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Paris tel qu'il est

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Aimez-vous la vertu? on en a mis partout.

Il pleut des rosières.

Autrefois, Nanterre et Salency avaient seuls conservé le doux privilège de couronner l'innocence; aujourd'hui, tout le monde s'en mêle, et tout le monde fait bien.

Suresnes, Enghien, et même les Batignolles, veulent avoir leur vertu, il n'y a pas de mal à cela.

Qui ne connaît Nanterre, le vieux village de la douce Geneviève qui protège Paris? Ah! l'heureux village! Il possède à lui seul de quoi illustrer vingt bourgs; il a la vertu, il a ses gâteaux, il a sa charcuterie; c'est de son sein que s'exportent à Paris tous les boudins de Nancy, chers aux commis et aux clercs d'huissiers, il a tout, sans en être plus fier.

Qui ne connaît Salency, illustré par Théodore Le Clercq? Qui ne connaît Suresnes, illustré par son vin, ami sûr, mais si perfide?

Tout le monde connaît ces villages bénis du ciel et du petit commerce parisien, mais qui peut se vanter de connaître les Batignolles?

A coup sûr, ce n'est pas moi qui afficherai une semblable prétention; tout ce que je puis vous dire, c'est que j'ai connu autrefois un vieux bonhomme, qui aujourd'hui aurait plus de cent ans, lequel m'a affirmé avoir vu les Batignolles ne possédant qu'une unique rue, la rue des Dames, et il ajoutait en souriant avec la satisfaction inconsciente des vieillards:

—La rue des Dames y était bien, mais c'étaient les dames qui n'y étaient pas.

Le pauvre Félix Pigeory, mon ami et mon patron à la Revue des beaux-arts, était enfant du quartier Clichy; il est mort dernièrement à soixante ans à peine. Vingt fois je lui ai entendu raconter que rien n'était plus facile que de compter les maisons de la rue des Martyrs à la rue du Rocher. Le quartier de la Nouvelle-Athènes, on n'y pensait pas: de Tivoli au boulevard Malesherbes, c'était la plaine ou à peu près.

Si l'on veut bien se rappeler qu'en 1848 les gamins passaient dans un chantier de bois pour aller au collège Bourbon—Bonaparte—Condorcet—Fontanes, on verra que le récit de l'auteur de la Monographie des monuments de Paris n'avait rien d'exagéré.

Donc, aux Batignolles, il y avait la rue des Dames, et peut-être deux ou trois autres; elles étaient peuplées de petits rentiers qui, après avoir travaillé trente ans, venaient, au comble de leurs vœux, manger leurs douze cents francs de rentes dans ce paradis... perdu.

Le vin, la viande, le pain, tout y coûtait moins cher qu'à Paris, l'air y était vif, la rue de Clichy n'est pas longue, si bien que le désert se peupla vite et bien.

Un maire, M. Balagny, notaire estimé, entouré d'un conseil municipal éclairé et d'habitants dévoués, trouva plus naturel de travailler à l'accroissement de sa petite cité que de faire de la politique de province. Le bourg devint bien vite une cité importante, quelque chose d'inférieur à Rouen mais de supérieur à Orléans.

Une seule chose désolait cette ville, c'était son nom. Les Batignolles, c'était commun, on adopta Batignolles-Monceau: c'était bien mieux.

Enfin, la ville de Paris, comme elle l'avait fait sous Philippe-Auguste, sous Charles IX et au siècle dernier, Paris voulut élargir sa ceinture, et les Batignolles devinrent un des plus beaux arrondissements de la capitale.

Mais il ne s'agit pas d'une simple étiquette pour changer un pays; l'habit ne fait pas le moine, et bien fou serait celui qui croirait tromper quelqu'un en mettant du cirage dans un pot à confiture: Batignolles et Paris, ça fait deux.

Les Batignolles ont beau dire: Nous sommes Parisiens, ils n'en pensent pas un mot, et ils font tout ce qu'ils peuvent pour bien démontrer que s'ils ont bien voulu consentir à entrer dans la confédération, ils n'ont entendu sacrifier en rien leurs us et coutumes, aliéner leurs droits et prérogatives.

Voici pourquoi, voici comment l'autre jour, en plein Paris, on couronnait une gentille et honnête jeune fille.

Certes il n'y a pas de mal à ça, bien au contraire; mais il semble pourtant que les lois de la proportion n'ont pas été bien observées.

Que Nanterre, Suresnes, Salency ou Enghien, qui sont des villages ou à peu près, se contentent d'une rosière, c'est très bien; qu'on se trouve heureux dans un petit pays de trouver une fille vertueuse et de la couronner, tout est pour le mieux.

Mais qu'on se contente à aussi bon marché dans une ville de quatre-vingt mille âmes, c'est une modestie trop exagérée ou une pénurie inutile à constater.

Il serait naturel de procéder pour la vertu comme pour la députation, bien que ces deux choses n'aient pas entre elles beaucoup de relations.

Dans les départements populeux, comme la Seine ou le Nord, on nomme un bien plus grand nombre de représentants que dans l'Ardèche ou la Creuse.

La cérémonie a été fort brillante. Ce qu'il y avait là de jeunes et jolis visages est impossible à dire.

Voyez-vous un étranger arrivant à la porte du temple au moment où mille jeunes filles descendent l'escalier, voyez-vous, dis-je, cet étranger voulant se renseigner?

—Mesdemoiselles, demande-t-il, voulez-vous être assez aimables pour me dire pourquoi l'on vient de couronner une de vos compagnes? Qu'a-t-elle fait pour mériter une si grande récompense donnée publiquement dans la maison de Dieu?

—Monsieur, elle a été vertueuse.

Cet étranger s'en ira en pensant:

—Quel singulier pays où il n'y a qu'une seule fille vertueuse, où il n'y a pas de demoiselles jalouses, deux hypothèses bien inadmissibles. Ou bien serait-ce que la couronnée est plus vertueuse que les autres? Mais on ne peut pas être vertueux plus ou moins; on l'est ou l'on ne l'est pas, la vertu est une et indivisible, comme la République française.


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