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Quand la terre trembla

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XIII
IN SUCH A NIGHT AS THIS

The merchant of Venice

Savinski rentra chez lui avant six heures. Il était fatigué et triste. Il se fit servir du thé, s’étendit sur un divan et se laissa aller quelques instants, sans réagir, au cours de ses pensées. Elles l’entraînèrent dans un monde à l’atmosphère lourde, où la moindre chose se faisait avec une difficulté extrême, où l’on était comme écrasé sous une impression de peur d’on ne savait quoi, qui était mille fois plus difficile à supporter que la vue d’un danger réel, si grand fût-il. On avait le sentiment d’aller à une catastrophe, par des chemins bordés de haies hautes et épineuses qui empêchaient de voir ni devant soi, ni à côté de soi et qui se fermaient derrière vous à mesure que vous avanciez. Une force irrésistible, encore que sans brutalité, vous poussait à faire chaque jour un pas de plus dans cette voie au bout de laquelle un abîme s’ouvrirait devant vous. L’idée de la fatalité obscure qui pesait sur lui comme sur toute la Russie accablait aujourd’hui Savinski. Il avait ainsi des moments où il ne pouvait se reprendre, où il était la proie sans défense des démons de la nuit. Il traversait une de ces crises. Une visite qu’il avait eue de Séméonof avait contribué à le mettre en ce fâcheux état. Celui-ci était venu le voir au sujet de ses entretiens avec le vieux Lamshof, mais ne s’était-il pas arrangé, au cours de la conversation et en parlant de l’armée réactionnaire du Don, pour introduire d’une façon inattendue le nom de Spasski et pour dire textuellement : « Nous savons qu’il a des correspondants à Pétrograd » ? Il avait, du reste, passé aussitôt. Mais le coup avait porté et, comme une pierre jetée dans un étang y forme des cercles de plus en plus grands, l’ébranlement qu’il avait causé en Savinski s’était peu à peu étendu et avait touché à des régions qui jusqu’alors n’avaient pas été agitées. D’un jour à l’autre il pouvait être arrêté comme complice de Spasski dans son œuvre contre-révolutionnaire. Il était à la merci ou d’un hasard, ou d’une trahison. Un membre du parti pouvait avoir un instant les nerfs trop faibles et, sous l’empire de la peur, aller se vendre aux bolchéviques. On ne plaisantait pas avec les maîtres de Smolny. Combien d’exécutions sommaires n’avaient-elles pas été faites ? Les ravelins de Pierre-et-Paul, les fossés de Cronstadt, la cour même de la préfecture à la Gorokhovaia pouvaient le dire. Pour la première fois depuis longtemps, on avait enfin au pouvoir des hommes énergiques. Les gens du Don, ces officiers sans volonté, ces généraux qui se disputaient, pourraient-ils les renverser ? Savinski, dans l’humeur où il était, ne gardait pas l’ombre d’une espérance. « Mais alors, se dit-il, ne suis-je pas fou de risquer ma liberté et peut-être ma vie pour une cause qui est juste certainement, mais de l’échec de laquelle je ne puis pas plus douter que de ma présence dans cette chambre ? Qu’on se sacrifie quand on croit au succès, admettons-le, mais lorsqu’on est certain d’échouer, c’est le fait de gens illuminés, de mystiques, de rêveurs. Je ne suis ni mystique, ni rêveur ; je suis un homme d’affaires. Pourquoi me suis-je embarqué dans cette aventure ? Au fond, si je veux admettre la vérité, uniquement parce que Spasski est un charmant garçon et que j’ai de la sympathie pour lui ; mais il faut avouer que c’est une sympathie qui peut me coûter cher. » Et en même temps Savinski sentait de la façon la plus claire qu’il n’aurait jamais la force de rompre avec Spasski, et cette constatation ajouta momentanément à sa mauvaise humeur. « Le diable l’emporte », dit-il, en se relevant.

Il alluma une cigarette et regarda sa montre. Près de six heures et demie. Pourquoi Lydia ne téléphonait-elle pas ? Lydia ! Qu’était-il pour elle ? Elle ne verrait jamais en lui qu’un ami. Sans doute il était capable de jouer ce rôle de second plan. Il en souffrirait certainement, et, à la fin, elle s’en irait, au bras de quelque jeune homme. Ici aussi il ne pouvait espérer aucun succès. Mais ici encore, il savait qu’il ne trouverait en lui ni le désir, ni le pouvoir de se séparer d’elle. Il prévoyait de longues souffrances, mais les souffrances causées par Lydia lui étaient plus chères que les joies données par d’autres. « Ah ! tout cela est absurde, soupira-t-il, et je déraisonne. Mais les choses sont ainsi et, pour rien au monde, je ne voudrais qu’elles fussent autrement. »

La femme de chambre entra. La remplaçante du domestique qui avait jugé plus prudent de quitter Pétrograd était une femme déjà d’un certain âge, à la bonne et paisible figure. Savinski s’était accoutumé à Annouchka qui avait pour lui les soins les plus attentifs. Elle lui parlait souvent de ses enfants qu’elle ne connaissait pas, non plus que sa femme, mais dont elle voyait la photographie sur le bureau. Boris était son préféré. Elle regarda son maître assis sur le divan. Il semblait accablé.

— Vous êtes fatigué, barine, aujourd’hui. Faut-il vous faire dîner un peu plus tôt ?

Savinski haussa les épaules.

— Comme vous voudrez, Annouchka, je n’ai pas faim.

— Il n’est pas bon de vivre seul dans ces temps-ci, barine, dit-elle doucement. Allons, je vais vous servir tout à l’heure. Cela vous fera du bien.

Elle alla tâter le poêle.

— Vous n’aurez pas froid ce soir, dit-elle. Et elle sortit tranquillement.

A ce moment, Savinski entendit un coup de sonnette à la porte d’entrée. Il avait les nerfs en si mauvais état qu’il tressaillit. Quel ennui était-ce encore ? Il fut sur le point d’appeler la vieille bonne pour lui dire qu’il n’y était pour personne. Mais elle était déjà à la porte. Il était trop tard.

Il attendit quelques secondes, la tête baissée. Un bruit de pas légers sur le tapis : il leva les yeux. Lydia était devant lui.

Elle avait gardé sa fourrure. Elle se tenait droite, la tête un peu renversée en arrière, les yeux attachés sur Savinski, et l’émotion de ce dernier était telle qu’il ne vit pas le trouble qu’elle essayait de cacher. Elle fut la première à se remettre, et à Savinski qui était resté immobile, comme stupéfié par cette apparition, elle dit d’une voix qui ne tremblait pas :

— Eh bien, Nicolas Vladimirovitch, est-ce ainsi que vous accueillez vos hôtes ? Est-ce ainsi que vous me recevez à la première visite que je vous fais ?

— Lydia Serguêvna, dit-il, pardonnez-moi… Je ne sais si je rêve. J’étais plongé dans d’affreuses idées noires. Et vous voilà !…

Il lui avait pris les deux mains et se tenait tout contre elle. Un parfum de jeunesse avait rempli la pièce où il se morfondait seul il y a quelques instants. La chaleur qui rayonnait du poêle semblait plus forte, l’électricité plus brillante.

— C’est vous, reprit-il, chez moi !… Et je vous laisse là debout ; je ne vous fais même pas asseoir, je ne vous offre rien… Mais j’espère que vous pouvez rester quelques minutes… Je vous raccompagnerai tout à l’heure… Enlevez votre manteau, Lydia Serguêvna, vous prendriez froid en sortant. Vous voyez, j’ai un appartement tout petit, mais il y fait chaud, comme aux temps bénis des tsars.

Il lui prit sa fourrure et fut surpris de découvrir que Lydia était en toilette décolletée, comme il l’avait vue aux soirées de Nathalie.

— Allez-vous dîner quelque part ? demanda-t-il. Chez notre voisine, sans doute ?

Avec un peu de confusion, Lydia dit sans oser le regarder :

— J’avais pensé, Nicolas Vladimirovitch, qu’aujourd’hui vous m’inviteriez à dîner… si je ne vous gêne pas, cependant. Peut-être avez-vous à travailler ?… Dites-le franchement, et je m’en irai tout de suite…

Elle semblait de nouveau avoir perdu confiance en soi ; elle était redevenue une petite fille toute simple et Savinski vit qu’elle rougissait.

— Ah ! dit-il, quelle fée êtes-vous pour me faire un cadeau pareil ? Si je vous garde !… Que pensez-vous donc ?

Il mourait d’envie de la prendre dans ses bras pour la réconforter, pour lui faire sentir la joie qu’elle lui apportait. Mais le désarroi de ses pensées était si grand qu’il n’osait bouger. Il ne savait que faire, quelle contenance adopter. Il s’écarta brusquement.

— Il faut que j’avertisse ma vieille femme de chambre, fit-il. Il y a un bon dîner, à ce qu’elle m’a dit.

Il courut jusqu’à l’office. Quand il revint, Lydia n’avait pas bougé de place, mais elle avait repris possession d’elle-même et lui sourit.

— Votre appartement me plaît, dit-elle.

— C’est l’appartement qu’a habité jusqu’à moi la princesse Dolly R…, répondit Savinski. Je crois que c’est elle qui l’a tendu de ces vieilles toiles de Jouy qui sont si gaies. Comme vous avez vu, je touche à la caserne et mes voisins immédiats sont ces Pavlovtzi qui forment le plus mauvais des régiments de Pétrograd. Qu’est-ce qui les empêche d’entrer chez moi et de venir s’installer ici à ma table et dans mon lit ? Je n’en sais rien. Je les trouve bien aimables de rester chez eux, car s’il leur chantait de changer de logement, je n’aurais qu’à leur céder le mien sans mot dire. Séméonof lui-même n’y pourrait rien.

Lydia s’était levée et parcourait la pièce. Elle s’approcha d’une double porte qui avait été enlevée et qui conduisait dans la chambre voisine où Savinski couchait. Un grand lit de milieu l’occupait, un lit de femme élégante, car il était couvert d’un dessus de dentelles et de soie.

Lydia revint dans le cabinet de travail. Elle jeta un coup d’œil sur le bureau, où, dans un cadre d’argent, était la photographie de Sonia entourée de ses enfants. Elle la regarda longtemps.

— Votre femme est belle, dit-elle enfin.

— Mais ne la connaissez-vous pas ? fit Savinski étonné.

— Je ne l’ai jamais vue, répondit Lydia… Est-ce une photographie ancienne ? Votre femme est encore très jeune.

— Sonia, fit Savinski, quel âge a-t-elle ? Trente-deux ans, je crois. Elle s’est mariée à dix-huit ans.

— C’est mon âge, fit Lydia d’une voix changée.

Elle resta un moment sans parler. Savinski se taisait aussi. De nouveau il avait cette impression que quelque chose de mystérieux avait surgi entre eux. Mais il ne s’attarda pas à en chercher la cause. La joie qui était en lui à voir Lydia dans son appartement dominait tout et l’emplissait d’une ivresse telle qu’elle ne laissait place à aucun autre sentiment. Elle était là, éblouissante de jeunesse et d’éclat ; le seul mouvement imperceptiblement rythmé de ses hanches quand elle marchait, la façon dont elle redressait son buste juvénile et effaçait ses épaules un peu grêles, le halètement léger de ses seins quand elle respirait, la manière dont l’air était aspiré et expiré entre ses lèvres, la profondeur de ses yeux et leur couleur azurée qui évoquait des cieux orientaux, la blonde torsade enfin de ses cheveux dorés et fins qui semblaient rendre à la lumière ce que la lumière leur avait donné, étaient un spectacle dont il ne pouvait s’arracher. Il n’était pas besoin de parler. A quoi bon ? Elle était là, vivante, près de lui. Que demander de plus ?

La vieille Annouchka survint. Elle regarda son maître qui ne s’était pas aperçu de son entrée. Il avait rajeuni de dix ans. Elle avait laissé un homme fatigué, presque un vieillard. Et voilà qu’elle retrouvait un homme fort, vigoureux, aux yeux brillants, au visage rayonnant de bonheur. C’est d’une voix pleine de douceur qu’elle dit :

— Barine, le dîner est servi.

A table, elle approcha la chaise de la jeune fille et lui témoigna une déférence particulière et, comme Lydia la remerciait, elle s’inclina très bas. Puis, ayant servi le potage et les pirochki, elle sortit.

— Votre servante est bien, dit Lydia.

— C’est une brave femme, répondit Savinski. Elle est pleine d’attentions pour moi.

— Je crois que je l’aimerai beaucoup, fit Lydia.

Savinski sursauta. Que voulait dire Lydia ? Avait-il bien compris ?… A partir de ce mot, Savinski sentit qu’il était de moins en moins maître de lui. Par instant il se reprenait et examinait la situation avec calme. Lydia avait eu le caprice de venir voir son appartement et de s’inviter à dîner, chose impossible en d’autres temps, toute naturelle aujourd’hui où le monde était à l’envers. Les rapports si amicaux qu’il y avait entre eux expliquaient une démarche qui n’était qu’en apparence osée. Il suffisait, du reste, de regarder la jeune fille assise en face de lui pour comprendre aussitôt la simplicité et l’innocence qui étaient en elle. « Il n’y a rien que de pur en ma fille », avait dit le vieux prince… Il avait raison, tout devait être considéré de cet angle-là.

Mais, à d’autres moments, ces sages réflexions étaient bousculées par un assaut de pensées tumultueuses. Il n’y avait plus qu’une réalité : la femme qu’il adorait était venue chez lui ; elle était là à portée de ses bras ; elle savait — il n’était pas possible qu’elle ignorât — les sentiments qu’il avait pour elle et qui depuis longtemps avaient franchi les bornes de l’amitié… Il s’approcherait d’elle… Il se pencherait vers la fleur entr’ouverte de sa bouche et y porterait les lèvres…

Tandis qu’il était partagé entre deux sentiments, tantôt se laissant emporter par les rêves passionnés que la présence de Lydia faisait naître, tantôt réfléchissant avec calme sur une situation si inattendue, et dont il fallait savourer les moindres délices car cette rencontre serait brève et ne se renouvellerait pas, la conversation continuait à bâtons rompus entre Lydia et lui. Maintenant ils avaient trouvé le ton juste ; il n’y avait pas de fausses notes. Ils ne parlaient de rien de sérieux. La nouveauté de ce tête-à-tête, une pointe de champagne dont elle avait bu un verre, l’avaient rendue à elle-même et libérée des préoccupations qu’elle avait eues ces jours derniers, préoccupations dont Savinski avait vu encore le reflet sur son front pur avant dîner.

Savinski fut frappé du naturel exquis avec lequel elle s’adaptait à cette position nouvelle. Elle ne témoignait ni embarras, ni excès de confiance. La petite fille qui parfois réapparaissait en elle avait disparu. Il avait à sa table une jeune femme qui manifestement ne semblait surprise en rien de ce que sa place dans cette salle à manger pouvait avoir d’extraordinaire. Elle semblait presque être la maîtresse de la maison et, comme Savinski, beaucoup plus troublé qu’elle ne l’était, négligeait de manger, c’est elle qui lui offrit de reprendre d’un plat laissé sur la table. Savinski, s’il mangeait peu, buvait moins encore. Il se sentait dans un équilibre si instable qu’il craignait que la moindre chose lui fît perdre la tête. C’est à peine s’il prit un verre de champagne. La présence de Lydia le grisait plus sûrement que le vin, et il passait son temps à se jurer de garder son sang-froid, car ce n’était pas une femme qu’il avait en face de lui, une jolie femme habituée aux hommages des hommes aussi bien qu’à leurs brusqueries, et qui sait à quoi elle court lorsqu’elle va dîner chez un garçon, c’était une jeune fille à l’aube de la vie, dont l’haleine était aussi fraîche que celle du vent avant l’aurore, une amie pure qui lui faisait la grâce de venir passer une heure chez lui dans des circonstances que son imagination seule à lui, Savinski, rendait romanesques. En somme, au sein des délices où le plongeait la présence de Lydia, il se sentait horriblement gêné par le combat qui se livrait en lui.

Cette gêne s’accrut lorsqu’ils eurent passé dans le cabinet de travail. A table, leur position était exactement fixée, — il y a des règles et une tradition. Au salon, ils redevenaient libres et Savinski ne savait que faire de sa liberté. Lydia, elle, gardait plus de simplicité. Elle s’installa sur le divan, se renversa un peu en arrière sur les coussins et alluma une cigarette. Elle suivait de l’œil Savinski et paraissait s’amuser à le voir aller et venir sans trouver de repos. D’abord, il s’était assis près d’elle. Puis soudain, comme si un diable l’avait poussé, il avait bondi à l’autre bout de la pièce sous prétexte de chercher des allumettes, alors qu’une boîte était sur le guéridon à côté du divan. Puis il s’était laissé tomber sur un fauteuil voisin et, alors, comme il lui avait parlé avec douceur ! A ce moment-là, sans peut-être même qu’il s’en rendît compte, il voulait lui plaire, la gagner, faire sa conquête. Ses yeux semblaient vouloir lire à travers elle et pénétrer jusqu’à son cœur et, sous la caresse de ce regard, Lydia, elle-même, perdait peu à peu conscience ; ses idées flottaient devant elle comme des poussières qu’emporte le vent ; elle n’était plus que sensations ; c’était une ivresse légère et délicieuse. Elle ne revint même pas à elle à un mouvement brusque de son ami. Voilà que, sans raison apparente, il s’était mis à marcher de long en large, tirant des bouffées rapides de sa cigarette, se taisant et laissant échapper, au milieu d’un long silence, un mot qui sortit du monologue intérieur auquel il se livrait : « Impossible. » Ce mot résonna dans la chambre et fit sursauter Savinski lui-même.

Il se tourna vers Lydia, lui sourit et dit :

— Pardonnez-moi, je crois que j’ai perdu la tête…

Mais il s’arrêta et son sourire ne s’acheva pas, tant il fut frappé de l’expression qu’avait prise la jeune fille. Elle était pâle et ses yeux restaient attachés sur Savinski. Il n’apercevait que ces yeux sombres dans l’ombre ; il ne pouvait s’en détourner. Elle regardait Savinski : mais le voyait-elle ? Elle paraissait emportée par un rêve à cent lieues de la scène présente. Même le mot « impossible », lorsqu’il avait éclaté dans la chambre, n’était pas parvenu à ses oreilles. Mais toujours ces yeux intenses, comme consumés d’un feu intérieur. Il alla jusqu’à elle et, tandis qu’il hésitait, cherchant ses mots, elle lui dit avec simplicité :

— N’êtes-vous pas fatigué de marcher, Nicolas Vladimirovitch ? Asseyez-vous près de moi… Il semble que je vous fasse peur, ce soir.

Elle lui tendit la main qu’il prit et garda dans la sienne, puis il s’assit et la porta à ses lèvres, et ses lèvres remontèrent jusqu’au poignet, le franchirent, arrivèrent au bras nu, le parcoururent de bas en haut, et de haut en bas. C’était une sensation à la fois exquise et torturante dont il se demandait combien de temps elle pourrait se prolonger impunément. Soudain il sentit le bras de Lydia resté libre s’allonger autour de son cou, l’attirer vers elle. Lorsqu’il fut tout près, elle se blottit sur sa poitrine et, tournant son visage vers lui, elle lui donna ses lèvres. Il la serra éperdument contre lui, se coucha presque sur elle ; leurs deux corps exactement joints ne se touchaient que par leurs bouches unies. Il sembla à Savinski qu’il ne vivait plus que par ses lèvres collées à celles de sa maîtresse. Cela dura longtemps, une minute, un siècle ?

Il eut un éclair de lucidité. « Quelle heure est-il ? Il faut rentrer… Et puis, non, non, c’est impossible… Pourtant, le vieux prince… une jeune fille… » Il s’arracha aux bras de Lydia. De nouveau il était en proie à une grande agitation. Il paraissait ne plus songer qu’à une chose. Il tira sa montre. Dix heures déjà… Ah ! il n’y avait plus personne dans les rues… Il courut à Lydia, s’agenouilla devant elle. Il la caressait, lui disait mille choses tendres et folles et il finit sur un ton plus sérieux :

— Je vais vous accompagner chez vous, Lydia, Lydotchka ; il est tard ; on sera inquiet, on vous cherchera… A propos, où vous croit-on ?

— Chez mon amie Hélène, à la Mokhovaia, dit Lydia, et elle ajouta en pesant chacun de ses mots :

— C’est là que je suis censée coucher, car vous savez bien qu’il n’est pas agréable de circuler le soir dans Pétrograd. C’est donc là que vous m’accompagnerez si vraiment vous ne pouvez vous décider à me garder chez vous jusqu’à demain…

....... .......... ...
....... .......... ...

Tard dans la nuit, il était deux heures du matin, l’électricité brûlait au-dessus du grand lit où ils étaient couchés. Épuisée de fatigue, Lydia se redressa, se pencha vers son amant étendu près d’elle, le regarda jusqu’au fond des yeux et dit :

— O toi qui es à moi, tu n’iras plus en Finlande, maintenant !

Elle se glissa dans ses bras et s’endormit.

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