Quand la terre trembla
III
JUNKERS ET RÉVOLUTIONNAIRES
Lydia n’avait pas d’ami plus intime que son cousin Paul Volynski, garçon de vingt ans avec lequel elle avait joué gamine et sur lequel, depuis que ses jupes s’étaient allongées, elle exerçait un despotisme qu’il acceptait avec la plus extrême faveur. Paul s’était engagé très jeune la première année de la guerre, avait été blessé en 1916, envoyé dans un hôpital à Pétrograd, puis était entré à l’école des junkers (aspirants officiers), dans le Palais d’Été où le tsar Paul Ier avait été assassiné, à dix minutes à peine de l’hôtel de son oncle. Aussi le voyait-on chez ce dernier à toutes ses heures de liberté. C’était un grand garçon, qui, malgré la guerre, malgré sa blessure, malgré ses vingt ans, avait gardé une figure quasi enfantine et de beaux yeux, bleus comme ceux de sa cousine, qui faisaient se retourner les femmes dans la rue. Mais Paul alors rougissait et hâtait le pas. Ce premier dimanche de la révolution, il vint déjeuner chez Lydia. Il l’avait à peine vue depuis le changement de régime et il en avait gros à dire sur les événements de la semaine et les émotions qu’il avait ressenties.
— Tu sais, lui raconta-t-il en arrivant, dimanche dernier a été le jour le plus terrible de ma vie. J’ai cru que je me tuerais. Nous étions consignés à l’école ; nous savions ce qui se passait dans la ville et l’on entendait des coups de feu sur Nevski. Imagine-toi que, vers une heure, le bruit a couru que nous allions descendre en armes dans la rue pour soutenir la police. Aussitôt, je nous vis en rangs sur la Perspective, et devant nous les ouvriers qui nous interpellaient. L’officier les sommait de se disperser. Et ils continuaient d’avancer sur nous. Et je voyais leurs yeux ; il n’y avait aucune colère chez eux, je le comprenais bien. C’était une force inexprimable qui les poussait contre nous. A ce moment, le commandement retentit : « En joue ! », et, alors, j’ai cru…
— Mais, Paul, interrompit Lydia qui avait pâli à écouter son cousin, tu n’as pas été sur Nevski…
— Mais non, je n’y ai pas été, et ce que je te raconte, je l’ai pensé au moment où on nous a fait savoir que nous serions appelés dans la rue et, alors, j’ai vu, comme je te le dis, ce qui se passerait là-bas… Mon émotion a été si forte que j’ai pensé à me tuer plutôt que d’y aller.
Il était encore tout ému à l’idée du drame qui s’était joué en lui.
— Grâce à Dieu, dit-il, l’ordre n’est pas venu.
Après déjeuner, ils sortirent et, par la place du Palais d’Hiver, gagnèrent la grande artère de la révolution, la Perspective Nevski. Le temps était brumeux et mou. Une tempête d’une violence extrême avait éclaté le vendredi et des tas de neige fraîche encombraient encore les rues. Mais la bourrasque avait mis fin à la période de froid dont avaient souffert cruellement les habitants de Pétrograd, et, bien qu’il gelât encore, on pouvait prévoir, à quelques souffles d’air plus doux, le dégel prochain.
Nevski avait son aspect accoutumé des dimanches et un double flot de promeneurs, pour la plupart portant la cocarde rouge, coulait en sens contraires sur les trottoirs. Il y avait un nombre infini de soldats, oisifs, errants ; ils semblaient ne savoir trop que faire de la liberté gagnée, sauf qu’ils en profitaient pour ne plus saluer les officiers rencontrés qui avaient replacé leurs épaulettes sur leurs manteaux. Pourtant, ils ne cachaient pas une certaine joie naïve. Lydia le fit remarquer à son cousin. Celui-ci lui répondit aussitôt :
— Ils sont contents parce qu’ils savent qu’ils ne se battront plus.
— Les pauvres, il faut avouer que c’est bien naturel, jeta ingénument Lydia.
Paul, après un instant de réflexion, sourit et dit avec bonne humeur :
— Tu as raison, chérie, être dans les tranchées n’est pas drôle. Regarde, ajouta-t-il, en désignant un groupe de soldats portant chacun un sac pesamment chargé. Sais-tu où ils vont, ces gaillards ? Ils vont à la gare Nicolas prendre le train qui les ramènera à leur village. La guerre est finie pour eux. Et sois bien sûre qu’ils n’ont pas de permission dans leur poche. Sais-tu comment on les appelle déjà ? « Les permissionnaires volontaires »… J’aimerais bien, soupira-t-il, être un permissionnaire volontaire ; nous irions ensemble à la campagne, chez nous, cet été, au lieu de suivre les cours et de faire l’exercice à l’École militaire. Quand est-ce que tout cela finira ?…
Sa charmante figure prit une expression désolée.
A cet instant, ils entendirent derrière eux une fanfare bruyante qui jouait une marche militaire. Quelques compagnies d’un régiment arrivaient sur Nevski, musique en tête. Ils s’arrêtèrent pour le voir défiler et reconnurent l’uniforme du régiment Préobrajenski. Le nouveau de ce spectacle était que les rangs des soldats étaient hérissés de drapeaux rouges et de bannières de même couleur portant de grandes inscriptions blanches, et le surprenant, qu’on lisait sur ces bannières des phrases comme celles-ci : « La guerre jusqu’à la victoire complète », « Patrie et Liberté ». Les soldats marchaient de ce pas régulier et lourd qui donnait au défilé d’un régiment russe quelque chose d’unique comme impression de force massive et irrésistible. Sur leur passage, la foule les acclamait. Un élan d’enthousiasme emportait les âmes. Depuis une semaine, qui avait eu le temps de penser à la guerre ? Et voilà qu’elle apparaissait à nouveau ! Cette fois-ci, le drapeau rouge mènerait la Russie à la victoire sur ses ennemis séculaires. Lydia battait des mains et, sur le visage enflammé de Paul, des larmes de joie coulaient.
Pourquoi faut-il qu’au même moment Lydia entendît derrière elle, dans un groupe, une voix sifflante qui disait :
— Tant qu’il s’agit de parler, nous ne serons jamais en défaut. J’aimerais voir l’accueil que ferait ce même régiment à l’ordre d’envoyer une relève sur le front.
Il sembla à la jeune fille qu’une douche froide tombait sur elle. Elle se retourna vivement pour savoir qui avait lancé cette phrase. Elle vit derrière elle un jeune officier de l’artillerie de la Garde, à la figure sèche et complètement rasée, aux sourcils en circonflexe, à la bouche mince et longue. Il était de taille moyenne et se tenait très droit. Son regard fixe était glacé et perçant. Il lui déplut infiniment.
— Cet homme est affreux, dit-elle, allons-nous-en.
Mais elle n’avait plus envie de se promener et ramena son cousin chez elle. Elle était silencieuse.
Le jeune officier d’artillerie regarda l’heure à l’horloge sur la tour du bâtiment de la Municipalité. Elle marquait quatre heures et demie. Il se mit à marcher précipitamment jusqu’à la rue des Caravanes où il logeait, presque en face du manège qui abritait un détachement d’automobiles blindées. Dans sa chambre, il trouva deux jeunes gens qui l’attendaient. L’un d’eux était en tenue d’officier, l’autre en civil. Entre ces trois personnages commença aussitôt une longue conversation politique dont le lecteur occidental se lasserait de suivre les infinis et capricieux méandres.
Le maître du logis, Léon Borissovitch Séméonof, qui avait reçu une éducation scientifique, affectait de diviser son discours en parties nettement séparées qu’il énumérait, avec un certain pédantisme, sous les divisions « primo », « secundo », « tertio », auxquelles se mêlaient des grand A, grand B, etc. Il avait pourtant un réel talent d’orateur, parlait avec flamme et d’une façon directe. Son collègue, officier de cosaques taillé en athlète, peinait à l’écouter et, à chaque instant, l’interrompait, ou pour demander une explication, ou pour soulever une objection que Léon Borissovitch réduisait d’un ton sec, en trois phrases, à néant. Il avait alors pour contempler son adversaire défait le même regard qui avait glacé l’âme enthousiaste de Lydia, sur Nevski, une heure plus tôt. Le troisième partenaire restait silencieux. Il portait le nom, bien connu dans le parti social-révolutionnaire, d’André Ivanovitch Spasski. Il avait été en Sibérie pendant quelques années, puis en exil. A la déclaration de guerre, alors qu’il avait l’autorisation de résider à Pétrograd, il s’était signalé par son ardeur patriotique, avait prononcé des discours qui firent sensation et écrit des articles dans lesquels il déclarait que, pendant la guerre, un Russe ne pouvait avoir d’ennemi qu’étranger et que la lutte politique intérieure était criminelle. Il avait été couvert d’injures par les chefs des partis révolutionnaires exilés. Il s’était engagé, avait fait campagne, puis avait été réformé pour cause de santé. Spasski était un homme qui parlait peu, qui n’avait pas de brillant, mais on lisait dans les traits de son visage un peu massif une rare énergie, et ses yeux vifs inspiraient la confiance. Il s’exprimait avec douceur ; on sentait qu’il avait réfléchi à ce qu’il disait et qu’on ne l’ébranlerait pas aisément.
Séméonof arrivait à la fin de son discours qu’il conclut ainsi avec netteté :
— Je me résume, dit-il. Qu’avons-nous devant nous ? Un gouvernement honnête, composé de ce qu’il y a de mieux en Russie, nos chers Cadets, des hommes probes, des théoriciens, des orateurs. D’expérience politique, pas l’ombre, et où en auraient-ils pris, les pauvres ? Ce n’est pas dans les zemstvos qu’on apprend à gouverner les hommes. Mais cela n’est rien. Je veux que ce gouvernement ait tous les mérites du monde, mais il est comme la jument de Roland qui avait toutes les qualités, seulement elle était morte. Où est leur autorité ? Nulle part… Vous me direz qu’ils représentent les forces morales de l’Empire. Aux heures de crise, je ne crois pas aux forces morales, mais aux baïonnettes. Voyez-vous Lvof faisant élever une guillotine sur la place du Palais-d’Hiver et raccourcissant ses adversaires politiques ? Les grands révolutionnaires français ne s’y sont pas trompés. La machine du docteur Guillotin ne chômait pas sur la place de la Concorde. Aussi l’énergie farouche des Jacobins a triomphé et le drapeau tricolore a vaincu l’Europe. En face du gouvernement, le Soviet, un chaos encore, mais dans lequel je discerne toutes les forces obscures qui s’agitent en Russie. Dans ce Soviet, vous trouverez chez les socialistes révolutionnaires ou démocrates autant de talents que chez les Cadets. Sans doute, une égale inexpérience politique, mais un programme plus net, qui va plus droit aux foules que celui de nos libéraux. A inexpérience égale, programme plus séduisant. Mais ce qui emporte tout, c’est que le Soviet a la force matérielle, la baïonnette des soldats qui ont fait la révolution. Contre cela, pas d’argument. Je vais où est la force : je me suis fait désigner par ma compagnie comme son représentant au Soviet. C’est là qu’est l’avenir, c’est là que je travaillerai.
La voix de l’orateur avait lancé ces deux dernières phrases avec une force singulière. Il s’arrêta. Il y eut un silence assez long. Spasski suivait des yeux Séméonof qui se promenait avec agitation dans la pièce, car c’était une décision de principe grave qui menait un ancien officier de la Garde siéger au Soviet socialiste de Pétrograd.
Après quelques minutes, Spasski rompit le silence par trois mots qui emplirent la chambre et prirent soudain comme un volume palpable :
— Et la guerre ?
Il ne dit rien de plus. Séméonof s’arrêta net. Il avait pâli. Il hésita un instant, puis, prenant un parti, il répondit :
— La guerre est finie. Ce pays n’en veut plus. La révolution ouvre des questions nouvelles et plus graves. Quand elles seront résolues, alors seulement nous ferons une autre guerre, à notre heure, à notre choix. L’avenir est aux gens qui voient clair.
Il y avait du défi dans la façon dont il prononça ces mots, comme si, n’étant peut-être pas tout à fait sûr de sa pensée, il cherchait par une affirmation hardie à se l’imposer à lui-même.
De nouveau, il y eut un silence, plus pesant que le précédent, et dont l’officier de cosaques lui-même sentit la gêne jusqu’à un point insupportable. Il se leva à son tour, s’approcha de la fenêtre. Il faisait nuit déjà. Sur la place, on voyait à la lueur des réverbères un groupe de soldats devant le manège d’automobiles. Une auto blindée manœuvrait pour rentrer dans le garage. Dans la chambre, il y eut encore quelques minutes de conversation sur des sujets anecdotiques, sans importance. Puis, Spasski et l’officier de cosaques prirent congé de leur hôte. Dans la rue, au moment de se quitter, l’officier demanda :
— Et vous, André Ivanovitch, qu’allez-vous faire ?
— Je suis encore à Pétrograd pour une dizaine de jours, dit-il. Mais l’avouerai-je ? J’ai désiré toute ma vie la révolution, et voilà qu’au jour où elle m’est donnée, elle me fait peur, car elle arrive en pleine guerre et la Russie ne pourra supporter ce double fardeau. Selon moi il faut régler notre compte avec l’ennemi extérieur d’abord. Je vais partir à l’armée. Nous aurons des millions de déserteurs. Comment retenir les soldats sur le front ? Comment leur faire comprendre qu’ils doivent défendre à la fois la Russie et la révolution ?… Peut-être est-ce impossible ? En tout cas, je vais essayer.