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Quand la terre trembla

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IV
LE DÉPART

Il fallut préparer le départ et obtenir des visas du gouvernement. Lydia avait déclaré qu’elle ne quitterait la Russie qu’au jour où Savinski aurait son passeport en règle pour l’étranger. Il était impossible de le demander sous son nom. Heureusement avait-il le passeport d’Ivan Iliitch Petrof, courtier en lin, que lui avait remis Spasski. Devait-il essayer de gagner sous ce nom l’Esthonie voisine ? Il y avait à Reval, en ce moment, des acheteurs de lin pour l’Europe et peut-être le prétexte serait-il suffisant. Vaudrait-il mieux, au contraire, s’enfuir clandestinement par la Finlande ? Des agences de contrebandiers se chargeaient de vous faire passer la frontière moyennant une vingtaine de mille roubles. Lydia était très opposée à ce projet qui lui paraissait dangereux, alors qu’à Savinski il semblait facile. Elle ne voulait l’adopter que comme dernière ressource si le visa pour Reval était refusé. Savinski s’en occupa sans perdre de temps.

Cependant Lydia ne désespérait pas d’obtenir par Séméonof, pour elle et les siens, un laissez-passer qui leur permettrait de gagner en quelques heures la Finlande. Le vieux prince, bien que l’amélioration de sa santé persistât, ne pourrait supporter un trajet plus long. La princesse vivait dans une grande agitation. Ses malles étaient prêtes et fermées dès le lendemain du jour où la perquisition avait eu lieu. Elle ne quittait pas son costume de voyage. Ses relations avec son vieil ami Vassilief avaient subi un étrange changement. Elle le traitait maintenant comme un homme sans valeur, comme un être inutile qu’on tolère auprès de soi, mais dont on n’attend rien. Elle ne lui pardonnait pas de n’avoir su lui procurer à la gare de Finlande les billets qu’elle l’avait envoyé chercher. Elle affectait de se désintéresser de lui et lorsque le pauvre général, qui se sentait oublié dans la fièvre qui tenait tous les hôtes de la maison, se risquait à demander : « Et que ferai-je, moi ? », elle se bornait à répondre : « Vous n’êtes pas un enfant, que je sache. Si vous voulez nous suivre, arrangez-vous. » Quant au prince Serge, il s’entraînait chaque jour à faire quelques pas dans son cabinet tout en sifflotant une marche guerrière. Il se préoccupait du sort de Savinski. Lydia, sans lui donner de détails, le rassura. Savinski serait à Helsingfors deux ou trois jours après eux.

Les bureaux refusant les visas pour l’étranger, il fallut aller voir Séméonof. Lydia s’y rendit seule.

Séméonof l’écouta avec une bienveillante politesse et ne fit aucune difficulté pour le visa du prince et de la princesse qu’il tâcherait d’obtenir du commissaire des Affaires étrangères. La détestable santé du prince justifiait une cure à l’étranger. Un médecin l’irait voir et donnerait son opinion. Mais la chose pouvait être regardée comme acquise.

Lydia éprouvait une étrange sensation à se trouver en face de Séméonof. Elle avait peine à imaginer, en le voyant, qu’il était un des chefs de ce terrible parti bolchévique qui répandait la terreur en Russie et pour qui la vie des gens ne comptait guère. Il était d’une courtoisie parfaite avec elle, plus encore qu’aux jours de naguère où elle le rencontrait chez Nathalie Choupof-Karamine. Il était élégant, soigné. Se pouvait-il que cette main blanche eût signé tant de condamnations à mort ?… Il avait sauvé Savinski… Mais n’était-ce pas lui qui l’avait fait emprisonner ?… Comme il était énigmatique, impénétrable !

Cependant il se montrait fort aimable et il traitait sa visiteuse avec beaucoup d’égards. Manifestement il voulait lui plaire.

— Je comprends, dit-il, que votre père et votre mère veuillent quitter Pétrograd et je ferai ce qui dépend de moi pour faciliter leur départ. Mais vous, Lydia Serguêvna, pourquoi partir ?… Si vous étiez une jeune fille ordinaire, je trouverais naturel que vous ayez peur d’habiter une ville où l’ordre n’est pas encore parfait, tant s’en faut, où l’on est mal chauffé et où l’on mange médiocrement. Mais vous êtes bien au-dessus de ces craintes vulgaires… Vous êtes courageuse, je le sais. On ne vous effraie pas facilement… Est-ce que vous ne sentez pas le prodigieux intérêt qu’il y a à vivre en Russie aujourd’hui ? Jamais notre pays n’a été le champ d’une expérience humaine plus passionnante que celle que nous y tentons. Le monde entier a les yeux sur nous. Notre fièvre a passé les frontières, gagné l’Europe et franchi les mers. De cette maladie, une humanité nouvelle va naître. C’est ici qu’elle verra le jour… C’est la Russie qui en fera cadeau au monde. Jamais la Russie n’a vécu une heure plus noble et plus émouvante… Pensez à nos grands hommes, à nos panslavistes, à Dostoievski que vous aimez tant. Ils ont tous senti qu’il était réservé à la Russie de dire la parole nouvelle que l’univers attend. Eh bien ! cette parole, c’est nous qui l’apportons, Lydia Serguêvna, et c’est au moment où la Russie est en enfantement que vous voulez aller vivre une existence facile d’oisifs, à l’étranger, et cela pour éviter l’inconfort de Pétrograd d’aujourd’hui ?… Lydia Serguêvna, permettez-moi de vous le dire, cela n’est pas digne de vous.

Il tenait à Lydia le langage même qu’elle attendait. Il n’était pas de jour où elle ne se désolât d’être obligée de quitter la Russie et les arguments nouveaux que lui apportait Séméonof trouvaient audience en elle. Aussi suivit-elle ce dernier sur le terrain où il l’appelait et une vive conversation s’engagea entre eux, à laquelle l’officier prit le plus vif plaisir.

Mais Lydia revint à son point de départ.

— Mon père est à la fin de ses jours, dit-elle. Il n’aime que moi au monde ; je ne puis le quitter, mais croyez bien, Léon Borissovitch, que je serai désolée de vivre à Helsingfors. D’abord, je déteste les Finlandais…

— Bravo ! cria Séméonof enchanté, j’entends une vraie Russe… Vous verrez, Lydia Serguêvna, ce que nous allons faire avec notre armée. Mais si vous partez…

Il s’arrêta, hésita, regarda Lydia bien en face et ajouta :

— Est-ce que vous aurez vraiment le courage de nous laisser ?…

Et, sans lui laisser le temps de répondre, il continua :

— Eh bien, si vous vous en allez, je suis certain que vous reviendrez, à moins que ce soit nous qui allions vous chercher en Finlande.

Et, tout à coup, il dit :

— A propos, que pense de tout cela notre ami Nicolas Vladimirovitch ? Vous savez que nous ne le laissons pas partir.

Lydia, surprise par cette attaque inattendue, ne put s’empêcher de rougir. Ce Séméonof était décidément un homme dangereux, elle l’avait bien jugé dès le premier jour. Comme elle aurait voulu crier la vérité à Séméonof, qui s’imaginait pouvoir lui plaire ! Elle se mordit les lèvres et se borna à répondre :

— Vous le lui demanderez vous-même, Léon Borissovitch.

Une dizaine de jours plus tard, la famille Volynski avait ses passeports en règle, Katia elle-même y était portée.

Savinski, cependant, travaillait à obtenir un visa pour Ivan Iliitch Petrof. L’argent joua un rôle efficace dans les bureaux du commissariat et, un soir, comme Lydia venait dîner avec lui, il lui montra le papier officiel qui permettait au courtier en lin de se rendre à Reval. Une fois là, Savinski n’aurait aucune difficulté à gagner Helsingfors. Par crainte d’une perquisition, il laissa le passeport dans son appartement de la Fontanka.

Les Volynski partiraient un matin pour la Finlande. Le même soir, Savinski prendrait le train pour Reval. Depuis une quinzaine de jours, il laissait pousser sa barbe, et il avait acheté un pince-nez un peu teinté, de façon à n’être pas reconnu, s’il rencontrait quelqu’un de connaissance à la gare ou dans le train.

La veille du départ, au matin, Lydia fut surprise d’être appelée au téléphone par Séméonof. Le commandant en chef de l’armée du nord souhaitait un bon voyage et un prompt retour à la jeune fille. Des ordres étaient donnés à la frontière pour que les formalités leur fussent facilitées. Séméonof, enfin, pour épargner au vieux prince la fatigue d’un trajet en traîneau, se permettrait de lui envoyer son automobile pour le conduire à la gare. Il termina sur cette phrase :

— Je fais en sorte d’être assuré de vous revoir, Lydia Serguêvna.

Que voulaient dire ces mots énigmatiques ? Ils inquiétèrent la jeune fille. Séméonof lui apparaissait comme un être doué d’un pouvoir diabolique. Jusqu’où pouvaient s’étendre ses machinations ténébreuses ?… Mais dans l’affairement de la matinée, elle n’eut guère le loisir d’y songer. La princesse accepta comme chose naturelle et due l’offre de l’automobile. Séméonof n’avait-il pas appartenu jadis à un des régiments de la Garde ? C’était, en somme, un homme de son monde. La bonne éducation était en dehors et au-dessus des questions politiques.

Lydia passa l’après-midi chez Savinski. Elle ne lui communiqua pas les dernières paroles de Séméonof. A quoi bon l’inquiéter ? Du reste, elle ne songeait qu’à ce départ du lendemain matin qui, pour trois ou quatre jours au moins, allait la séparer de son amant. Elle ne pouvait se faire à l’idée de le laisser seul même quelques heures à Pétrograd. Elle lui fit promettre de ne pas se montrer de la journée dans les rues ; il devait passer l’après-midi à la Fontanka et, à la nuit, gagner la gare Baltique. Il ne devait parler à personne dans le wagon et, dès qu’il serait à Reval, il lui télégraphierait à l’hôtel Kemp à Helsingfors. Ces détails précis, qu’elle répéta plusieurs fois, n’arrivaient pas à dissiper son inquiétude. Elle essayait de la cacher à son ami ; elle n’y parvenait pas. Et Savinski, lui-même, voyant devant lui sa belle et jeune maîtresse, avait le cœur serré à l’idée qu’il la contemplait pour la dernière fois. Les plus sombres pressentiments les agitaient ainsi. L’atmosphère, dans le petit appartement, était devenue si chargée qu’ils le quittèrent presque soulagés lorsque l’heure vint pour Lydia de rentrer chez elle. Savinski l’accompagna jusque dans sa chambre. C’est là qu’ils se firent leurs adieux.

Comme il retournait à Aptiékarski Péréoulok, il lui sembla que deux hommes en civil le suivaient. Il s’arrêta au coin de la Millionnaia pour allumer une cigarette. Les deux hommes le devancèrent et continuèrent leur chemin sans paraître prendre garde à lui. Mais, alors qu’il pénétrait sous sa porte cochère, il crut les apercevoir sur le trottoir opposé, un peu derrière lui, dans sa rue même.

Le lendemain, il ne sortit de chez lui que vers deux heures. Il eut la précaution de passer par l’escalier de service et de traverser la maison qui donnait sur le Champ-de-Mars. Il y avait plusieurs passants sur la route qui longe le canal, mais il ne remarqua rien de suspect et arriva sans être inquiété à la Fontanka.

Dans l’appartement, il se précipita à la fenêtre et, de derrière les rideaux, il regarda le quai. Appuyés contre le parapet, devant des barques chargées de bois, il vit quelques bateliers qui attendaient des clients. Le ciel d’hiver était pur, et le soleil déjà bas. La sérénité du paysage qu’il avait sous les yeux le calma un peu. Depuis qu’il avait quitté Lydia, il avait une peur constante d’être arrêté, une peur irraisonnée qui ne le lâchait pas, qui le faisait trembler malgré lui. A chaque instant, il regardait sa montre. « Encore quinze heures, encore douze heures, encore dix heures avant d’être à la frontière. » Et, à chaque minute qui coulait, le temps qui lui restait à vivre en Russie semblait s’allonger démesurément ; il ne pensait à rien ; son cerveau vide n’était occupé qu’à compter les secondes. Vers cinq heures, il prit du thé et mangea quelque chose. A six heures, par une nuit sombre, il descendit sur la Fontanka. L’air froid lui fit du bien ; ses nerfs se calmèrent. Il marcha d’un bon pas jusqu’à Nevski et là prit un traîneau et se fit mener à quelque distance de la gare Baltique. Il ne portait avec lui qu’une légère valise.

Il franchit à pied les quelques centaines de pas qui le séparaient de la gare. Une foule de gens se pressaient le long de barrières de bois dont deux soldats gardaient l’entrée. Il fallait montrer un laissez-passer pour pénétrer à l’intérieur. Savinski tira le permis dont il s’était muni et entra sans difficulté. Dans la gare, l’affluence était moins grande. Le train pour Reval était déjà formé. Il se dirigea vers un wagon de seconde classe.

Comme il mettait le pied sur les marches, une voix derrière lui dit :

— Nicolas Vladimirovitch…

Instinctivement, il se retourna.

Un homme de taille moyenne, en civil, à la courte barbe blonde, le regardait.

— Veuillez m’accompagner jusqu’au commissariat de la gare, Nicolas Vladimirovitch.

Savinski, sans élever une protestation, le suivit.

Après les heures d’angoisse qu’il venait de vivre, il éprouvait une étrange impression de calme, de détente. Le destin avait parlé.

Une heure plus tard, il était enfermé à la Gorokhovaia. Sa fiche d’écrou portait : « A soutenu de Pétrograd tous les mouvements d’insurrection contre la République des Soviets, était en liaison avec Spasski, arrêté le 1er mars 1919 à la gare Baltique au moment où il essayait de franchir la frontière, porteur d’un faux passeport. »

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