Quand la terre trembla
XIV
LE RÉVEIL
La nuit, le repos, deux respirations alternées dans le silence de la nuit. Si ce n’était le bruit léger de ces souffles qui scandent le silence, on pourrait croire qu’il n’y a plus de vie dans les deux corps qui sont étendus là, tant le sommeil où ils sont ensevelis est profond. L’obscurité les enveloppe et maternellement berce ses enfants. Ils dorment, l’un à côté de l’autre… Et soudain Savinski sent une impression étrange sur ses yeux, quelque chose qui irrite et gêne ; il entr’ouvre les paupières, les referme aussitôt, les rouvre… La chambre est inondée de lumière ; l’électricité brûle dans le plafonnier et, près de lui, la vieille Annouchka qui lui touche l’épaule.
— Barine, il y a une perquisition chez nous, murmure-t-elle à son oreille.
Tout de suite, comme à la lueur d’un éclair, Savinski vit l’avenir proche s’ouvrir devant lui : l’abîme. Une perquisition, un mandat d’arrêt, Lydia compromise dans l’affaire, arrêtée peut-être, menée en prison avec lui, cette petite dans l’horrible promiscuité des geôles bolchéviques ! Et en outre l’affreux scandale qui retentirait de tous côtés, chez le vieux prince, plus loin encore en Finlande où Sonia l’attendait…
— Je me lève, dit-il à voix basse à Annouchka.
Lydia dormait toujours. Rien ne pouvait déranger son innocent sommeil. Elle était allongée, le bras droit sous la tête, ses cheveux défaits en désordre autour d’elle ; l’épaule un peu frêle sortait nue de la chemise qui, entr’ouverte, laissait voir un jeune sein délicatement fleuri. Savinski, tandis qu’il s’habillait hâtivement, la regardait. L’angoisse lui tenaillait le cœur… Eût-il été seul, l’aventure était déjà dangereuse, mais y mêler cette enfant ! Fallait-il la réveiller ?… Pourrait-il éviter qu’on l’arrêtât ?… Mais, en tout cas, le commissaire chargé de la perquisition entrerait dans la chambre… Il alla vers elle, se pencha sur le lit, la prit dans ses bras, la baisa sur le front et sur les lèvres. Elle répondit à son baiser, murmura sans ouvrir les yeux un « je t’aime », voulut se retourner pour reprendre son sommeil.
— Lydia, dit Savinski, Lydia, ma petite âme, il faut te réveiller…
La tête de la jeune fille roula sur l’oreiller ; elle revint à elle et demanda :
— Qu’y a-t-il ? Est-il tard déjà ?
Elle regarda les fenêtres qui restaient sombres.
— Mais c’est la nuit encore ; il faut me laisser dormir.
— Mon cher cœur, dit Savinski, il y a une perquisition ici. Il faut te lever… J’espère que tout se passera bien ; en tout cas, tu ne cours aucun danger… Habille-toi, Je suis obligé de passer à côté… A tout à l’heure.
Il la serra contre sa poitrine. Elle mit les bras autour du cou de Savinski comme pour ne pas le laisser partir. Il les dénoua doucement et sortit de la chambre. Il passa par le cabinet de travail, regarda sa montre. Elle marquait quatre heures… Il avait tout son sang-froid : « Le diable emporte les gens qui choisissent une heure pareille pour une visite domiciliaire », se dit-il. Il entra dans la salle à manger, il y avait là une dizaine de personnes, presque tous des gardes rouges en uniforme de soldats, baïonnette au canon, et deux civils. Il reconnut le président du comité de la maison, un architecte à la maigre moustache, au teint maladif, qui avait ses bureaux sur la cour. La seconde personne en civil se détacha du groupe, vint à lui et se présenta fort poliment : « Alexandre Ivanovitch Zoubof, commissaire à la Section des recherches pour la contre-révolution. » Il lui tendit un papier jaune imprimé, muni de plusieurs cachets. D’un coup d’œil, Savinski le lut. Ordre était donné de perquisitionner chez Nicolas Vladimirovitch Savinski et de l’arrêter, ainsi que toutes personnes présentes dans son appartement… Songeant à Lydia, il sentit ses jambes se dérober sous lui et dut faire un grand effort pour cacher son trouble. Il s’appuya à la table.
— Je suppose que ce papier est légal, dit-il. Mais peut-être y a-t-il une erreur ?… Puis-je téléphoner à Léon Borissovitch Séméonof ?
Le commissaire s’inclina et, sur un ton de voix très déférent, répondit :
— Je crains, Nicolas Vladimirovitch, que la chose soit inutile. Vous serez sans doute interrogé aujourd’hui à la Gorokhovaia et, à ce moment, si vous le jugez nécessaire, Léon Borissovitch pourra intervenir. Mais nous ne dépendons pas des Affaires étrangères…
Le commissaire avait les manières d’un homme bien élevé. C’était, probablement, un ancien employé de la police secrète du tsar, entré au service des bolchéviques. Il était rasé de frais, portait une courte moustache sur une lèvre un peu bouffie et s’exprimait avec élégance. Il n’avait pas trente ans. Savinski eut un instant l’espoir qu’il pourrait arranger avec lui l’affaire de Lydia. Il comprendrait, sans doute, la situation, et il ne devait pas être insensible à l’idée d’obliger un homme tel que lui.
— Je voudrais vous parler une minute, dit-il à demi-voix, d’une question assez délicate.
L’autre s’inclina.
— A vos ordres, fit-il, et il suivit Savinski qui l’entraînait vers l’entrée du cabinet de travail.
A ce moment, un second personnage, en uniforme celui-là, se détacha du groupe des soldats et vint se joindre à eux. Le commissaire civil, sans montrer d’embarras, le présenta :
— Le lieutenant Ivanof, dit-il.
Savinski, habitué à regarder les hommes et à les juger, prit sa mesure d’un coup d’œil. Il était convenablement habillé et avait l’allure d’un officier de carrière. C’était un jeune homme aussi. Il se tenait droit, les épaules effacées. « Il a appartenu à l’ancienne armée, pensa Savinski, je puis réussir encore. »
— Messieurs, dit-il en souriant, c’est d’une affaire personnelle que je veux vous entretenir. Vous comprendrez tout de suite. Ce n’est pas aux fonctionnaires du gouvernement, qui remplissent ici leur devoir…
— Très pénible, je vous assure, Nicolas Vladimirovitch, très pénible en vérité, intervint le commissaire civil en s’inclinant.
— Oui, reprit Savinski avec plus d’assurance, c’est à des hommes que je m’adresse, d’homme à homme… Le fait est que je suis ici, aujourd’hui, dans une situation assez particulière… Cela peut arriver à chacun de nous, à vous comme à moi… J’ai une femme, à côté, une toute jeune femme qui est venue me voir et que j’ai gardée cette nuit, car les rues ne sont pas très sûres, comme vous savez… Elle ignore tout des choses politiques, c’est une enfant encore… Elle n’a pas vingt ans, voyez-vous… Maintenant, je puis vous donner ma parole d’honneur qu’elle n’est en rien mêlée à ma vie, qu’elle ne sait rien de ce que je fais, et qu’en réalité c’est la première fois, aujourd’hui, qu’elle est entrée dans mon appartement… Mes domestiques, si vous voulez bien les interroger sur ce point, pourront vous confirmer la vérité de ce que je vous dis… Les choses étant ainsi, messieurs, je vous supplie de la laisser libre… Vous comprenez, sans que j’en dise davantage, de quoi il s’agit… Et je vous assure que je n’oublierai jamais le service que vous me rendrez…
A mesure qu’il parlait, il avait peu à peu perdu le sang-froid qu’il avait au début. L’émotion à laquelle il était en proie faisait vibrer sa voix.
Les deux commissaires parurent partager son émoi, et le civil plus encore que le militaire. Tandis que Zoubof hochait la tête approbativement, l’officier eut un demi-sourire presque respectueux pour faire comprendre qu’il lui était, en effet, arrivé d’être en bonne fortune et que c’étaient là choses sur lesquelles un homme ayant vécu savait fermer les yeux. Cependant, lorsque Savinski eut terminé, un grand embarras se peignit sur leurs figures. Ils s’écartèrent un instant et commencèrent à discuter. La conversation se prolongeait. Évidemment, ils se heurtaient à un obstacle difficile à surmonter. Ils revinrent à Savinski.
— Vous pourriez peut-être nous dire le nom de la personne qui est chez vous ? dit le commissaire civil avec un peu de gêne.
— Je préférerais le tenir secret, répondit Savinski, il s’agit de l’honneur d’une femme, vous comprenez…
— Je comprends, je comprends, fit l’officier, cependant…
— En tout cas, nous pourrions interroger votre domestique, suggéra Zoubof, qui paraissait fort désireux de faire preuve de bonne volonté.
Annouchka fut appelée. Les deux commissaires lui posèrent des questions. La vieille servante répondit avec simplicité et assurance. Elle n’avait jamais vu la jeune femme qui avait dîné chez son maître. C’était elle, Annouchka, qui ouvrait toujours la porte. Cette jeune femme n’était pas encore venue à l’appartement. Cette déposition parut faire impression sur les deux commissaires. Cependant, seuls, ils recommencèrent à discuter. Savinski avait, à ce moment, la certitude que la chose était arrangée. Il respirait librement. Que lui arriverait-il ? Il ne s’en souciait pas. Seule Lydia importait. Les commissaires s’approchèrent, de nouveau, de lui. Cette fois-ci, ce fut l’officier qui parla.
— Il nous paraît, Nicolas Vladimirovitch, que la question est, en effet, fort délicate. Notre ordre est formel… Nous prendrions une grande responsabilité en ne l’exécutant pas à la lettre… Cependant, peut-être, pour vous obliger… dans les circonstances actuelles… Mais il va sans dire, n’est-ce pas, que vous nous garderiez le plus grand secret… Personne ne doit le savoir, pas même les soldats qui sont ici…
On voyait les soldats dans la salle à manger par la porte restée ouverte et Savinski, la poitrine gonflée de joie, n’osa pas serrer la main de ses interlocuteurs. Du reste, à cette seconde même, un incident nouveau se produisit qui modifia, hélas ! la situation de fond en comble. Lydia entra rapidement dans le cabinet de travail. Elle était dans un comble d’anxiété et, depuis un quart d’heure qu’elle était prête, se rongeait à se demander ce que signifiaient ces interminables conciliabules. N’en pouvant plus, le cœur déchiré, elle se décida à rejoindre son amant.
— Que se passe-t-il ? Que veut-on faire de toi ? demanda-t-elle, avant que Savinski, atterré, pût l’arrêter.
Il lui parut que le sol s’ouvrait sous ses pieds. L’entrée de la jeune fille avait fait sensation. Les deux commissaires, interdits, la regardaient fixement. La beauté de Lydia, l’éclat de ses yeux, l’indifférence qu’elle montrait pour tous les gens réunis dans l’appartement, l’unique préoccupation qu’on lisait sur son visage pour le sort de Savinski, les laissaient stupéfiés d’admiration. Les soldats eux-mêmes s’étaient rapprochés de la porte du cabinet de travail et leurs regards curieux ne quittaient pas la jeune fille.
— Très pénible, murmura le commissaire Zoubof, lorsqu’il revint à lui, très pénible, en vérité… Je crains, dit-il à voix basse à Savinski, qui avait été obligé de s’asseoir sur la table et qui gardait dans sa main la main de Lydia, je crains que nous ne soyons obligés d’exécuter notre ordre dans sa rigueur.
Savinski ne répondit pas. Il sentait la main de Lydia qui serrait la sienne. C’était une étreinte que rien ne pourrait défaire. Il eut l’impression qu’il irait avec elle jusqu’à la mort.
La perquisition commença. Le bureau fut fouillé. On n’y trouva rien. Ici Savinski était tranquille. Il n’avait pas un papier compromettant. Du reste, depuis que Lydia était près de lui, il avait recouvré son calme. Il avait l’impression d’assister à un spectacle où il ne tenait aucun rôle. Ses nerfs, après tant de secousses, étaient insensibles. Il regardait avec curiosité les deux commissaires poursuivre leurs recherches. Ils s’y montraient assez maladroits. « Ils ne savent pas leur métier, pensa-t-il d’abord. Autrefois la police travaillait mieux. » Ils ne trouvèrent même pas une somme importante en billets de banque que Savinski avait cachée sous un coin du tapis qu’il avait décloué. Il y avait plus d’une centaine de mille roubles en billets anciens. Mais leur maladresse, à la regarder de plus près, lui parut jouée. Oui, manifestement, ils faisaient semblant de chercher avec zèle de façon à n’être pas dénoncés par les gardes rouges, mais ils voulaient aussi que Savinski ne fût pas leur dupe.
Ce jeu l’amusa un instant.
Soudain une idée lui vint. Peut-être pourrait-il encore sauver Lydia qui se tenait étroitement serrée contre lui et dont le souffle frais effleurait sa joue.
— Messieurs, dit-il, avez-vous à cette heure-ci à la Gorokhovaia un chef responsable avec qui entrer en communication ?
— Sans doute, Nicolas Vladimirovitch, sans doute, répondit le commissaire Zoubof. Notre chef, le camarade Ouritski, doit être encore à la préfecture. En réalité, notre travail se fait surtout de nuit.
— Eh bien, alors, voudriez-vous être assez aimable pour lui exposer, par téléphone, le cas particulier dans lequel je me trouve ? L’affaire pourrait être arrangée ainsi et je vous garderai une longue reconnaissance de votre bonne volonté…
Les commissaires consentirent, mais l’officier fit remarquer qu’il faudrait transmettre le nom de madame…
Lydia écoutait depuis un instant sans arriver à comprendre de quoi il s’agissait. Il y avait là un mystère qu’il fallait percer.
— Vous voulez mon nom, leur dit-elle, le voici sur une pièce d’identité…
Elle leur tendit une pièce officielle où son nom, son âge, sa résidence étaient portés…
Zoubof se mit au téléphone et, en un clin d’œil, eut la communication avec la préfecture à la Gorokhovaia. Il commença à exposer la demande de Savinski… Lorsque Lydia vit de quoi il s’agissait, elle se leva aussitôt et, s’adressant à son ami avec une extrême agitation, elle lui dit à voix basse :
— Quoi, Nicolas, on t’arrête… Je croyais qu’il ne s’agissait que d’une perquisition… Es-tu en danger ? Que va-t-on faire de toi ?
— Il ne s’agit pas de moi, chère petite, fit Savinski. Oui, on va me mener en prison, mais tu sais que cela arrive à beaucoup de braves gens aujourd’hui ; j’y serai deux ou trois jours, puis on me relâchera. Cela est sans intérêt, mais c’est de toi que je me préoccupe. L’ordre est si sottement conçu que toute personne trouvée dans mon appartement doit être arrêtée aussi. Et quand même tu serais libérée presque tout de suite, je voudrais t’éviter cette horrible prison…
Il n’en dit pas davantage, déjà Lydia s’enflammait :
— Puisque tu vas en prison, j’y serai avec toi…
Un débat s’engagea entre eux, Savinski voulant lui persuader qu’elle lui serait mille fois plus utile en restant libre, mais Lydia se butait à l’idée de ne pas le quitter. Pendant leur entretien qui se faisait à voix basse, on entendait des bribes de conversation de Zoubof au téléphone :
— Oui, camarade Ouritski… Je comprends. Dix-huit ans… Ah ! ah !… charmante, oui… C’est pour cela que je me suis permis de vous appeler…
Et soudain, il raccrocha le récepteur, se gratta la tête, et, se tournant vers Savinski :
— Rien à faire, dit-il, il faut aller à la Gorokhovaia, mais pour vous, Lydia Serguêvna, il est probable que vous n’y resterez pas longtemps.
Il fut bien étonné de voir que le visage de la jeune fille montrait la plus grande satisfaction.
Cependant il restait à perquisitionner dans les autres pièces de l’appartement. Les soldats, las d’attendre, avaient gagné la cuisine. La fatigue prenait peu à peu Savinski et Lydia. Ils ne parlaient pas. Savinski était plongé dans de noires réflexions ; pour l’instant, Lydia, plus jeune, ne songeait qu’à lutter contre le sommeil. La vieille Annouchka le vit ; elle eut pitié d’elle et s’approcha de la jeune fille :
— Je vais vous préparer à déjeuner, dit-elle. Vous n’aurez pas grand’chose à manger là-bas. J’ai allumé le fourneau, le café sera prêt dans un instant…
Elle caressa le bras de Lydia et retourna à son travail. Quelques moments plus tard, elle revint, apportant du café chaud, du pain et du beurre. Savinski invita les commissaires à déjeuner avec eux et l’on improvisa ainsi un repas matinal. A peine à table, Lydia se mit à dévorer des tartines. Elle but coup sur coup deux grandes tasses de café. Elle était soudain, sans qu’elle pût s’en expliquer la raison, si heureuse que sa bonne humeur devint contagieuse et arracha Savinski à ses préoccupations. Quant aux deux commissaires, ils étaient radieux. Jamais, dans l’exercice de leurs fonctions, ils n’avaient rencontré pareille bonne fortune. La conversation, grâce à Lydia, fut animée ; il n’y avait là ni chasseurs bolchéviques, ni proie bourgeoise. Il n’y avait que des êtres humains réunis par le hasard de la vie et qui trouvaient fort agréable, après une nuit quasi-blanche, de s’asseoir à une table et de se restaurer.
Il fallut pourtant partir. Il était passé six heures. Avant de quitter la maison, Savinski donna l’ordre à Annouchka de téléphoner dès neuf heures chez Séméonof pour lui faire savoir qu’il était en prison à la Gorokhovaia. « Vous ne parlerez que de moi », lui dit-il.
Ils sortirent. Deux soldats furent laissés dans l’appartement, à la grande indignation d’Annouchka, qui redoutait les vols probables.
Une automobile attendait à la porte. L’obscurité était encore complète et le froid vif. Les deux commissaires, avec beaucoup de politesse, installèrent Savinski et Lydia dans le fond de la voiture et s’assirent sur le siège de devant.
A travers une ville morte, ils arrivèrent en quelques minutes à la Gorokhovaia.