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Quand la terre trembla

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XII
UN COUP DE TÉLÉPHONE

Le lendemain matin, à la lumière grise du jour d’hiver qui entrait par ses fenêtres, elle n’osa pas regarder sa décision en face ; elle ne lui jetait que des coups d’œil comme en passant. Oui, ce qu’elle avait décidé était toujours là devant elle ; il n’y avait rien de changé ; elle ne revenait pas sur le parti qu’elle avait pris. Mais il valait mieux ne pas rester à contempler un but si éblouissant qu’il vous aveuglait. Elle était certaine d’y arriver un jour. Mais quand ? comment ? Il était impossible de le prévoir et de dresser un plan. Cependant elle éprouvait une impression fort agréable de paix avec elle-même. Elle goûtait un repos délicieux.

La nourrice Katia allait et venait, un peu courbée, dans la chambre. « Elle n’est pourtant pas âgée, se dit Lydia. Elle n’a pas cinquante ans. Comme les femmes vieillissent vite ! Elles ont quelques années à elles, et puis c’est la fin… »

— Katia, Katia, appela-t-elle. Pourquoi te tiens-tu courbée ainsi ?

Katia vint à elle. Elle hocha la tête.

— J’ai attrapé des douleurs, ma petite colombe.

Tout en parlant, elle sourit de sa grande bouche et découvrit ses mâchoires où manquaient plusieurs dents.

— Combien te reste-t-il de dents ? demanda avec intérêt Lydia allongée dans son lit, les deux mains passées sous sa tête.

— Mais je ne sais pas, ma petite âme, dit la nourrice, je ne les ai jamais comptées. Il m’en reste assez pour ce que j’en fais.

— Eh bien, moi, j’en a vingt-huit, Katia : elles sont solides et je puis mordre très fort, si je veux. Regarde.

Elle dégagea un de ses bras, l’approcha de sa bouche qu’elle ouvrit toute grande et mordit dans la chair tendre à pleines dents. Lorsqu’elle lâcha prise, on voyait dessinées en petits carrés rouges deux rangées de dents régulières sur la peau blanche.

— Mais tu es folle, Lydotchka, ce matin !

Et la nourrice, prenant le bras de sa maîtresse, le frotta doucement.

— Écoute, nourrice, dit Lydia, raconte-moi l’histoire d’Ivan le Simple, mais seulement à partir du moment où il arrive au château où est enfermée la princesse. Il y a là un passage que j’aime beaucoup. Tu sais, quand la fille du roi est sur la tour et regarde vers l’orient. Te souviens-tu des mots ?

— C’est ainsi, dit Katia : « Ivan, ayant fait encore du chemin, vit devant lui un riche palais d’or et de cristal d’où venait une musique divine qui le plongeait dans l’extase. Il découvrit que, sur le sommet de la plus haute tour, une jeune fille d’une beauté merveilleuse jouait du luth… Elle regardait attentivement du côté où était Ivan, car sa vieille nourrice en mourant lui avait dit : « Ne pleure pas. Ne t’afflige pas. De là-bas (elle montrait de la main l’orient) viendra un homme hardi, et glorieux, et russe, qui te délivrera… »

— Nourrice, interrompit brusquement Lydia, quel âge avait Ivan le Simple quand il épousa la fille du roi ?

— On ne le dit pas dans l’histoire, mon enfant. Il était tout jeune, sans doute. Peut-être avait-il vingt ans.

— Vingt ans ! fit Lydia avec véhémence, vingt ans ! Épouser un homme de vingt ans ! C’est horrible… Je n’y avais jamais pensé quand tu me racontais ce conte… Et, maintenant, je ne l’aime plus.


Ce même jour, vers cinq heures, Savinski vint la voir après avoir passé chez le prince. Elle le reçut, cette fois-ci, dans une petite pièce attenant au salon où sa mère et le général Vassilief discutaient avec gravité sur des minuties. On entendait le murmure continu de leurs voix qui se mêlait au chant monotone du samovar. Avant même de se rencontrer, Lydia et Savinski étaient inquiets et énervés. Savinski, depuis plusieurs jours, avait l’impression qu’il marchait sur un terrain dangereux ; mais rien ne lui aidait à reconnaître les endroits où il ne fallait pas appuyer. Il redoutait une nouvelle saute d’humeur chez Lydia. Comment l’éviter ? Il y réfléchissait encore au moment de la revoir. Mais, lorsqu’il fut en face d’elle, il éprouva une telle joie à la retrouver qu’il ne pensa plus à rien d’autre. Pourtant, il évita de parler de la Finlande et du départ prochain de sa femme. Il lui semblait avoir compris que toute allusion à un voyage était insupportable à son amie. Était-ce parce qu’elle savait ne pouvoir quitter la Russie ? Lydia, de son côté, fut au début charmante comme à son ordinaire. Elle raconta à Savinski les mille riens de sa vie. De lord Douglas, il ne fut pas dit un mot. Ils parlèrent d’abord légèrement de toutes choses. Mais, peu à peu, un malaise s’éleva entre eux. Savinski s’en rendit compte assez vite. Ils semblaient qu’ils fussent possédés tous deux par un peu de fièvre ; il y avait un rien d’affectation dans le ton presque indifférent qu’avait adopté Lydia et il sentait sous cette surface unie un courant de pensées secrètes et tumultueuses. Il y avait certains silences, certains regards, du reste aussitôt détournés qu’aperçus, quelque mouvement brusque de la tête, deux mains qui ne pouvaient rester tranquilles.

A constater ces signes de nervosité chez la jeune fille, Savinski se troubla lui-même. A son tour, il montra de l’agitation, de l’inquiétude. Finalement, n’en pouvant plus, il se leva. Elle se leva aussi, sans réfléchir. Il se rapprocha d’elle, prit ses deux mains entre les siennes et lui dit :

— Qu’avez-vous, Lydia Serguêvna ? Que se passe-t-il ? Ne suis-je pas votre ami ? N’avez-vous plus confiance en moi ? Je ne comprends rien…

Elle le regarda longuement, sans répondre. Ses yeux avaient une fixité inquiétante et, soudain, Savinski les vit se remplir de larmes.

Il ne put supporter ce spectacle. Sans songer qu’on pourrait le voir du salon voisin, il attira Lydia dans ses bras et, au comble de l’agitation, il lui disait les paroles sans suite avec lesquelles on apaise la douleur des enfants et des femmes.

— Lydia, Lydotchka, ma chère petite Lydia, je vous en supplie… Calmez-vous. Voyons, voyons, pourquoi ce gros chagrin ? Vous pleurez ! Est-ce parce que vous savez que les larmes vous rendent plus belle encore ?… Là, là, cela va mieux… Dites-moi ce qui vous peine… Non, ne pleurez plus… je ne puis le supporter. Vraiment, si vous pleurez, je me mettrai à pleurer aussi… Voyez, le beau spectacle que nous donnerons…

Et, tout en lui parlant à mi-voix, il la pressait contre lui et, au même temps où, bouleversé, il essayait de la consoler, le contact de ce corps flexible et charmant lui causait une étrange sensation de plaisir à laquelle il avait peine à s’arracher. La chaleur de Lydia, sa fièvre semblaient passer en lui, couler à travers ses veines. L’émotion fut si aiguë qu’il faillit en perdre la tête. Il eut encore la force de repousser doucement la jeune fille et de l’asseoir dans un fauteuil.

Dans le salon voisin, le murmure des voix continuait à bruire comme l’eau d’un ruisseau qui descend une pente rapide.

Lydia s’essuya les yeux et se reprit. La crise était passée. Bientôt elle put parler et dit :

— Vous êtes bon, Nicolas Vladimirovitch… Il faut me pardonner encore une fois… Je ne sais pourquoi je suis nerveuse à ce point ces jours-ci… Ne croyez pas que je sois une petite fille. J’ai beaucoup réfléchi ; j’ai pensé longtemps, trop longtemps… C’est cela qui m’a fait mal, mais je crois que c’est fini maintenant et que je ne serai plus jamais ridicule comme je l’ai été aujourd’hui.

— Oui, oui, fit Savinski, nous sommes tous malades, voyez-vous, Lydia Serguêvna ; ce sont les temps qui veulent cela. Moi-même, je suis effrayé quand je vois ce dont je serais capable… Oublions ce qui vient de se passer, mais, si vous êtes assez bien, pouvez-vous me confier la cause de votre chagrin ?

La jeune fille réfléchit un instant.

— Je crois, fit-elle, que je puis vous dire l’essentiel… Je ne sais pourquoi cela m’a pris si brusquement, mais j’ai eu la sensation horrible que j’étais seule au monde.

Savinski eut un sursaut et allait répondre. Elle le prévint.

— Vous me direz que j’ai mes parents. Mais, Nicolas Vladimirovitch, mes parents ont fait leur vie. La mienne est devant moi et je ne vois pas clair ; je ne vois rien, un grand isolement, et plus loin le vide. C’est une idée affreuse…

Elle se tut et Savinski resta longtemps silencieux. Que pouvait-il donner à cette jeune fille palpitante ? Pourrait-il être le compagnon de cette enfant à travers l’existence ? Il était âgé, il n’était pas libre. Il n’avait rien à lui offrir. Le sentiment de son impuissance à soulager cette douleur l’accabla.

— Chère petite, dit-il enfin, vous êtes très jeune. Il faut prendre patience. Les choses ne seront pas toujours ainsi. Pour traverser ces temps difficiles, vous savez que vous pouvez compter sur moi, que je suis votre ami. Cela n’est pas grand’chose, évidemment, mais enfin…

Lydia l’interrompit vivement.

— Je sais tout cela, je sais que vous m’aimez vraiment. Mais, vous aussi, votre vie est faite, vous avez votre femme, vos enfants…

Et, de nouveau, elle parut agitée. Savinski, accablé, ne trouvait que répondre.

A ce moment, la princesse traversa le salon et adressa la parole à Savinski. Le repas allait être servi. Voudrait-il partager avec eux un médiocre dîner de révolution ?

Savinski refusa. Déjà il ne supportait plus d’être avec Lydia en compagnie. Il avait été si loin dans son intimité avec elle que seul le tête-à-tête pouvait le satisfaire.


Lorsqu’il revit Lydia, elle paraissait avoir oublié l’émouvante scène qui les avait rapprochés l’un de l’autre. La seule différence que Savinski put remarquer fut une nuance de sérieux dans toute sa façon d’être, quelque chose de plus volontaire, comme si elle avait arrêté un plan auquel elle était décidée de se tenir. De lord Douglas, il n’était plus question entre eux. De Finlande, il parla une fois seulement sans nommer ni sa femme, ni ses enfants, mais pour dire qu’il avait encore des affaires à y régler. Les nouvelles qu’on en recevait étaient mauvaises. On avait l’impression d’être à la veille d’une crise. Lydia laissa passer ces explications sans y répondre.

Pendant quelques jours, ils ne purent sortir ensemble. Un matin — la veille ils ne s’étaient pas vus — elle l’appela au téléphone. D’abord, il eut de la peine à reconnaître sa voix. Le timbre en était changé et l’accent. Il le lui dit et lui en demanda la cause. Elle répondit sur un ton plus ouvert. Elle n’était pas libre dans l’après-midi, mais s’il dînait chez lui ce soir, elle lui téléphonerait vers sept heures, pour causer avec lui un moment.

— Je dîne seul chez moi, dit Savinski, et j’attendrai votre téléphone. Mais comment passerai-je la journée sans vous voir ?

— Bah ! répondit-elle, nous nous verrons demain, Nicolas Vladimirovitch. Et à ce soir, en tout cas ; j’aurai quelque chose à vous dire.

De nouveau la voix redevint grave. Savinski voulait continuer la conversation. Mais déjà Lydia avait raccroché l’appareil.

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