Quand la terre trembla
XVI
UN PONT EST COUPÉ
La vieille Annouchka fit à son maître un accueil touchant. La joie qu’elle montra à le revoir témoignait de la crainte qu’elle avait ressentie à le croire perdu. Les soldats, rappelés par un ordre téléphonique, venaient de quitter l’appartement. Il ne restait d’eux que l’odeur tenace du cuir de leurs bottes. Pendant que le cuisinier préparait le déjeuner, elle fit chauffer un bain, déchaussa elle-même Savinski, lui apporta une robe de chambre.
— Grâce à Dieu, dit-elle, vous voilà en sûreté, barine. Et cette belle demoiselle aussi, je pense.
— Oui, fit Savinski, grâce à Dieu, elle est sauvée.
Les larmes lui montaient aux yeux.
Après avoir mangé, une fatigue invincible le jeta sur son divan. Il dormit longtemps, d’un sommeil lourd coupé de rêves affreux. Il revoyait les jambes maigres, aux genoux osseux, d’une petite fille dans les bras de sa mère, et la petite fille sanglotait, sanglotait sans fin… Puis ce fut un homme au nez busqué, trépidant, qui sautillait autour de lui, exécutant une danse satanique… Et soudain, il s’arrêtait, le regardait dans les yeux et, d’une voix blanche, demandait : « Voulez-vous me donner l’adresse de Spasski ? » Et, tandis qu’il parlait, les sonneries de quatre téléphones derrière lui retentissaient sans interruption. Le vacarme dont elles remplissaient la salle ne cessait pas, faisait bourdonner les oreilles de Savinski qui était comme cloué sur son divan par les yeux fixes de cet homme… Tout à coup, il se réveilla, la sonnerie du téléphone appelait, appelait continûment. Il courut à l’appareil. Un message de Séméonof le priait de passer vers quatre heures au commissariat des Affaires étrangères… Il frissonna, se secoua pour chasser les lambeaux du cauchemar qui restaient accrochés à lui… Il regarda au dehors. Déjà la nuit venait. Il tira sa montre. Il était quatre heures moins le quart. Il n’avait que le temps d’aller au rendez-vous. Mais auparavant il demanda le numéro de Lydia. Où voulait-elle le voir ?… Il ne pouvait être chez lui avant cinq heures. Et peut-être serait-il en retard. Mais elle l’attendrait et Annouchka lui donnerait du thé… La voix claire de Lydia au bout du fil acquiesça.
Vingt minutes plus tard, il était en face de Séméonof dans le grand cabinet Empire jaune et rouge où, plus d’une fois, il s’était entretenu avec M. Sazonof. Il y arrivait plein de ressentiment à la fois et de crainte. L’impudence de ce Séméonof dépassait les bornes. Le faire arrêter ainsi au milieu de la nuit, cela ne pouvait se tolérer. Mais le sentiment que Séméonof appartenait à un parti tout-puissant et sans scrupules l’obligeait à se contraindre. Il fallait patienter encore.
Séméonof se précipita au-devant de lui. Il paraissait avoir perdu cette réserve glacée dans laquelle il était toujours enfermé. Il manifesta une colère véritable à l’idée que son ami Savinski avait pu être arrêté ainsi et mené en prison. Il y avait là l’imbécillité d’une commission indépendante qui agissait à l’aveugle et voulait faire du zèle. Informé par Annouchka dès neuf heures, le matin même, il n’avait pas perdu une minute, avait appelé au téléphone Ouritski qui dormait encore après une nuit de travail, et lui avait enjoint, sous sa propre responsabilité, de relâcher Savinski sans perdre un instant.
— J’ai répondu de vous, Nicolas Vladimirovitch, comme de moi-même, ajouta-t-il avec un pâle sourire… Vous savez toutes mes pensées. Je ne vous ai rien caché. Vous nous êtes indispensable. Vous travaillerez un jour avec nous.
La scène fut brève et, lorsque Savinski le quitta, il pouvait avoir l’impression que son interlocuteur avait joué franc jeu et que sa position était, dès maintenant, plus sûre. Mais, tandis qu’il regagnait son appartement, des doutes lui vinrent. « Est-ce encore une comédie ? se dit-il. Savait-il tout à l’avance ? N’a-t-il pas machiné lui-même mon arrestation ?… Ne veut-il pas ainsi exercer une pression sur moi et me faire sentir que je suis dans ses mains ?… Et Lydia ? Sait-il que Lydia était chez moi ? Il est impossible qu’il l’ignore… Va-t-il se servir de cette arme-là aussi ? » Il remarqua enfin que Séméonof n’avait pas fait la moindre allusion à ce qui avait motivé l’ordre de perquisition et d’arrêt. Pas un mot de Spasski ! Cela était étrange et donnait à penser. Ce ne pouvait être par hasard qu’il avait passé sous silence un sujet d’une telle importance. A ce moment, en pleins pourparlers de paix avec les empires centraux, la question du Don préoccupait vivement les commissaires du peuple. Le front de Savinski se plissait. Il allait à pas rapides, la tête baissée. Il releva les yeux : il était en face de chez lui. Les fenêtres de son cabinet de travail étaient éclairées. Lydia était là… Tout fut oublié.
Quelques minutes après, elle était dans ses bras. Les lèvres sur la nuque de la jeune fille, il respirait le parfum enivrant de la jeunesse. Une minute comme celle-là ne valait-elle pas d’être payée par les angoisses de la nuit, par l’odeur âcre de la prison ? Il écoutait Lydia parler. La musique seule de sa voix était un dictame à tous les maux. Elle racontait son retour chez elle, la joie de retrouver sa chambre, ses meubles, l’atmosphère pure qui y régnait, et puis le déjeuner en famille, le grand appétit qu’elle avait.
— Mon père, dit-elle en riant, m’a assuré que je n’avais jamais eu si bonne mine. Il m’a emmenée chez lui un moment. Ah ! si tu savais comme j’avais envie de lui dire que je suis à toi… Peut-être l’avait-il deviné… Non, non, ce n’est pas impossible ; à la façon dont il me regarde parfois, j’imagine qu’il voit très loin en moi et des choses qui doivent rester secrètes… Au fond, il n’a, je crois, qu’un désir : il veut que je sois heureuse… Comment ? Peu lui importe. Il n’a qu’une peur véritable, c’est que les temps où nous vivons me privent du bonheur qui m’est dû. Mais tu comprends qu’il ne peut pas dire ce qu’il sent… Alors, cela va de lui à moi dans des silences où il semble que nous parlions sans prononcer un mot… Rien que des pensées qui volent, tièdes, caressantes, muettes… Je n’ai pas osé parler non plus et je l’ai laissé se reposer… Et puis j’ai dormi longtemps jusqu’à ce que tu me réveilles… Et me voilà enfin près de toi, dans tes bras, à ma place. Je t’aime… Je t’ai toujours aimé, ne le sais-tu pas ? Te souviens-tu, la première fois, quand je suis tombée à tes pieds… Tu m’as relevée ; j’étais comme étourdie et tu me soutenais avec tant de fermeté et de douceur… J’ai vite repris mes sens, — mais faut-il te le dire ? que penseras-tu de moi ? — j’ai fait semblant d’être encore sans connaissance pour rester un moment de plus serrée contre toi… Et puis je ne t’ai pas vu pendant longtemps ! Où avais-tu disparu, méchant ?… Tu étais enfermé chez toi, près des tiens… Ah ! je te battrai, je crois, dit-elle d’une voix changée. Six mois, tu t’es caché ; six mois tu m’as abandonnée… Tu étais heureux, sans doute… Dis, je t’en supplie, dis que tu n’étais pas heureux sans moi !… (Une douleur véritable faisait vibrer ses paroles…) Mais enfin, tu pouvais vivre ; tu ne me cherchais pas. Il a fallu que le hasard nous réunît chez Nathalie… Moi j’avais appris qui tu étais, naturellement… Mais toi, savais-tu même mon nom ?… C’est encore bien beau que tu m’aies reconnue. Tu ne m’avais pas oubliée, dis ?
— Je sentais toujours ton corps souple et charmant dans mes bras, répondit Savinski.
Il la reconduisit chez elle à l’heure du dîner. La Millionnaia était déserte. Au coin d’Aptiékarski Péréoulok qui était plongé dans l’obscurité, un petit groupe de soldats attendait, silencieux, dans la nuit glacée. Un seul réverbère brûlait et éclaira un instant la figure souriante de la jeune fille. Les soldats la regardèrent et laissèrent passer le couple, sans mot dire. Savinski et Lydia, tout occupés qu’ils étaient l’un de l’autre, ne les virent même pas. Ayant mis Lydia chez elle, Savinski hésita un instant, puis se décida à aller dîner au club voisin au lieu de rentrer chez lui. Savinski ne se douta pas qu’il avait échappé ainsi à une nouvelle expérience de la vie révolutionnaire et, qu’eût-il repassé seul devant les soldats, il aurait laissé entre leurs mains son portefeuille, sa fourrure, ses habits et peut-être jusqu’à ses souliers.
Il s’endormit tard dans les draps où il croyait retrouver le parfum de Lydia. C’était une odeur légère, presque insaisissable, qui venait et disparaissait, laissant après elle quelque chose de frais et de brûlant à la fois, quelque chose de presque palpable qui prenait une forme, puis s’évanouissait…
Au matin, Annouchka, en lui servant son déjeuner, posa les journaux sur son lit, et, en manchette, au sommet des colonnes des Isvestia, il lut ces mots : La Révolution en Finlande. Le Gouvernement bourgeois chassé. Les Soviets au pouvoir.
D’une main tremblante, il déploya le journal. Les bolchéviques finlandais, soutenus par les marins et les soldats russes, avaient fait un coup d’État. Ils étaient maîtres d’Helsingfors et de tout le sud de la Finlande. Le gouvernement bourgeois avait pu gagner le nord du pays.
Les matins tristes d’hiver à Pétrograd, comment y sentir sa force ? Les plus solides se réveillent affaiblis, sans audace. Ce sont des heures où la vie reste incertaine au cœur des hommes, sans flamme, comme la lumière indécise au-dessus de la ville dans un ciel pâle qui se souvient d’une trop longue nuit et lutte péniblement pour triompher de l’obscurité. Savinski était atterré.
Sonia, ses enfants dans la tourmente ! Sans lui !… Son imagination ne lui présentait que les images les plus sombres… Des soldats envahissaient la villa… Ils l’occupaient en maîtres ; un désordre affreux ; les pleurs des enfants. Et Sonia jeune et belle, au milieu de ces forcenés !… Ah ! si seulement il s’était hâté davantage ! Que n’eût-il pas donné en ce moment pour la savoir dans la paisible Suède ? Et que faire ?… Y aller ? C’était son devoir… Mais Lydia ?… A prononcer ce mot, il y eut une révolte en lui. Il ne pouvait abandonner la jeune fille et même pour un jour la laisser seule sans la prévenir… Elle avait maintenant des droits sur lui et il sentait qu’il était impossible de lui annoncer par téléphone qu’il partait pour la Finlande retrouver les siens à l’heure du danger…
Il s’habilla lentement, en proie aux plus tristes préoccupations. Vers onze heures, comme machinalement, il se rendit à l’état-major de la place, car il fallait à présent un nouveau visa pour chaque voyage en Finlande. Au bureau des passeports, un commis déclara qu’on ne donnait pas de visa aujourd’hui et qu’on ne pouvait aller en Finlande que pour affaire de service. Qu’il repassât le lendemain… L’obligation de différer son voyage soulagea Savinski. Il se heurtait à une impossibilité matérielle qui lui permettait au moins de vivre en paix avec sa conscience.
Tôt dans l’après-midi, Lydia était chez lui. Elle était de la plus souriante et de la plus tendre humeur. Savinski se laissa emporter dans le monde féerique que ses caresses lui ouvraient. Quand Lydia était là, il ne pensait qu’à elle. Un instant, comme elle allait partir, il fut sur le point de lui parler de la révolution en Finlande. « Il sera temps demain, dit-il, si l’on me donne un visa. » Et il serra sa maîtresse dans ses bras.
Ils se revirent le soir chez Natacha. C’était la première fois qu’ils se retrouvaient en public. Savinski désirait et redoutait cette épreuve. Saurait-il modérer le feu de ses yeux en regardant la jeune fille ? Elle-même aurait-elle la force de jouer l’indifférence ? Il entra. La première personne qu’il vit dans le cercle fut Lydia. Elle avait choisi de porter la robe noire qu’elle avait eue sur elle en prison, la robe même que Savinski, deux jours auparavant, avait défaite de ses mains fiévreuses lorsque Lydia s’était donnée… Un flot de souvenirs monta en lui ; il s’arrêta. La voix de Nathalie Choupof-Karamine le ramena à lui-même et la phrase qu’elle lui jeta à travers le salon le fit sursauter.
— Eh bien, Nicolas Vladimirovitch, dit-elle, venez nous raconter vos impressions de prison.
Savinski avait jugé plus sage de ne pas dire qu’il avait été arrêté et le hasard propice avait voulu qu’il ne rencontrât à la Gorokhovaia personne qu’il connût. Qui donc avait renseigné Nathalie ? Un nom immédiatement lui vint à l’esprit : Séméonof. Depuis longtemps il soupçonnait une intrigue secrète entre la belle Nathalie et le commissaire bolchévique… Mais que lui avait-il raconté ? Avait-il parlé de Lydia ?… Quelque maître qu’il fût de soi, il se sentit rougir. Instinctivement il regarda la jeune fille qui, comme tous les invités, avait entendu la phrase fatale. Elle rayonnait de bonheur. Sans doute l’évocation, surgie en plein salon, de la nuit à la Gorokhovaia avait-elle pour elle un charme secret… A la voir, il semblait que, emportée par le désir de confesser une vérité dont elle était fière, elle fût sur le point de dire : « J’y étais aussi. » Savinski l’en aima davantage, mais il la prévint, et, ayant repris son sang-froid, il s’avança vers Nathalie et, sur un ton indifférent, jeta :
— En vérité, cela est si peu de chose que je n’avais pas jugé intéressant d’en parler. Qui n’a été et qui n’ira passer quelques heures ou quelques jours à la Gorokhovaia ?
Mais Nathalie et ses hôtes voulaient des détails. Il fut obligé d’en donner. Il fallut tout raconter. Seule Lydia ne posa pas de questions. Elle écoutait, les yeux fixés sur Savinski, approuvait de la tête comme pour confirmer l’exactitude de son récit. Au début, Savinski n’osait la regarder ; peu à peu, il s’enhardit ; et, levant les yeux sur la jeune fille, il l’évoquait quelques heures plus tôt dans ses bras. Elle était là devant lui, vêtue d’une robe qui la couvrait toute et ne laissait voir que ses bras encore un peu maigres et la naissance de sa poitrine. Mais, pour Savinski, la robe tombait : Lydia n’était plus vêtue que de linge fin qui cachait à peine ses seins purs… Il hésitait maintenant sur le choix des mots, revenait sur des choses déjà dites et, finalement, s’arrêta court.
Nathalie manifestait une vive curiosité.
— Vous êtes le premier de notre cercle qui ait été arrêté, dit-elle. C’est un grand honneur.
— Je l’aurais laissé volontiers à d’autres, répondit Savinski d’une façon assez bourrue. Je pense que ceux qui voudront éviter pareille aventure feront bien de passer la frontière.
Nathalie se moqua de lui. Pourquoi était-il si noir ? La situation présente avait déjà duré au delà de tout ce qu’on aurait pu prévoir. Qui aurait imaginé les bolchéviques conservant le pouvoir trois mois ? Ils avaient pu réussir leur coup en trompant des simples d’esprit. Mais, aujourd’hui, l’ouvrier d’usine et le dernier des moujiks avaient compris qu’ils n’avaient apporté que la ruine ; ils s’effondreraient subitement comme était tombé Kerenski…
— A moins que les Allemands ne viennent régler leurs comptes, interrompit Ivan Choupof-Karamine. C’est la solution la plus probable.
Savinski n’écoutait plus. Il manœuvrait pour se rapprocher de Lydia. Il ne fut seul avec elle que pendant quelques secondes.
— Si tu savais, murmura-t-il, ce que je donnerais pour t’emmener chez moi !…
Le lendemain matin, comme il se trouvait une fois de plus en proie aux idées grises et que les préoccupations qui l’avaient bouleversé la veille redevenaient vivantes en lui, il eut la surprise de recevoir, vers dix heures, une lettre de sa femme apportée par un chef de train de la gare de Finlande. Sonia lui écrivait que la révolution n’avait amené aucun trouble chez eux ; les petites villes de villégiature, entre Wiborg et la frontière, n’avaient pas été touchées. Les administrations bolchéviques finlandaises semblaient ne pas vouloir inquiéter la population bourgeoise. Les trains circulaient comme à l’ordinaire. En somme, pour l’instant, il ne devait se faire aucun souci. Elle espérait qu’un jour prochain, ses affaires étant réglées, ils passeraient tous ensemble en Suède. La lettre était écrite sur le ton calme que Sonia apportait en toutes choses ; elle était affectueuse, ouverte, franche et droite ainsi qu’à l’ordinaire.
Savinski, en la lisant, sentait l’émotion grandir en lui. Quelle femme admirable était la sienne ! Il semblait qu’elle eût été créée pour lui éviter toutes difficultés et toutes peines. Maintenant il respirait à l’aise. Grâce à Dieu, les siens n’étaient pas en danger. Il pouvait donc, sans se condamner lui-même, rester à Pétrograd… Un post-scriptum attira son attention. « Tu peux me faire passer une réponse par le porteur de cette lettre. C’est un homme sûr. Sa femme et ses enfants habitent à côté de chez nous et je m’occupe d’eux. »
Savinski fit entrer le chef de train qui attendait dans la salle à manger.
— Vous pouvez prendre une lettre pour ma femme ? demanda-t-il.
— Certainement, Votre Honneur, répondit l’homme. Je repars ce soir, à 11 heures. Si Votre Honneur veut préparer une lettre, je passerai la chercher vers 8 heures.
— Je vous attendrai, dit Savinski. Venez sans faute.
Resté seul, Savinski se mit à marcher de long en large dans son cabinet de travail. Longtemps, il ne fit qu’aller et venir, fumant des cigarettes. Lorsqu’il s’arrêta, sa résolution était prise et il se mit à son bureau. Il écrivit une lettre à sa femme. Il lui envoyait les passeports pour elle, ses enfants et la femme de chambre, visés pour la Suède et l’Angleterre. Il la suppliait de profiter des quelques jours de calme qui restaient encore devant elle (l’exemple du début pacifique de la révolution russe était là) pour gagner Abo et, par le service des traîneaux sur la glace, le port des îles Aland où l’on s’embarquait pour Stockholm. Voyage facile avec brèves étapes. En trois jours, sans fatigues et sans risques, ils seraient en sûreté. Il lui remettait une double lettre pour les directeurs des banques où il avait ses fonds en Suède et à Londres. Elle serait ainsi à l’abri du besoin. Lui-même la rejoindrait à la première occasion. Pour l’instant, la frontière était fermée, mais cela n’était que temporaire. Grâce à ses relations au commissariat des Affaires étrangères, il obtiendrait dans peu de temps un visa pour l’étranger. (Emporté par le mouvement de sa pensée, Savinski écrivit cette phrase sans faire de retour sur lui-même.) Elle pourrait lui donner de ses nouvelles par la valise suédoise. Il se servirait de la même voie pour lui faire tenir des siennes. Les temps étaient tels qu’il ne pouvait engager une discussion sur un projet mûrement pensé et il comptait sur elle pour l’exécuter sans délai. Sa lettre était affectueuse et tendre, mais impérative. Il fut occupé ensuite à régler les questions matérielles, pour assurer à sa femme la libre disposition de sa fortune. Tout cela le mena jusque bien après le déjeuner.
Lorsque tout fut terminé, il resta à réfléchir, enfoui dans un fauteuil. Il se sentait plus léger. C’était comme s’il respirait maintenant l’air plus pur, plus subtil d’une autre planète. Tout s’arrangeait d’une façon inespérée. Sa femme et ses enfants seraient à l’abri des coups du sort. Pas un instant il ne songea aux dangers qu’il courait à Pétrograd. Pétrograd était, en ce moment, la seule ville du monde qui pouvait lui donner le bonheur. Il y restait maître de sa vie, dont un dieu favorable venait de tourner une page…
Un coup de sonnette retentit. Lydia arrivait.