Quand la terre trembla
IX
PÈRE ET FILLE
On était aux jours les plus courts de l’année et la nuit était déjà venue quand Savinski fut introduit dans le petit salon que le prince Serge ne quittait plus. Il était à son ordinaire dans son fauteuil, un châle sur les épaules, un autre sur les jambes. Savinski fut frappé de son extrême maigreur ; ses yeux brillants de fièvre étaient enfoncés sous les arcades sourcilières ; sa main droite, qui reposait sur le bras du fauteuil, était pâle et décharnée ; les ongles allongés semblaient appartenir déjà à un cadavre. « C’est la fin, pensa Savinski, en le voyant. Lydia n’aura plus que moi. » Déjà il avait oublié le lord Douglas.
Le prince se tourna avec difficulté vers l’arrivant.
— Je suis heureux de vous voir, dit-il d’une voix basse…
Une quinte de toux le secoua. Quand elle fut passée, il sourit douloureusement.
— Je suis fichu, fit-il. Me voilà revenu d’Andalousie. C’est dommage… Quel beau pays ! On y sent l’Arabie encore, l’odeur des épices vous remplit les narines quand le vent du sud fait monter la poussière des chemins… Je suis très sensible aux parfums, Nicolas Vladimirovitch. C’est peut-être à cause de mon grand nez… Vous avez remarqué, mon cher, que je n’ai pas un nez russe… Une de mes grand’mères doit avoir aimé quelque Circassien, là-bas, au bord de la mer Noire, où il fait chaud… A certains moments, il me semble que je sens encore dans mes veines la chaleur de l’Orient… Croyez-vous qu’on ait vécu déjà sur cette terre ? Si oui, j’ai été un Maure de Boabdil à Cordoue, près du Guadalquivir que l’été met presque à sec entre ses rives brûlées. Je me souviens, je me souviens… Et notre Pouchkine descendait d’un Abyssin…
Il parlait avec peine, s’arrêtant parfois pour avaler sa salive. Il divaguait un peu, tout en monologuant. Il avait oublié la présence de Savinski. Il renifla.
— Ici, ça sent le moisi ; nous vivons dans la pourriture. La Néva, elle, n’est jamais à sec. Elle est toujours gonflée d’eau, cette mâtine… C’est un fleuve impérial ; il n’y a rien de pareil au monde… Mais c’est un fleuve russe, énorme et stérile ; il coule dans un marais. Il a fallu la folie de Pierre le Grand pour entasser des montagnes de pierre dans ces solitudes humides !… Quelle aberration !… Mais pour moi, il n’y a plus qu’un empire, l’empire des morts… Vous vous souvenez du vers de La Fontaine : Et dont les pieds touchaient à l’empire des morts. Ah ! ah !… mes pieds y sont déjà entrés ; ils n’en ressortiront plus… Et je les suis lentement…
Il rit, et son rire amena une crise de toux prolongée. Un domestique apportait du thé. Le prince revint à lui, tendit une cigarette à Savinski, en prit une et dit :
— Je vous demande pardon de mes radotages. C’est l’air de Pétersbourg qui m’a empoisonné. Racontez-moi les nouvelles, Nicolas Vladimirovitch. J’ai quelque chose à vous dire, oui, quelque chose de très important, mais tout à l’heure… tout à l’heure, quand nous aurons pris le thé…
Savinski le mit au courant de la situation telle qu’il la voyait. Il ne fallait pas douter que les bolchéviques ne s’affermissent au pouvoir. Les négociations de paix allaient grand train depuis que Trotski lui-même était parti pour Brest-Litovsk. A l’intérieur, le désordre le plus complet ; la ruine dépassait l’imagination. Et voilà que déjà les Allemands avaient envoyé une mission financière et commerciale avec le comte Mirbach. Le vieux Lamshof, de la Deutsche Bank, était là. Il ne l’avait pas vu encore, mais il aurait un rendez-vous avec lui au premier jour.
— Qu’est-ce que les Allemands feront ? conclut Savinski, nous n’en savons rien. S’ils veulent faire avancer un corps d’armée ici, qui les en empêchera ? Ils seront acclamés et votre charmante voisine donnera de grandes réceptions en leur honneur. Nous irons tous, du reste. Nous aimons à être du côté du manche, comme disent les Français. C’est un défaut national. Mais pourront-ils entreprendre de nourrir cette ville affamée ? Faut-il le souhaiter ? Je vous avoue que je ne sais plus ce qu’il faut désirer.
— Je les déteste plus encore que les bolchéviques, répondit le prince. Dieu m’évitera cette honte ; je ne les verrai pas… Mais laissons cela. Mettez une bûche au feu, tenez, cette grosse-là qui attend son tour avec impatience… Ah ! elle va flamber, la gaillarde, tout à l’heure. Elle était, il y a un an, dans une belle forêt de Finlande avec ses sœurs. Et maintenant, elle va réchauffer les vieux os du prince Volynski… Voilà, mon cher, une destinée bien remplie : un peu de fumée dans l’air, un peu de chaleur dans mon maigre corps. Cela passe comme un songe, et puis rien, voilà, voilà !… A présent, il faut parler sérieusement, mon ami, dit-il en hochant la tête, très sérieusement, voyez-vous.
Il s’arrêta un instant, et Savinski se demanda si le faible vieillard allait, par une saute brusque d’idées, le prier de combiner le passage difficile de la frontière et de faire les plans d’un voyage en Égypte, ou en Sicile.
Mais le prince ne le laissa pas longtemps dans le doute.
— C’est de Lydia qu’il s’agit, fit-il, de ma petite Lydia… Vous comprenez bien, mon cher, que c’est mon seul souci… Une petite fleur comme elle dans cette ville de folie ! Les soldats et les bandits dans la rue, et ce Lénine, ce Trotski à Smolny !… Qu’est-ce qui lui arrivera, Nicolas Vladimirovitch ? Elle est si jolie, cette enfant… Vous avez remarqué, où qu’elle passe, les gens s’arrêtent et la regardent… C’est une beauté, mon cher, je suis fier d’elle, je vous assure, très fier… Mais tout cela n’est rien au prix de son âme. Là il n’est rien que de pur, pas une pensée cachée, pas une restriction, pas un sous-entendu : tout est clair, ouvert, bon et généreux ; je lis en elle, je sais tout ce qu’elle pense et ce qu’elle sent. Eh bien, je vous le dis, c’est un cœur incomparable, ma Lydotchka… Alors, voyez-vous, je tremble pour elle, elle va être seule… Seulement, voilà, il y a un fait nouveau, oui, je sais bien, vous le connaissez. Lydia vous l’a dit, elle vous dit tout. Ce lord Douglas veut l’épouser…
Ici le prince soupira et s’arrêta pour reprendre haleine. Il avait l’air très triste. Savinski, qui s’intéressait prodigieusement à la conversation depuis qu’elle avait comme thème Lydia, commençait à se demander avec un peu d’inquiétude où visait le prince Serge.
— Pour dire le vrai, continua le vieillard, j’admire les Anglais, mais je ne les aime pas… Ce sont des gens sans méchanceté, mais ils sont durs. Pas de cœur, mon cher, pas d’ouverture d’âme… Naturellement, je n’aurais jamais songé à donner Lydia à un Anglais. Seulement, voilà, Nicolas Vladimirovitch, je suis fini, et puis il y a la révolution, et Lydia est là dans cette ville qu’elle ne veut pas quitter… Naturellement, elle nie le danger, vous la connaissez, mais elle ne me prend pas à ces ruses enfantines. C’est à cause de moi qu’elle ne veut pas partir…
— Mais, qu’est-ce qu’elle a répondu à lord Douglas ? interrompit Savinski, soudainement anxieux de savoir avec précision ce qui s’était passé.
— Hé ! mon cher, fit le vieux prince en riant, elle n’a rien répondu, comme font toujours les filles. Elle s’en est tirée en plaisantant, et voilà tout… Seulement, lord Douglas est revenu la voir, hier avant dîner, et, cette fois-ci, a insisté… Il paraît qu’il est superbe, ce garçon. Comment le trouvez-vous ?
— Magnifique et insignifiant, jeta Savinski avec nervosité. Il a un titre, il est beau comme on ne l’est pas, il est jeune, il est riche. C’est un Adonis avec un carnet de chèques. Et cela dit, il n’y a rien de plus à ajouter. La seule idée qu’il puisse être un mari pour Lydia Serguêvna est risible.
— Oui, mon ami, je vois, je vois, et vous avez raison… Mais, dans les circonstances où nous sommes, je suis obligé de penser autrement… Vous comprenez, Nicolas Vladimirovitch, c’est un homme honorable, et c’est la sécurité… S’il épouse Lydia, il l’emmène en Angleterre… Moi, je crève ici, c’est entendu, mais je n’ai plus de soucis, mon cher, vous voyez la chose ; je m’endors un beau jour dans la paix de l’âme parce que je saurai que ma fille est à l’abri du danger… C’est capital, mon ami… Il n’y a pas de repos sans cela.
Il parlait sur un ton très bas, avec une assurance calme, comme s’il n’y avait plus le moindre doute dans son esprit sur le parti à prendre.
— Seulement, reprit-il, ce n’est ni moi ni vous qui décidons. C’est Lydia. Lydia, on n’en fait pas ce que l’on veut. Pourtant, elle est pleine de raison, ma fille. Mais, dans une question comme celle-là, je n’ai aucune influence sur elle, parce qu’elle pense que je me sacrifie… Alors, nous avons des dialogues incroyables, Nicolas Vladimirovitch, et qui m’agitent… Nous nous sommes disputés sur ce sujet hier soir assez longtemps et, à la fin, elle m’a dit très sérieusement : « Est-ce que tu ne m’aimes plus, papa, que tu veux te débarrasser de moi ? Si c’est vrai, alors dis-le, et je m’en irai d’ici. » Eh bien, moi, mon cher, je suis vieux et faible, et quand j’ai entendu ma fille parler ainsi, je l’ai prise dans mes bras ; j’ai pleuré, comme un enfant, et je l’ai suppliée de rester… Que voulez-vous, c’est déplorable, mais qu’y faire ? Et ce qu’il y a de curieux, c’est qu’elle a pleuré avec moi, je ne sais vraiment pas pourquoi. Elle a aussi les nerfs malades, nous avons tous les nerfs malades, Nicolas Vladimirovitch. Je ne puis plus rien dire à ma fille sur ce sujet. Et c’est pour cela que je vous ai demandé de venir… Vous êtes la seule personne que Lydia aime… Oui, elle vous aime, mon ami… Tout ce que vous dites est pour elle parole d’évangile. Vous êtes un homme fort, Nicolas Vladimirovitch, et puis vous êtes désintéressé dans cette affaire… Parlez-lui. Suppliez-la d’accepter ce lord Douglas (que le diable emporte, du reste !), et dites-lui la vérité, que je vais mourir, qu’elle sera seule, que j’aurai trop de chagrin à la laisser dans cette ville maudite… Je vous en prie, faites tout ce qu’il faut. Moi, je ne peux plus parler. Nous nous mettrons encore à pleurer tous deux. Vous comprenez que c’est stupide… Aussi, je vous demande de m’aider. Vous la déciderez à accepter, puisqu’il le faut… Vous êtes son ami.
Le prince se tut ; il était terrassé par l’émotion et respirait avec peine… Écroulé dans son fauteuil, il ne semblait plus avoir que quelques étincelles de vie en lui.
Savinski le regardait sans parler. Sa belle figure s’était durcie ; il avait vieilli. Il se passa la main sur le front et, sans plus réfléchir, se leva.
— Allons, je vois qu’il faut le faire. Vous avez raison. Il ne faut penser qu’à elle aujourd’hui. Ni vous ni moi ne pouvons la protéger… Savez-vous où je la trouverai ?
— Merci, mon ami, merci, fit le prince en lui tendant la main. Attendez, un domestique va vous conduire chez elle. Ma femme est en bas et, vous savez, on ne peut plus chauffer que le devant de la maison… Elle vous recevra dans sa chambre… Cela n’a aucune importance entre nous… Vous êtes notre ami, notre seul ami… Merci.
Quelques minutes plus tard, Savinski entrait dans la chambre de Lydia qu’il ne connaissait pas. C’était une grande pièce dont les deux fenêtres regardaient le quai de la Néva. Elle était assez sombre. Une lampe électrique dans un plafonnier répandait une faible lueur, car l’usine électrique manquant de charbon ne fournissait qu’un courant insuffisant. Une lampe à pétrole, sous un grand abat-jour, posée sur une table, éclairait Lydia étendue sur un divan recouvert d’un châle ancien. Elle avait dénoué ses cheveux et, lorsqu’elle se leva pour aller à la rencontre de son ami, ils flottèrent autour d’elle. Ils descendaient jusqu’aux hanches en nappes légères, ondées et dorées, qui semblaient absorber toute la lumière qui était dans la chambre. A la trouver ainsi, le cœur de Savinski lui défaillit. Jamais il ne l’avait vue décoiffée, dans ce déshabillé qui suppose une intimité plus grande, et, pour la première fois, il sentit un obscur et passionné désir monter en lui de la prendre dans ses bras et de la garder pour lui seul. C’était à cette femme qu’il fallait renoncer ! Ah ! le sacrifice que lui demandait le prince Serge était au-dessus des forces humaines. Sous le coup de l’émotion qui le poignait, il s’arrêta un instant.
Mais déjà Lydia était près de lui.
— Vous m’excuserez, Nicolas Vladimirovitch, de vous recevoir ainsi. J’avais mal à la tête et j’ai défait mes cheveux dont je ne pouvais supporter le poids.
Elle leva les yeux sur lui.
— Mais vous êtes pâle, mon ami. Qu’avez-vous ? Êtes-vous fatigué ?… Vous n’avez pas d’ennuis, j’espère. On va nous donner du thé. Asseyez-vous là, près de moi, sur le divan.
Elle le prit par le bras et l’entraîna. Mais Savinski refusa de se mettre près d’elle sur le divan et choisit un fauteuil de l’autre côté de la table. On entendait dans la pièce voisine, dont la porte était ouverte, les pas de la nourrice Katia qui allait et venait rangeant le linge de sa maîtresse. Parfois, elle entrait dans la chambre pour dire à Lydia quelques mots.
Une femme de chambre apporta du thé. Lydia demandait à Savinski des nouvelles des siens. Avait-il été satisfait de son séjour en Finlande ? Ses enfants se portaient-ils bien ?
Savinski, tout troublé qu’il fût, remarqua avec surprise qu’il y avait un rien de changé dans le ton sur lequel elle s’exprimait. Elle parlait avec une grande amitié, mais il y avait pourtant quelque chose d’un peu distant, d’un peu conventionnel qui ne lui échappait pas et qui était nouveau entre eux.
Il donna des détails sur la vie que menaient là-bas sa femme et ses enfants. Il dit l’impatience de Boris à l’idée de rentrer à Pétrograd et combien il était difficile pour Sonia de passer ses journées si loin de lui, se rongeant de soucis à son sujet. Il parla assez longtemps sans regarder Lydia et, comme il finissait, il leva les yeux. Elle était à moitié renversée sur le divan ; ses cheveux lui faisaient une couche dorée. Mais il fut frappé de voir qu’elle avait la bouche crispée comme si elle souffrait.
Décidément l’atmosphère de cette chambre était lourde. Il y avait quelque chose d’inexplicable entre eux dont ils sentaient le poids mystérieux. C’était, sans doute, la grande question soulevée par la demande de lord Douglas. Il fallait y arriver et Savinski s’y jeta, sans plus attendre, comme un homme qui a décidé d’en finir avec ses jours se précipite dans l’abîme, les yeux fermés.
— Où en êtes-vous avec le lord Douglas, Lydia Serguêvna ? demanda-t-il. J’ai beaucoup pensé à ce que vous m’avez dit.
Lydia se redressa, fixa son regard sur lui comme si elle voulait lire au fond de ses pensées et lui dit brusquement :
— Et vous-même, Nicolas Vladimirovitch, où en êtes-vous avec le lord Douglas ?
L’inattendu de cette question, ce qu’elle avait de direct et de surprenant par le lien qu’elle établissait soudainement entre Lydia, lord Douglas et Savinski lui-même, le laissa stupéfait.
Il y eut un bref silence, puis Savinski, prenant son parti, mais sans oser regarder la jeune fille qui, elle, ne le quittait pas des yeux, dit :
— Je pense, Lydia Serguêvna, que, dans les circonstances où nous sommes, vous n’avez pas le droit de le repousser.
— Êtes-vous sûr que ce soit votre opinion à vous ? dit-elle d’une voix claire. Il ne faut pas me tromper, Nicolas Vladimirovitch. Faites-y attention. Vous savez que j’attache beaucoup de prix à ce que vous me dites… Je vous en prie, pesez vos paroles. Elles auront un grand poids aujourd’hui. Réfléchissez sérieusement… Mon père m’a dit la même chose que vous. Sans doute, il vous l’a répété tout à l’heure, et peut-être vous a-t-il influencé ?… C’est vous que je veux entendre et non lui à travers vous.
Elle s’était animée singulièrement tandis qu’elle parlait. Pourtant elle avait perdu ses couleurs et ses yeux brillaient presque sombres dans son visage pâli.
Savinski, qu’on admirait pour son imperturbable sang-froid et sa bonne humeur souriante dans les discussions d’affaires les plus chaudes, se troubla devant une mise en demeure si véhémente. Il ne savait que répondre. Allait-il trahir le vieux et pathétique prince ? Allait-il se trahir lui-même ? Il hésita, balbutia, crut s’en tirer par quelques généralités sur ce que les circonstances avaient d’exceptionnel, sur le souci naturel qu’on pouvait se faire en des temps si troublés pour des personnes qui vous étaient chères. Il avait honte de lui-même et des propos vagues qu’il tenait dans un moment si grave. Il termina, enfin, par cette phrase sans signification :
— Nous ne voulons que votre bonheur, ma chère amie.
Il fut étonné de voir que Lydia paraissait se satisfaire de cette équivoque réponse et ne le ramenait pas à la question précise qu’elle lui avait posée. Elle semblait maintenant plus calme, plus heureuse, et changea de sujet, lui demandant ce qu’il avait fait depuis qu’il était rentré à Pétrograd.
Dans un soudain besoin d’expansion, Savinski lui dit qu’il avait eu, la veille, à la Banque, la visite de Séméonof, que cet homme l’avait exaspéré, l’avait fait sortir du sang-froid qu’il aurait dû garder et qu’il craignait de s’en être fait un ennemi. Il lui cita la phrase de Séméonof sur le prix de la vie d’un homme.
Lydia, qui l’écoutait avec beaucoup d’intérêt, l’interrompit et lui dit avec vivacité :
— Cet homme peut être très méchant, Nicolas Vladimirovitch… Je ne l’aime pas ; il me fait peur. Prenez garde qu’il songe à se venger. Il est tout-puissant, paraît-il.
Savinski haussa les épaules.
— Les choses sont ainsi, dit-il avec fatalisme. Nous sommes dans les mains de Dieu, Lydia Serguêvna.
Il parut à Lydia qu’il avait l’air très fatigué.
Elle réfléchit un instant. De nouveau son visage prit une expression sérieuse, sa lèvre se crispa.
— Je veux encore vous poser une question. Ne vous moquez pas de moi, Nicolas Vladimirovitch, si aujourd’hui je vous interroge ainsi. A la suite de votre entretien avec Séméonof, n’avez-vous pas pensé à vous sauver en Finlande ?
Savinski la regarda d’un air étonné, comme s’il ne comprenait pas ce que la jeune fille lui demandait.
— Me sauver en Finlande, moi, pourquoi ?… Je n’y ai même pas songé, Lydia Serguêvna.
Lydia comprit qu’il disait la vérité. Et, de nouveau, il y eut un long silence. Un domestique entrant pour annoncer que le dîner était servi l’interrompit. Savinski se leva et allait prendre congé. Lydia le retint.
— Attendez un instant, dit-elle. Je descends avec vous. Donnez-moi une minute pour que je me coiffe.
Elle s’assit à la table de toilette et souleva les lourds cheveux qui couvraient ses épaules et son dos. Elle les peigna, les roula en deux torsades et les ramena sur le derrière de la tête où elle les assujettit avec un grand peigne. Savinski, sans mot dire, la regardait. A assister ainsi à sa toilette, il semblait qu’une intimité nouvelle était née entre eux et il sentait de grandes ondes de bonheur couler en lui. Il ne pensait à rien. La voir près de soi était suffisant.
Lorsqu’elle eut fini, elle se leva et, comme ils descendaient, elle lui dit du ton d’une petite fille qui a été méchante et qui tient à savoir si on lui en veut toujours :
— Voudrez-vous encore vous promener avec moi, Nicolas Vladimirovitch ?… Je vous expliquerai une grande chose que vous n’avez pas comprise : c’est que la solution de papa et la vôtre n’est précisément pas une solution de révolution… Vous comprenez ce que je veux dire, c’est la solution qu’on ne doit pas prendre précisément parce que nous sommes en pleine tempête.
Savinski s’arrêta stupéfait.
— Non, je ne comprends pas, je l’avoue, Lydia Serguêvna. Que voulez-vous dire, pour l’amour du ciel ?
— Naturellement vous ne comprenez pas, fit-elle enchantée, comment pourriez-vous comprendre ? C’est un peu trop compliqué pour un homme comme vous… Je vous raconterai ça un jour, je vous le promets.
Elle riait de bonne humeur et se moquait de lui si gentiment que Savinski se mit à rire avec elle.