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Paris tel qu'il est

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Autrefois, les comédiens en disponibilité s'assemblaient dans un café d'assez piètre apparence, situé dans la rue des Vieilles-Étuves-Saint-Honoré; on appelait cela la Bourse des comédiens, deux mots bien étonnés de se trouver ensemble.

Plus tard, ils déménagèrent, et choisirent le jardin du Palais-Royal pour lieu des rendez-vous. Ils avaient le soleil du jardin, et pour les jours de pluie les arcades protectrices, et tout cela sans avoir besoin de consommer, comme au café des Vieilles-Étuves.

Puis vint le courant qui chassa tout vers le boulevard, et les comédiens se laissèrent entraîner.

De la porte Montmartre à la rue Vivienne, il y a chaque jour quinze cents artistes nomades qui se promènent.

Autrefois, le comédien de la rue des Vieilles-Étuves était un vagabond à l'œil vif et intelligent, au geste facile, à la parole nette; il y avait en lui du fou et de l'inspiré.

Ses vêtements, usés jusqu'à la corde, tenaient à peine, malgré des tours de force légendaires. Ses longs cheveux rasés aux tempes, son extrême maigreur, sa pâleur fiévreuse, formaient un ensemble bizarre, mais parfois intéressant.

Et quand l'infortuné racontait les grands succès qu'il avait obtenus tour à tour dans Britannicus et dans l'Omelette fantastique, dans Buridan de la Tour de Nesle et dans Balochard, il y avait tant de conviction dans ses paroles, tant de confiance dans son récit, tant de certitude de sa gloire, qu'on se sentait presque attendri devant une aussi formidable erreur.

Aujourd'hui, le comédien a bien changé, il est gras dès sa jeunesse. Sans mauvais goût, il serait habillé comme tout le monde. Il porte une cravate de couleur voyante, une chaîne d'or qui n'est pas en or, une canne à pomme d'argent, qui n'est pas en argent. Son allure est tranquille, il parle sans animation; il ne joue pas tous les rôles; il a son genre, il «fait les rondeurs» quand il est vieux, les Dupuis quand il est jeune; «il a eu à Carcassonne des succès ébouriffants».

La première chose que fait le comédien en arrivant à Paris, c'est de laisser pousser ses moustaches dont il a été privé pendant neuf mois.

Un comédien qui a des moustaches est à louer, comme un cheval qui a un bouchon de paille à la queue est à vendre.

Il y a à Paris cinq ou six agences dramatiques; ces agences, c'est quelque chose qui flotte entre la traite et le bureau de placement.

Les bons comédiens de province sont connus des directeurs de ces établissements, et sont toujours placés d'avance; les mauvais finissent toujours par se placer, mais c'est plus long.

Une ou deux agences, qui s'occupent spécialement des artistes lyriques français et italiens, sont devenues des maisons fort estimables, rendant de grands services aux acteurs et aux directeurs; là tout se fait honnêtement et intelligemment.

Dans les autres il n'en est pas tout à fait de même.

On engage toujours et quand même.

Voici la combinaison.

Un artiste engagé doit à l'agent 5 p. 100 sur la totalité de son engagement.

En supposant les appointements à 500 francs par mois c'est 25 francs que l'agent touche tous les mois.

Aussitôt l'engagement signé l'artiste touche un mois d'avance par l'entremise de l'agent qui retient sa commission.

L'artiste part, débute, est sifflé, il revient chez le même agent qui l'engage pour une autre ville toujours moyennant la même commission.

Il y a des farceurs qui se font ainsi 6,000 francs de rentes en se faisant siffler partout. Quand ils ont fini en France ils vont se faire siffler à l'étranger, c'est plus difficile, mais ils y mettent tant de bonne volonté!

Le côté des dames n'est pas beaucoup plus favorisé, mais les femmes ont une manière à elles de porter la pauvreté qui enlève à ce vice une grande partie de l'horreur qu'il inspire aux mauvais cœurs.

L'ancienne comédienne aux airs évaporés, la bonne fille qui allait jadis demander à Toulouse ou à Bordeaux les bravos que Paris lui refusait, n'existe plus.

Le théâtre en province est alimenté régulièrement.

Les étoiles vieillies au boulevard n'ont que deux partis à prendre, devenir duègnes à Paris ou aller en province jouir d'un printemps éternel. Il est rare qu'elles ne prennent pas ce dernier parti.

Quelques jeunes filles du Conservatoire ou d'ailleurs vont faire assez volontiers une saison dans une grande ville, afin de s'habituer à la scène, et d'acquérir le pied marin.

Elles reviennent sans avoir acquis autre chose que les mauvaises habitudes passées à l'état de tradition.

Pour le reste il est à peu près inutile d'en parler. Ce reste se compose de choristes ou de coryphées des théâtres de la capitale, braves filles dévorées du désir de devenir aussi des étoiles.

Elles ont chanté deux cents fois les chœurs de la Grande-Duchesse ou de la Timbale d'argent et elles arrivent à imiter madame Schneider ou Judic avec une perfection bien capable d'illusionner Castelnaudary ou Lons-le-saunier.

Où leur embarras commence, c'est lorsqu'il faut créer un nouveau rôle, Castelnaudary ne rit plus.

Pourtant on a vu quelques-unes de ces échappées de la troupe de fer-blanc gagner quelque talent et devenir passables.

Après elles, il n'y a plus que des pauvres filles qui sont là comme elles seraient ailleurs, parce que c'est leur destinée.

Pendant que toutes les autres rêvent de revenir à Paris sur un vrai théâtre, pour un vrai rôle, celles-ci rêvent le théâtre d'Alger, parce qu'en Afrique les officiers sont nombreux et forment un très bon public.


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