Quand la terre trembla
III
RÉCLUSION
Les jours passèrent.
Lydia s’était enfermée chez elle, et Nicolas Savinski n’arrivait pas à la voir. Il lui avait téléphoné pour s’informer de sa santé. Elle lui avait répondu une fois elle-même. Elle était très bien, mais fatiguée et, pour l’instant, avait besoin de solitude. Lorsqu’elle serait rétablie, elle l’en avertirait. Elle avait terminé sur un ton un peu différent.
— Ne m’en voulez pas, avait-elle dit. Je vous reverrai bientôt. En attendant, pour l’amour de moi, soyez prudent. Que Dieu soit avec vous !
Savinski, tout préoccupé qu’il était du sort malheureux de sa petite amie, avait renoué des relations avec le prince Serge Volynski. Maintenant, il était souvent à l’hôtel du quai du Palais et s’était lié d’amitié avec le pathétique vieillard. Mais jamais il ne rencontra Lydia, ni chez son père, ni dans l’escalier, ni dans le vestibule. Le prince Serge était cloué dans un fauteuil et ne sortait de sa chambre que pour les repas. Deux domestiques le portaient alors jusqu’à la salle à manger et, pendant le trajet, leur maître les accablait de recommandations et d’injures, car le moindre mouvement réveillait les douleurs de son fémur malade. Il avait son médecin chaque jour et un masseur s’efforçait, la matinée durant, d’entretenir la vie dans ses jambes qui s’engourdissaient. Il avait maigri encore et ses yeux, plus profondément enfoncés, brillaient toujours d’un feu vif au fond des arcades sourcilières. Il passait par des alternatives de confiance extrême et de découragement total. Un jour, Savinski le trouvait faisant mille plans de voyage. Il partait pour la Finlande et l’Europe ; il passerait l’hiver en Égypte.
— Je suis solide encore, disait-il, il me faut du soleil, mon cher, du soleil tout simplement, le soleil d’Assouan, et le sable chaud du désert, vous savez, ce sable dont on sent qu’il est tiède jusqu’à trois pieds de profondeur. Mais comment voulez-vous guérir dans cette ville sombre ?
Et il montrait par la fenêtre les brouillards bas qui flottaient sur les eaux grises de la Néva, le ciel triste de novembre, les gouttelettes accrochées aux fenêtres, les parapets et les pavés luisants, l’humidité visible de l’atmosphère.
— Mes docteurs sont des ânes, continuait-il. Je n’ai aucune fracture du fémur, — à peine quelques tendons froissés. La vérité est que je suis perclus de douleurs parce que j’ai fait la folie d’habiter cette ville fantastique créée par un fou. Mais je vais partir, et, à ce sujet, mon cher Nicolas Vladimirovitch, il faut que vous me donniez des conseils au sujet d’argent à faire passer à l’étranger.
Il entrait alors dans mille détails sur les arrangements financiers de son voyage. Savinski l’écoutait avec patience. Il put s’arranger pour lui sortir de la banque, avec mille difficultés, une somme assez considérable et pour envoyer en Suède, par une valise diplomatique, une partie des bijoux de la princesse Hélène.
A d’autres fois, il trouvait le prince dans un comble de misère. Comme il essayait un jour de le réconforter, le prince lui dit, en se soulevant dans son fauteuil :
— Mon cher, je suis fini, je ne sortirai plus d’ici vivant. Mon seul regret est de n’être pas mort, il y a six mois, sous l’empereur. La vue des horreurs de la révolution m’aurait été épargnée… Est-ce une vie que d’assister à la ruine de la Russie ? Il y a des ruines grandioses devant lesquelles on se signe. Mais nous finissons dans la pourriture, mon cher. Elle s’étale à plein. Cela pue… Nous étions pourris depuis longtemps ; cela ne se voyait pas, car la surface était brillante et cachait les plaies profondes. Savez-vous ce qu’était la Russie sur laquelle nos grands hommes ont dit tant de bêtises sonores ? Un pot rempli de m… La révolution a brisé le pot.
Il brandissait le long tisonnier en l’air, puis sa main débile le laissa retomber.
— Ne croyez pas que j’aie peur pour ma carcasse. Qu’est-ce que les bolchéviques peuvent me faire ? Je suis à moitié mort. Ils ne m’obligeront pas à balayer la neige dans les rues. Ils me laisseront crever dans mon coin, comme un chien… Je suis le seul homme de Pétrograd qui leur échappe… Vous, qui êtes jeune et solide, prenez garde à vous. Filez. Vous avez quelque chose à défendre. Quant à moi, je suis résolu à ne pas bouger.
Mais, quelques jours plus tard, Savinski revoyait le prince penché sur des cartes ou feuilletant des livres de voyage. Il essayait de faire dévier la conversation sur Lydia Serguêvna et demandait de ses nouvelles. C’était un sujet qui paraissait ne pas plaire au prince. Il répondait brièvement :
— Ma fille va bien, elle va très bien.
Puis il s’empressait de passer à autre chose. Savinski, qui, au fond de lui-même, se rongeait d’inquiétude, y revenait par des détours. Une fois, enfin, le prince se décida à parler. Il était dans une crise d’humeur noire.
— Lydia, dit-il, hum !… C’est mon seul souci, Nicolas Vladimirovitch. Qu’est-ce qu’elle va devenir ici, cette enfant ?… J’y pense constamment. Cela m’agite. Il faudrait qu’elle s’en allât. J’avais arrangé son départ avec les Saltykof, la semaine dernière. (Savinski ne put retenir un mouvement en apprenant cette nouvelle.) Tout était prêt ; elle était sur le passeport de Mme Saltykof… Mais, au dernier moment, elle a refusé de partir. Elle prétend qu’elle ne quittera la ville qu’avec moi. C’est une folie… Je me suis fâché ; nous nous sommes disputés très âprement ; j’étais en colère, elle aussi, puis tout à coup j’ai pleuré de joie en la prenant dans mes bras. Elle a un cœur grand et pur, ma fille…
Des larmes emplissaient les yeux du vieillard.
— Je vous dirai une chose, Nicolas Vladimirovitch. Ne croyez pas que ce soit par pitié que Lydia reste avec moi, parce que je suis malade et près de ma fin… C’est quelque chose de bien plus profond que cela. C’est parce qu’elle m’aime, tout simplement. Je serais valide comme vous, elle ne me quitterait pas davantage… Elle paraît à tous une enfant rieuse et légère. Oui, c’est une enfant rieuse et légère, mais ce n’est qu’une partie d’elle, celle que chacun voit. Moi seul, je sais combien elle peut aimer. Vous comprenez, ce n’est pas dans des mots que cela se dit… Ce sont des choses que l’on sent tout à coup au fond de soi, à propos de rien, d’un regard qui vous pénètre, d’un geste presque insignifiant. Et cela vous remplit l’âme d’une lumière magnifique… Pour le moment, nous ne nous parlons presque pas. Depuis la mort de son cousin, elle traverse une crise, la pauvre petite. Elle vient deux ou trois fois par jour chez moi. Jamais nous n’avons dit un mot de Paul. Elle est très fière ; elle ne veut pas qu’on la plaigne. Et puis, je ne sais pas ce qu’il y avait entre elle et son cousin au moment où il a été tué… Les cœurs de femmes nous sont impénétrables, et Lydia est une femme déjà… Elle n’est pas sortie ; elle n’a vu personne. Il y a là un mystère, mon ami… Je ne sais pas…
Il s’arrêta un instant, rêva, puis, regardant Savinski :
— Elle vous aime beaucoup, Nicolas Vladimirovitch. Peut-être vous en dira-t-elle plus long. Peut-être ne vous dira-t-elle rien du tout… Elle me fait l’effet de quelqu’un qui lutte avec soi-même. Le jour viendra où la bataille sera terminée. Alors, nous verrons plus clair… Mais comment vivra-t-elle dans cette ville maudite ? Si je ne suis plus là, je vous demande de veiller sur elle. Ma femme, qui est excellente, n’a pas deux idées claires dans la tête. Elle ne saura que décider, hésitera entre mille projets et finalement ne fera rien. Si vous êtes ici encore, je vous la confie. Vous l’emmènerez avec votre femme et vos enfants à l’étranger.
Il commençait à s’émouvoir et sa voix tremblait. Il fit un effort pour se reprendre.
— Nous en reparlerons, dit-il, nous en reparlerons… Voulez-vous être assez bon pour jeter une bûche dans le feu ? Je crève de froid.
Un quart d’heure plus tard, son humeur avait changé. Il avait bu un petit verre d’une bouteille de cognac qu’il avait fait apporter pour Savinski. Les bûches, rudement tisonnées, éclairaient la pièce de leurs flammes vives. Et, comme Savinski prenait congé, le prince lui dit :
— Vous connaissez, je crois, le chargé d’affaires d’Espagne. Il faudra me l’amener un jour… Oui, j’aurai à causer avec lui de certains plans que je forme… J’ai voyagé en Espagne autrefois, avant mon mariage. Il y a en Andalousie des femmes admirables… Ah ! ma jeunesse, et les rues étroites de Séville, et l’odeur qui monte du pavé brûlant quand on l’arrose !… Vous ne savez pas combien souvent j’y pense… Amenez-moi l’Espagnol, n’est-ce pas ?
Les quelques mots du prince avaient excité la curiosité passionnée de Savinski. Quel drame intérieur y avait-il eu entre ces deux êtres charmants avant la fin tragique du jeune homme ? Dans l’obscurité où il était, il se déclarait incapable de résoudre cette énigme. Et pourtant il essaya d’en percer les ténèbres. Le seul résultat fut que l’image de Lydia, à ce moment où il ne la voyait pas, remplissait de plus en plus ses pensées. A un moment de retour sur lui-même, il s’en étonna :
« Quoi ! se dit-il, je suis là au milieu du chaos le plus extraordinaire, dans le bouillonnement d’une révolution qui veut faire table rase du monde ancien. Je cours des risques quotidiens ; je puis être emprisonné comme tant d’autres ou recevoir une balle au coin d’une rue. Les banques vont être saisies par le gouvernement soviétique un beau matin. Je suis séparé de ma femme et de mes enfants ; nous sommes environnés de dangers visibles ; chaque jour, un des nôtres est arrêté ; j’ai mille soucis d’affaires et mille préoccupations personnelles. Il semblerait que je dusse être tout entier absorbé dans des pensées sombres et utilitaires. Et voilà que je perds plus de la moitié de mon temps à m’occuper d’une jeune fille qui pourrait être ma fille et à chercher à comprendre l’état de son cœur… Je perds mon temps ?… Quelle erreur ! Je gagne du temps. C’est un sort providentiel qui a mis Lydia Serguêvna devant moi à ce moment terrible. Je pense à elle, je vois son frais visage devant moi, ses beaux cheveux blonds qui ondulent comme des vagues, ses yeux purs, sa bouche enfantine… Délicieuses images qui me reposent, m’entraînent dans un monde idéal loin des horreurs présentes… Sans elle, je ne serais occupé qu’à peser les conjectures de l’heure politique : je m’alarmerais comme mes amis du club ; je nourrirais de noires humeurs ; mes nerfs ne résisteraient pas à la tension et, comme les autres, je deviendrais neurasthénique. Lydia, même absente, me sauve. »
Aussi Savinski, bien loin de chasser de son esprit le souvenir de la jeune fille, lui faisait-il une place toujours plus grande. C’était un homme d’action ; mais c’était aussi un rêveur. Et peut-être est-ce toujours le poète qui anime l’homme d’action. C’était, du reste, une des théories de Savinski, et il disait volontiers : « Un grand homme d’affaires est toujours un poète. Sans imagination à large envergure, vous restez collé au sol. On ne s’envole que sur des ailes. Napoléon, le plus grand génie pratique de son temps, en était le plus grand rêveur. Et qui sait s’il ne doit pas sa prodigieuse fortune à ce qu’il y avait de chimérique en lui ? Aujourd’hui même, ne voyons-nous pas le parti des chimères l’emporter ? Pour un Séméonof, qui n’a que l’esprit politique, il y a cent songe-creux qui vivent d’éblouissantes visions dans les nuées. » Revenant à Lydia, il se demandait sans cesse si elle avait aimé son cousin. Il ne le croyait pas. Mais alors, pourquoi cette longue retraite ? Il y avait quelque chose d’obscur dans cette tragique histoire. Le temps, sans doute, le lui éclaircirait. Mais il lui tardait de revoir sa petite amie et de tâcher de lire au fond de ses yeux le secret que le prince son père y avait entrevu sans pouvoir le deviner.
Il passa un jour de fin novembre chez Nathalie Choupof-Karamine. Le désordre s’était soudainement développé dans la ville et, au sentiment de sécurité extérieure que l’on avait eu au début du règne des bolchéviques, avait succédé la panique. Un arrêté du commandant militaire de la ville enjoignait aux habitants de fermer les portes principales des maisons dès six heures du soir. A la porte cochère, dont le portillon seul restait ouvert, les locataires et les portiers devaient monter la garde à deux jusqu’au matin. Un gong, placé dans la cour, avertissait les habitants en cas de danger. La consigne était de descendre armé pour repousser l’agresseur. Ainsi, chaque maison paisible de Pétrograd était transformée, la nuit venue, en un château fort prêt à subir un assaut. La publication de cet édit répandit la terreur, car elle prouvait que les bolchéviques se sentaient incapables d’assurer l’ordre public et qu’une fois le soleil caché, la ville appartenait aux soldats en maraude, aux redoutables marins de Cronstadt et aux bandits sans uniforme. Et, en effet, les agressions nocturnes se multipliaient. Les gens audacieux ou insouciants qui se risquaient hors de chez eux après le dîner entendaient des coups de fusil, éloignés ou voisins, qui éclataient dans le silence. Ou bien c’étaient les cris affreux d’un passant attaqué. On s’attendait au coin des grandes places désertes pour les traverser à cinq ou six. Faire un long trajet à pied le soir dans les sombres rues de Pétrograd était fort hasardeux.
C’est à ce moment-là que Savinski sentit l’inconvénient d’habiter de l’autre côté de l’eau et d’avoir à traverser l’immense pont Troïtski à pied ou en traîneau pour regagner son logis. Son automobile lui avait été prise ; il faisait faire des démarches à Smolny pour la ravoir, mais jusqu’à présent sans succès. Son appartement de Kamenno Ostrovski Prospect était à une demi-heure du centre de la ville, et il ne se résignait pas à passer chez lui des soirées solitaires. Aussi se résolut-il à le quitter et à prendre un logement meublé laissé vacant par le départ subit d’un ami qui avait réussi à fuir à l’étranger. Ce nouvel appartement, plus petit, était amplement suffisant pour lui. Il était situé à deux pas des Choupof-Karamine et des Volynski, au numéro 4 de l’Aptiékarski Péréoulok, qui relie la Millionnaia à la Moïka. C’était un rez-de-chaussée, assez élégamment meublé, dans lequel on entrait directement du passage qui menait à la cour. Savinski n’en occupa que deux pièces qui donnaient sur le Péréoulok et la salle à manger qui avait vue sur la grande cour commune à la maison de la rue et à un vaste immeuble en façade sur le Champ-de-Mars. Cette double entrée parut à Savinski avoir son utilité dans les temps troublés où l’on vivait.
Il annonça à Nathalie Choupof-Karamine qu’il devenait son voisin. Elle s’en félicita. On ne voyait plus que les gens qui habitaient à cinq cents pas de chez soi. Il fallait se grouper, former une petite société très unie pour les jours dangereux que l’on traversait. Peut-être ainsi pourrait-on se réunir pour passer la soirée ensemble. Rester isolé paraissait à Nathalie la plus terrible des calamités déchaînées par la révolution bolchévique.
— Vous avez raison, répondit Savinski, comme nos jours en Russie sont comptés, il s’agit de les vivre bien. J’ai ouvert un crédit illimité à mon cuisinier. J’ai du bois pour me chauffer et j’en achète encore pour plusieurs milliers de roubles. Enfin, je vais faire déménager petit à petit quelques paniers de champagne qui me restent, des vins du Rhin que je gardais pour le mariage de ma fille et du Château-Latour comme il n’y en a plus à Pétrograd. Je donnerai des dîners à six heures du soir et vous n’aurez qu’un bond à faire pour rentrer chez vous. Au besoin, nous soudoierons quelques soldats du Préobrajenski pour nous garder. Car vous savez, ajouta-t-il, à moitié sérieusement et avec un air mystérieux, le Préobrajenski qui est là, à deux pas de vous dans la rue, est l’espoir de la contre-révolution. Ces gaillards ont refusé de prendre part au coup d’État du 7 novembre. Ils empêchent Smolny de dormir. Ils restent chez eux dignement et regardent avec mépris leurs voisins les soldats du régiment Paul qui, eux, sont les suppôts des bolchéviques… Heureusement pour moi, le nombre des Pavlovtzi diminue chaque jour. Il n’y a déjà plus personne dans la petite caserne de la place des Écuries. J’en vois chaque jour qui filent pour la gare, pliés sous le poids des objets qui gonflent leur sac. Ils ont de l’argent, car souvent ils frètent un izvostchik. Pour peu que cela continue, il n’en restera plus. Bon débarras !
Une longue conversation s’engagea sur la situation. Nathalie était optimiste. Les bolchéviques s’useraient vite. Ils étaient trop faibles pour appliquer leur programme. Les ambassades avec lesquelles elle restait en contact étroit étaient pleines de confiance. En fait, il n’y avait pas de terreur, et seuls quelques douzaines d’anciens hauts fonctionnaires tenaient compagnie dans leur prison aux ministres cadets du gouvernement provisoire. On pouvait donc s’arranger pour vivre les quelques semaines du règne de Lénine et de Trotski. Du reste, les Allemands ne laisseraient pas les bolchéviques se fortifier au pouvoir. Dans l’état de déliquescence où étaient tombés et l’armée et le gouvernement, ils arriveraient à Pétrograd et à Moscou sans tirer un coup de feu. En attendant, jouant sur les deux tableaux, elle avait offert l’hospitalité à un attaché libre à l’ambassade anglaise, lord Douglas, dont la présence dans leur appartement était une garantie contre les perquisitions nocturnes et les vexations diurnes des tyrans maximalistes.
Savinski retint un sourire. Lord Douglas était un jeune homme d’une extrême et classique beauté qui avait eu un succès prodigieux à Pétrograd depuis un an qu’il y était arrivé et qui passait pour être l’amant de la séduisante Nathalie. « Voilà un coup de partie heureusement joué, pensa-t-il. Si celle-là ne se tire pas toujours d’affaire… »
Il avait plus d’une raison de penser ainsi, car il avait appris de source sûre que Nathalie Choupof-Karamine avait repris contact avec Séméonof. Elle le voyait secrètement, Séméonof ne jugeant pas politique de se montrer dans le salon Choupof. Que tramait-elle avec l’ancien officier de la Garde qui était maintenant attaché à Trotski lui-même aux Affaires étrangères ? Le fait est qu’Ivan Choupof-Karamine, pourtant si compromis par sa collaboration avec Protopopof, ne manifestait aucune inquiétude et se montrait même d’humeur fort joyeuse.
Comme Savinski prenait congé de la maîtresse de la maison, elle l’invita à dîner pour le surlendemain.
— J’aurai quelques personnes le soir, dit-elle, de proches voisins. Ma petite amie Lydia m’a promis de venir. L’avez-vous revue ? C’est sa première sortie depuis la mort de son cousin.
Au jour fixé, il se rendit chez Nathalie Choupof-Karamine avec un plaisir qu’il n’avait jamais éprouvé à l’idée de dîner dans cette maison. Le repas était à sept heures, de façon à permettre aux invités de rentrer tôt chez eux. Il y avait une douzaine de personnes, toutes, du reste, habitant le voisinage immédiat. Lydia était là lorsqu’il arriva. Il la regarda avec anxiété et fut surpris de la trouver gaie, éclatante de beauté et de jeunesse. Il crut voir dans ses yeux le reflet des jours cruels qu’elle avait vécu ; leur azur lui parut plus profond. « Mais peut-être, se dit-il, est-ce moi qui lui prête des émotions qu’elle n’a pas ressenties ? » Elle portait pour la première fois un rang de perles et une robe noire assez largement décolletée. Elle était assise dans le cercle et il ne put causer seul avec elle. A table, elle se trouva à côté de l’admirable lord Douglas, qui avait la droite de la maîtresse de la maison, tandis que lui, Savinski, était à gauche de Nathalie. Il remarqua que lord Douglas prêtait beaucoup plus d’attention à sa jeune voisine qu’à Mme Choupof-Karamine. Lydia acceptait avec plaisir les compliments de l’Antinoüs britannique. Après le dîner, Ivan Choupof rejoignit les deux jeunes gens. Vers les dix heures seulement, alors qu’on se retirait, Lydia quitta brusquement ses interlocuteurs et vint à Savinski.
— Êtes-vous très occupé ces jours-ci, Nicolas Vladimirovitch ? demanda-t-elle. Vous ne savez pas combien j’ai envie de vous voir.
Nicolas la regarda avec un demi-sourire. Il hésita un instant avant de répondre, puis gaiement il dit :
— Je fais, comme tout le monde, mille choses pressantes et inutiles. Mais je vous les sacrifierais volontiers. Il y a longtemps que j’ai été privé de ma petite amie.
— Peut-être voudriez-vous sortir avec moi demain après-midi ? fit-elle. J’ai envie de marcher un peu. Si cela ne vous dérange pas, vous me prendrez après déjeuner et je vous rendrai votre liberté vers quatre heures.
Savinski pensa à l’instant même qu’il avait un rendez-vous important avec un directeur de banque à deux heures. C’était un vieux monsieur fort ennuyeux et disert. En un clin d’œil, il renonça à cet entretien et accepta l’offre de Lydia Serguêvna. Elle le quitta aussitôt pour rentrer chez elle par la cour qui était commune à l’hôtel Volynski et à la maison des Choupof-Karamine. Toujours empressé, lord Douglas accompagna la jeune fille à travers la vaste cour où quelques dvorniks montaient la garde dans la nuit froide de novembre.
Comme Savinski regagnait son logis, distant à peine de deux cents pas, et qu’il entrait dans la rue déserte et sombre où il habitait, un coup de feu grêle déchira le silence de la nuit ; une balle siffla dans l’air non loin de lui et alla s’écraser avec un bruit étouffé sur un mur distant. Il eut un sursaut. Puis il haussa les épaules.
« Il faut s’habituer à cela aussi », pensa-t-il.
Chez lui, il resta à fumer quelques cigarettes dans son cabinet de travail où la température était douce. Maintenant, on n’entendait plus un bruit. Il semblait qu’il habitât, seul vivant, une ville morte. Sur la table, le portrait de sa femme et de ses enfants le regardait. Ils étaient dans la paix de leur villa finlandaise toute voisine. « J’irai les voir la semaine prochaine, pensa-t-il. Et il faudra s’occuper d’avoir des visas pour l’Angleterre. Quelle chance que Sonia ait ce petit bébé près d’elle ! Voilà qui l’empêche de s’énerver en pensant à moi. » Vers minuit, comme il se décidait à se coucher, la sonnerie du téléphone retentit. Il prit le récepteur et fut surpris d’entendre une voix sèche et martelée qui disait à l’autre bout du fil :
« Ici, Séméonof, de l’Institut Smolny. C’est vous, Nicolas Vladimirovitch ? »
Une longue conversation s’engagea. Séméonof parlait sur le ton qui lui était naturel, comme s’il avait vu son interlocuteur la veille, comme si rien n’était survenu depuis qu’ils s’étaient quittés. De politique, pas un mot. Un courant d’ironie sous-jacent était sensible dans les phrases banales qu’il prononçait. Il finit par dire à Savinski qu’il avait à causer avec lui, qu’une entrevue leur serait utile à tous deux et que peut-être Savinski voudrait bien lui réserver un peu de son temps, vers sept heures, le lendemain. Il lui ferait porter un billet dans la journée, fixant l’endroit du rendez-vous. Malgré l’air détaché avec lequel cette invitation était faite, elle avait quelque chose d’assez pressant. Savinski, qui avait eu le temps de réfléchir pendant que la conversation se déroulait, l’accepta comme la chose la plus naturelle du monde.
« Que peut-il avoir à me proposer ? se dit-il. Me voilà en coquetterie avec le gouvernement bolchévique comme un vulgaire Choupof. Mais, au fond, qu’est-ce que je risque ? Je prends une contre-assurance, et voilà tout. »
Et il pensa que Sonia serait enchantée de savoir que, pendant les jours qu’il lui restait à vivre à Pétrograd, il était couvert par la protection occulte des Soviets. Et, derrière cette pensée, il y avait aussi l’idée qu’il pourrait prolonger un peu, sans trop de danger, son séjour dans cette ville fantastique. Cela, il ne savait exactement pour quelle raison, lui souriait.