédis une chose, c'est qu'un jour vous mourrez et sur votre tombe abandonnée il poussera un gazon ridicule!
Et Colline remonta en grommelant:
—Oui, monsieur Malenson, un gazon ridicule!
Colline eut trois mois de tranquillité, il pensa avoir terrassé l'infâme Malenson.
Il y avait du vrai dans cette supposition. Malenson avait parlé à sa femme de l'horrible prédiction de l'étudiant, et le couple était troublé. Cette horrible perspective de dormir pendant l'éternité sous un gazon ridicule l'effrayait au delà de toute expression.
Colline était heureux, son hôte ne bronchait plus. Malheureusement, il vint dans l'idée du jeune médecin que la gymnastique était absolument nécessaire à la santé de l'homme, et il établit un gymnase dans sa chambre.
Ce gymnase peu compliqué se composait d'un simple trapèze.
Quand Colline voulut opérer lui-même, il fut forcé de reconnaître qu'il avait mal pris ses mesures; manquant tout à fait d'espace, il dut ouvrir sa fenêtre.
Tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes, Colline devenait d'une belle force, et il ne désespérait pas d'égaler un jour le fameux Léotard.
Malheureusement un passant ayant levé les yeux aperçut deux pieds qui se balançaient dans l'espace avec une régularité désespérante.
Cinq minutes après, la rue Saint-Jacques tout entière considérait le singulier spectacle qu'offrait cette paire de pieds sortant d'un fenêtre du sixième étage pour se balancer dans l'espace.
La police arriva, et, au lieu de décrocher un pendu, comme elle s'y attendait, elle dérangea le plus inoffensif des hommes dans la plus douce des distractions.
—Pour cette fois, dit le brigadier des sergents de ville, je ne dis rien, mais que ça ne vous arrive plus, sans ça je verbalise.
En se retirant il dit à Malenson:
—Moi, si j'étais que vous, je le flanquerais à la porte, ce particulier-là.
—Impossible, fit Malenson, il me doit de l'argent et il m'a prédit que, si je le tourmentais, il pousserait sur ma tombe un gazon ridicule.
Le brigadier était sceptique, il haussa les épaules.
—Vous n'avez pas honte, dit-il, vous un homme établi, d'avoir des superstitions comme ça; d'ailleurs est-ce que la police n'est pas là?
Malenson rassuré donna congé au pauvre Colline II.
Colline Ier, le vrai Colline, s'appelait et s'appelle encore, Dieu merci, Vallon.
M. Vallon est un écrivain fort estimable, mais il est surtout un philosophe catholique, spécialité assez rare aujourd'hui.
Il est né à Laon, pays de Champfleury, mais je ne saurais dire si ce fut Champfleury qui l'introduisit dans la Bohême ou si ce fut lui qui y guida les pas de l'auteur de la Mascarade parisienne, peut-être y arrivèrent-ils l'un portant l'autre.
Non, cette dernière supposition est invraisemblable parce que, pendant le temps que Vallon passa dans la Bohême, il ne porta que deux choses.
Un parapluie (vert!) et un traité de la philosophie nébuleuse d'Hoëné Wronski.
En quittant cette société secrète de l'espérance, de la joie et des chansons, M. Vallon s'affilia dans une société qui eut aussi son heure de gloire: la réunion politique de la rue de Poitiers.
Plus tard, il devint rédacteur du Journal des villes et campagnes, du Pays, etc.
En 1849, il écrivit une brochure qui fut tirée à plus de cent mille exemplaires, elle était intitulée: les Partageux.
Le moment n'est peut-être pas bien favorable pour rappeler cette publication qui, à coup sûr, nuirait à M. Vallon dans bien des esprits; aussi ai-je la précaution de ne pas donner l'adresse de l'auteur.
Puisse cette attention faire excuser par ce galant homme mes petites indiscrétions.
Voulez-vous me permettre, par le temps de politique qui court, de demeurer encore dans la Bohême? Eh mon Dieu! je sais bien que tout a été dit sur ces aventuriers de la plume et du pinceau, mais dussé-je répéter ce que tout le monde sait, cela serait toujours aussi amusant que les permutations ministérielles, les interpellations, et autres fariboles sérieuses, mais navrantes.
Après Colline venait Marcel. Celui-ci était un peintre assez insignifiant qui attendait l'héritage d'un oncle propriétaire rue d'Enfer.
L'oncle ne voulant pas mourir, il s'entêta pendant des années, et le neveu fut obligé d'accepter une place de professeur de dessin en province. Sic transit gloria mundi.
Mürger s'était peint lui-même dans le personnage de Rodolphe et il faut bien avouer qu'il ne s'est pas fait ressemblant, heureusement pour lui.
Vous savez le proverbe: «On ne se voit pas.»
La physionomie la plus sympathique de la Bohême est sans contredit celle de Schaunard; Schann de son vrai nom.
Ce bohème, d'une insouciance folle et d'une gaieté sans pareille, appartenait à une bonne famille, et plus d'une fois la Bohême dîna des reliefs dérobés par lui dans la cuisine paternelle.
Schann était le grand pourvoyeur.
Quant il échouait dans ses tentatives hasardeuses, il remplaçait le dîner absent par des mots pleins d'esprit et de gaieté.
Schann faisait des mots sans s'en douter, comme M. Jourdain faisait de la prose, ce qui rendait son esprit charmant, comme tous les esprits dépourvus de prétentions.
Schann était peintre ou croyait l'être, ce qui revient au même. Il était également musicien. Je n'ai jamais vu aucun tableau de lui, mais il me souvient d'avoir entendu de charmantes mélodies échappées de son cerveau, entre autres les Amours de Rose et le Mariage dans les blés.
Schann habitait au cloître Saint-Benoît, et il avait fondé des concerts, véritable musique de chambre.
En compagnie du pauvre Barbara, dit Barbemuche, qui jouait le premier violon, de Champfleury qui jouait du violoncelle, il s'était réservé l'alto, instrument difficile et ingrat. Schann s'était mis dans l'idée de résoudre le problème impossible d'exécuter un quatuor à trois.
Chaque soir, les trois artistes exécutaient avec rage, les fenêtres ouvertes, les symphonies les plus étourdissantes; mais, à leur grand déplaisir, aucune foule idolâtre ne s'assemblait sous leur fenêtre.
Ce que Schann eût donné pour entendre les passants applaudir, comme applaudissaient les gondoliers de Venise en écoutant les psaumes de Marcello, est inimaginable; mais le Cloître était désert, toujours désert.
Désert n'est peut-être pas le mot; chaque soir, un homme, un seul, il est vrai qu'il était ivre comme la bourrique à Robespierre, venait danser, au son de la musique bohémienne, devant un arbre de la liberté, que les frères et amis venaient de planter quelques mois auparavant.
La musique dura trois mois; l'ivrogne vint quatre-vingt-dix fois se trémousser devant l'arbre de la liberté, pareil au roi David qui dansait devant l'arche. Ce résultat ridicule dégoûta les virtuoses, qui abandonnèrent la partie.
Schann, qui est un esprit droit, comprit bien vite que le bonheur de faire danser un ivrogne n'est pas le sort le plus beau, le plus digne d'envie, et, sans tambour ni trompette, il revint sous le toit paternel apportant son inaltérable bonne humeur, ce qui ne gâte rien.
Aujourd'hui Schann gagne beaucoup d'argent; il emploie une centaine d'ouvriers, et mettant au service de son commerce son goût et ses réelles qualités d'artiste, il a poussé aux dernières limites de la perfection une de ces intéressantes industries parisiennes qui rendent les autres pays jaloux.
Il y a un an environ, j'étais en quête d'un joujou destiné à égayer un adorable petit être qu'une fluxion de poitrine clouait au lit.
J'entrais chez le marchand de jouets du passage de l'Opéra.
—Je voudrais, dis-je, un joli joujou pour un enfant malade.
—Quel âge a l'enfant? demanda le marchand.
—Cinq ans.
—Je vais vous donner un pompier qui monte tout seul à l'échelle.
—Non, c'est pour une petite fille.
—Ah! très bien; voici un bébé qui nage tout seul dans l'eau; une belle pièce mécanique.
—Non, un enfant malade ne peut toucher l'eau.
—C'est juste, je vais vous offrir une vache.
—Allons donc! une vache, cela n'a rien de bien amusant; si elle avait du lait encore, je ne dis pas.
De cet air empressé mais légèrement narquois des commerçants de Paris, le marchand répondit:
—Monsieur, nous avons cela.
Et il rapporta triomphalement une petite vache de 30 centimètres de haut; non seulement il sortait du lait de ses pis d'ivoire, non seulement elle ruminait en tournant ses gros yeux, mais elle était admirable de forme et d'une merveilleuse beauté.
—Mais, m'écriai-je, c'est une vache de Barye, exécutée d'après Troyon.
—Non, répondit simplement le marchand, elle sort de la fabrique de M. Schann, rue des Vieilles-Haudriettes, à Paris.
J'emportais la petite vache, et tout le long du chemin je me disais:
—Il est des hommes favorisés de Dieu et qui ont d'heureuses destinées, vraiment.
Cet excellent Schaunard est bien de ceux-là. Il a fait rire toute une bande de bons esprits qui crevaient de faim; sa gaieté les a soutenus dans la lutte.
Imprimé tout vif, il a fait et fera bien longtemps encore tordre de rire des générations pour qui le présent et l'avenir ont été et sont encore chargés de nuages.
Et comme si ce n'était pas assez d'avoir jeté la gaieté dans l'esprit des pères, le voilà qui sème la joie dans le cœur des petits enfants.
Et je me suis pris à aimer de tout mon cœur ce bon Schaunard, que je n'ai jamais vu.