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Quand la terre trembla

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UNE VISITE DÉSAGRÉABLE

Savinski se réveilla tard le lendemain matin après une nuit où le sommeil l’avait longtemps fui. Comme il s’habillait lentement, un coup de sonnette retentit. Un instant après, sa femme de chambre lui remit la carte d’une personne qui désirait le voir. Il lut sur la carte : « Bogdanof, sous-commissaire du quartier de Kazan. » Savinski fronça les sourcils. Que diable lui voulait la police du quartier ? C’était la première fois qu’elle venait chez lui. Jusqu’alors il n’avait eu affaire à elle que par l’entremise du comité de maison.

Le commissaire entra. C’était un petit Juif, sec et pâle, et nerveux, qui portait des lunettes. Il s’exprimait avec beaucoup de politesse. En quelques mots, il mit Savinski au courant de l’objet de sa visite. On faisait une revision des passeports et il venait demander à Savinski de lui confier le sien pour peu de temps.

Savinski se récria. Il ne pouvait se dessaisir de son passeport. Que deviendrait-il sans pièce d’identité dans une ville où l’on était exposé chaque jour à être arrêté dans la rue ? En outre, il avait un visa de transit pour la Finlande où sa famille résidait et où il pouvait être appelé d’un instant à l’autre.

Le petit commissaire s’inclina respectueusement.

— Je comprends, Nicolas Vladimirovitch, je comprends… Je suis désolé, croyez-le bien. Je donnerais beaucoup pour vous éviter cet ennui. Mais, hélas ! l’ordre est formel et général. Tous les passeports doivent être visés par le commissaire… Il y a, c’est bien regrettable, beaucoup de faux passeports en circulation. D’où la mesure que nous sommes obligés de prendre…

Savinski s’obstina. Il téléphonerait lui-même aux Affaires étrangères pour arranger l’affaire.

Le petit Juif objecta que l’affaire n’était pas du ressort des Affaires étrangères, mais bien du commissariat du quartier.

Savinski se montait peu à peu. Le commissaire restait souriant, respectueux, mais inflexible.

— Mais si vous avez un ordre de Séméonof lui-même, dit Savinski.

Bogdanof s’inclina à ce nom. Son visage prit une expression d’ironie qui n’échappa pas à son interlocuteur.

— Sans doute, dit le commissaire, sans doute, si Léon Borissovitch intervient, l’affaire sera classée… Ce sera une grande exception, je vous l’assure… Mais je serais heureux personnellement, croyez-le bien, très heureux…

Déjà Savinski était au téléphone. Malheureusement Séméonof n’avait pas encore paru au commissariat des Affaires étrangères. A un appel à son domicile, une voix d’homme, ayant demandé à Savinski son nom, riposta aussitôt que Léon Borissovitch venait de sortir de chez lui. — Où était-il allé ? — On ne le savait pas.

Savinski raccrocha le récepteur. Il était fort en colère.

— Je suppose, dit-il, que vous pouvez attendre que j’aie joint Séméonof au téléphone.

Le petit Juif soupira.

— Je dois rapporter le passeport, dit-il. C’est vraiment désolant… Je suis obligé, comprenez bien. Je voudrais vous être agréable, pourtant… Mais jugez vous-même. J’ai des ordres.

Son obséquiosité parut à Savinski exagérée et sonner faux. Il tira sa montre.

— Il est onze heures, fit-il, donnez-moi jusqu’à midi. Revenez alors et, d’ici là, j’aurai trouvé Séméonof.

Le commissaire pâlit encore et eut un mouvement d’effroi.

— Impossible, dit-il, vous voyez pourquoi… Comment dire ?… Mais vous saisissez.

— Je ne comprends rien du tout, fit Savinski exaspéré.

Et soudain il comprit ; le petit Bogdanof avait peur qu’il ne profitât de cette heure pour s’enfuir.

— Vous craignez que je me sauve, dit-il en riant. Ah ! ah ! je vois la chose. Et il va sans dire que vous ne vous contenterez pas de ma parole d’honneur.

Bogdanof protesta par manière de politesse, mais il était évident que c’était précisément cela qu’il redoutait.

Savinski prit enfin son parti. Il alla à son bureau, y chercha un papier et le tendit au petit Juif qui multipliait les révérences.

— Je vous remercie, Nicolas Vladimirovitch. Je vais vous remettre, comme de droit, un reçu qui vous servira de pièce d’identité jusqu’à ce que je vous rende votre passeport.

Et il donna une feuille munie du cachet du commissariat où il porta le numéro du passeport et les indications nécessaires sur la personne à laquelle le reçu était délivré. Puis il sortit.

« Me voilà prisonnier, se dit Savinski ; la prison est grande, c’est la Russie, mais c’est une prison tout de même. »

Pendant une heure il poursuivit Séméonof au téléphone. Il ne le trouva ni chez lui, ni au commissariat des Affaires étrangères, ni à Smolny. Séméonof semblait avoir disparu de Pétrograd. De guerre lasse, il renonça à ces vains appels, se promettant de passer l’après-midi à l’ancien ministère sur la place du Palais.

Il se rendit chez Ivan Choupof-Karamine. Celui-ci était à la maison. Savinski voulait savoir si on lui avait réclamé son passeport. — Non, il n’en avait pas entendu parler.

Cela fit réfléchir Savinski. Il y avait là, sans doute, une manœuvre de l’ingénieux Séméonof qui avait choisi ce moyen de faire sentir à son honorable ami Savinski la dépendance dans laquelle il le tenait. Quittant Choupof-Karamine, il traversa la cour pour aller chez Lydia Serguêvna. Il fallait l’avertir qu’il ne pourrait sortir avec elle l’après-midi, car tant que l’affaire du passeport ne serait pas réglée, il n’aurait pas de repos.

Il était fort énervé, mais la vue de Lydia qu’il trouva seule dans un salon le rasséréna. Avec bonne humeur, il lui raconta sa matinée. La chose qui parut le plus frapper Lydia dans son récit fut le fait qu’il ne pouvait quitter Pétrograd. Elle le lui fit répéter deux fois.

— Vous êtes prisonnier ici, dit-elle.

Ce fut seulement après avoir bien fixé ce point qu’elle manifesta quelque crainte à l’idée de voir son ami persécuté par les bolchéviques.

— C’est partie du jeu que nous jouons, répondit celui-ci. Je crois avoir encore assez de prise sur Séméonof pour arranger cet incident.

Elle resta silencieuse un moment. Puis elle dit :

— Si vous ne réussissez pas, voulez-vous que je voie Séméonof ?

Savinski sursauta. Quelle folle idée lui passait par la tête ?

— Mais vous n’y pensez pas, Lydia Serguêvna ! L’avez-vous déjà revu ?

— Non, dit-elle, en souriant.

— Mais alors ? fit-il.

Elle haussa légèrement les épaules.

— C’est une idée que j’ai eue comme cela… Vous savez qu’il a toujours été très correct avec moi, et il semblait me rechercher quand nous nous rencontrions chez Nathalie. Alors, j’ai pensé que, pour une petite chose comme celle-là, il m’accorderait sans doute ce qu’il vous refuserait. Enfin peut-être aussi cela vous ennuie-t-il d’avoir quelque chose à lui demander ?

— Non, non, cria Savinski, il ne peut en être question. C’est une affaire entre lui et moi. Je lui en veux surtout de m’empêcher de vous voir cet après-midi. Cela, je ne le lui pardonnerai pas.

Comme il quittait Lydia, il lui dit :

— Savez-vous que je n’ai pu dormir… Oui, j’ai cherché à comprendre le sens de ce que vous m’avez dit hier en partant. Je n’y ai pas réussi.

Lydia le regarda malicieusement.

— Vous voyez qu’une petite fille en sait plus que vous. Je vous expliquerai cela demain, si toutefois cela vous intéresse encore.


Pendant l’après-midi, Savinski n’arriva pas à voir Séméonof. Il perdit son temps à courir des Affaires étrangères à Smolny. Finalement il lui laissa un billet assez sèchement tourné à son domicile.

Le lendemain, dans la matinée, Séméonof l’appela au téléphone. Sur un ton d’une politesse exquise, il lui présenta ses excuses les plus complètes. Il avait été pris par des rendez-vous importants avec la commission des délégués allemands. Quant à l’affaire du passeport, elle était déjà arrangée. Il avait donné les ordres nécessaires. Il priait Savinski de ne pas lui en vouloir. Il y avait, hélas ! encore beaucoup de désordre dans les bureaux. Tout cela s’arrangerait peu à peu à force de travail et de bonne volonté. Une heure plus tard, le petit Bogdanof rapportait l’indispensable passeport.

Cet incident laissa une mauvaise impression dans l’esprit de Savinski. Ce jeu du chat et de la souris était fort déplaisant. Pour la première fois, il sentit que sa position était assez critique. Si Séméonof apprenait qu’il avait gardé des relations avec Spasski, sa situation deviendrait, du coup, dangereuse. Il avait le sentiment très net de n’avoir aucune prise sur Séméonof. C’était une froide machine politique dont rien n’arrêterait la marche. Il y réfléchit longtemps. La première chose à faire était d’avertir Spasski de ne plus lui envoyer directement ses émissaires. Il fallait trouver une personne interposée, — car Savinski, à cette heure-ci moins que jamais, ne voulait renoncer à la lutte contre les tyrans de Smolny. Bien au contraire, l’incident du passeport lui donnait une envie plus passionnée de les voir pendus quelque jour aux réverbères d’un pont sur la Néva. Et, pris d’un désir soudain d’agir, il sortit pour aller trouver l’ami dont il avait besoin pour correspondre avec les chefs de l’armée du Don. En arrivant dans la rue, il eut soin de regarder s’il était suivi. Non, la rue et le quai étaient déserts. Pour plus de sûreté, il prit par le canal de la Moïka et traversa une des premières maisons sur la droite qui se trouvait avoir une sortie sur la Millionnaia. Il n’avait pas d’espion à ses trousses.


Vers le milieu de l’après-midi, il rencontra Lydia Serguêvna. Les jeunes filles avaient depuis longtemps en Russie une grande liberté, sortaient seules ou en compagnie de qui leur plaisait. Si elles ne voulaient point se compromettre, elles évitaient de se montrer souvent dans la rue avec le même homme.

Depuis la révolution et surtout depuis la prise du pouvoir par les bolchéviques, ces restrictions volontaires étaient abolies ; Savinski et Lydia Serguêvna, s’ils choisissaient pour leurs promenades des endroits peu hantés, les quais, le Jardin d’Été ou celui du Cavalier de Bronze, c’était par goût et non par prudence, car personne ne se serait étonné de voir la fille du prince Volynski sortir avec un ami de son père, surtout quand l’ami était le très notable Nicolas Vladimirovitch Savinski, dont chacun qui le connaissait savait qu’il était le modèle des maris et l’homme le plus casanier de Pétrograd. Aussi, comme on était à trois jours de Noël et qu’ils avaient tous deux des emplettes à faire, ils n’hésitèrent pas à prendre l’élégante Morskaia et la Perspective Nevski. Il y avait beaucoup de monde sur les trottoirs de la grande avenue, une foule qui allait à ses affaires sans entrain, sans gaieté. Le sentiment qu’on lisait sur les visages était la préoccupation. L’inquiétude du présent et le souci de l’avenir remplissaient les âmes. La disette augmentait chaque jour ; le prix des vivres qu’on se procurait avec difficulté et du combustible rare s’en accroissaient d’autant.

Et c’était le moment où les banques étaient prises par les bolchéviques, où personne ne pouvait retirer l’argent qu’il y avait en dépôt. Aussi voyait-on venir les fêtes sans joie. Les boutiques de luxe restaient vides. Seuls les magasins de victuailles étaient assiégés. Mais à entendre ce que l’on demandait pour les dindes, les oies ou les volailles nécessaires au dîner de Noël, quelques-uns s’en allaient découragés et hochant la tête, mais le plus grand nombre achetait tout de même avec cette admirable insouciance de la question d’argent qui est si générale chez les Russes.

Lydia et Savinski étaient trop absorbés en eux-mêmes pour s’intéresser au spectacle de la rue. Ils prirent le thé dans une boutique que venaient d’ouvrir près de Nevski des femmes du monde ruinées et d’anciens officiers. Par hasard Lydia en connaissait un pour l’avoir rencontré au bal. Il vint causer avec eux. C’était un grand garçon à la figure régulière ; il prenait son changement de position avec la meilleure grâce du monde. Il en plaisanta agréablement. En d’autres temps, Savinski l’aurait trouvé insignifiant, mais sympathique et propre à être rangé dans une série composée de dix mille individus identiques. A ce moment de la vie russe, il lui déplut infiniment. Il acceptait les choses avec une facilité vraiment excessive ; il se trouvait si bien dans sa position nouvelle qu’il semblait être né pour être domestique et non pas officier de la garde, pour servir des tasses de thé en souriant à ses clientes et non pour mener des hommes sur le champ de bataille. N’avait-il rien de mieux à faire à cette heure ? Du côté des bolchéviques, au moins, on travaillait, on dépensait une énergie prodigieuse ; le haïssable Séméonof avait une volonté qui ne pliait pas. Et là, devant lui, ce grand dadais d’une famille connue qui portait des plateaux de thé ! Il songea à Spasski qui essayait de constituer une armée dans le Don. Il y avait cent mille officiers dans l’armée qui préféraient fainéanter dans les villes, vivre d’expédients, descendre degré par degré de plus en plus bas dans la voie où peu à peu, mais sûrement, on se dégrade et se salit, qui acceptaient cette lente déchéance plutôt que d’aller essayer de sauver la Russie avec l’armée du Don dont le recrutement se faisait avec une peine extrême. Savinski réfléchissait mélancoliquement à cela et se taisait.

Lydia, qui le vit absorbé, posa sa main sur la sienne et lui demanda en se penchant vers lui s’il avait quelque souci.

Il fut frappé de l’accent qu’elle mit dans ces simples paroles. Il crut y sentir presque de la tendresse. De nouveau sa vie fut transformée. Il regarda Lydia et lui dit :

— Il n’est pas de souci que votre voix n’enlève.

Il ne lui avait jamais parlé aussi directement ; il eut peur d’en avoir trop dit, car il lui parut que Lydia rougissait. Il resta embarrassé un instant ; puis il se souvint de la scène de l’avant-veille et de l’explication que lui devait Lydia des raisons pour lesquelles elle ne voulait pas du lord Douglas. Il les lui demanda.

— C’est difficile à dire ici, fit-elle. Pourtant, je crois que j’y arriverai. Seulement, venez un peu plus près de moi, Nicolas Vladimirovitch. Il ne faut pas qu’on nous entende.

Savinski rapprocha sa chaise et s’inclina vers elle au travers de la table. Son visage touchait presque celui de la jeune fille. Elle commença ainsi avec un peu d’émotion :

— Je comprends très bien, Nicolas Vladimirovitch, pourquoi papa désire que j’épouse cet Anglais. Papa ne voit qu’une chose, c’est qu’il est malade et que Pétrograd, aujourd’hui, n’est pas une ville sûre pour les gens qui appartiennent à notre classe sociale… Alors, comme je suis ce qu’il aime le mieux au monde, il consent à se priver de moi. Le mariage qu’il me propose, c’est ce qu’on peut appeler une solution raisonnable… Oui, c’est très bien de prendre un mari qui est jeune, beau, riche et qui vous offre une grande situation mondaine ; cela est plein de sagesse et, écoutez, Nicolas Vladimirovitch, en d’autres temps, pourquoi ne l’aurais-je pas accepté, à condition, bien entendu, que je n’eusse aimé personne d’autre ?… Mais est-ce aujourd’hui qu’on va me parler d’une solution raisonnable, une solution raisonnable dans cette ville de fous ? Faire quelque chose de sage, de réfléchi, qui arrange tout, à l’heure où nous sommes, Nicolas Vladimirovitch, dans la Russie que nous avons devant les yeux !… Mais la seule pensée en est horrible, mais c’est un idéal qui n’est pas pour nous ; vous comprenez bien, il n’est pas à notre mesure… Je dis que vous et papa vous parlez comme vous auriez parlé il y a un an, quand tout était calme… Mais aujourd’hui, quand on ne sait pas si l’on vivra demain, prévoir les choses de si loin et arranger d’un seul coup sa vie, toute sa vie, pensez-y, mais c’est absurde, mon cher ami, c’est absurde… Ce que vous me proposez, on ne peut pas le faire, justement parce que c’est la révolution. Et comme vous êtes un homme, vous n’y avez rien compris, et il faut que ce soit moi qui vous ouvre les yeux…

Elle triomphait en regardant Savinski, comme si elle se demandait : « Puis-je me moquer ainsi de ce grand monsieur si intelligent, si connu ? Eh bien, oui, je puis le faire, et c’est délicieux. »

Savinski ne répondit pas. Le sophisme de Lydia était palpable, évident, mais il avait quelque chose de si séduisant que Savinski n’avait ni le goût ni la force de le réfuter. Et puis il sentait au fond de lui qu’ils vivaient une heure charmante de leur étrange vie à deux. Pourquoi chercher plus loin ? Les choses s’arrangeraient d’elles-mêmes.

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