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Quand la terre trembla

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II
CRAINTES ET JOIES PASSAGÈRES

Le lendemain, l’agitation ne fit qu’augmenter. On se battait sur Nevski, devant la gare Nicolas, sur la Perspective Souvarof et en bien d’autres points de la ville. Les troupes restaient indifférentes et, seule, la police supportait le poids de la lutte. Des cortèges d’ouvriers se formaient, peu nombreux, il est vrai. Ils brandissaient des étendards rouges sur lesquels on lisait : « A bas la guerre ! Vive la révolution sociale ! » D’aucuns disaient que c’étaient là des agents provocateurs, que le ministre de l’Intérieur lui-même avait suscité et organisé l’émeute pour mieux écraser le parti socialiste, auquel les difficultés du ravitaillement et la longueur de la guerre donnaient une force accrue. D’autres affirmaient que la révolution se ferait pour mettre fin à la trahison des ministres, pour couper court aux intrigues de Protopopof avec l’Allemagne et aux menées germanophiles du parti de l’impératrice.

Mais était-on à la veille de la révolution ?

Il y avait des années et des années qu’on la prédisait. Les Russes, parlant du régime impérial, disaient : « Ça ne peut pas durer », par ce besoin naturel qu’ils ont de déclarer intolérable un état de choses dans lequel ils s’arrangent cependant pour vivre avec confort, agrément et profit. Les classes sociales les plus opposées semblaient désirer la révolution et, dans la famille impériale même, elle trouvait des partisans qui ne cachaient pas leur opinion.

Et voilà qu’au moment de la réaliser, un revirement soudain se produisit. Personne n’en voulait plus. Le sentiment général était celui de la peur. Où allait-on ? Vers quel inconnu redoutable était-on entraîné ? Un vent froid glaça les âmes. Les chefs eux-mêmes des partis qui avaient travaillé à agiter les esprits et à rendre plus aigu le malaise tremblaient maintenant. Les Cadets et leur chef Milioukof, qui avaient attaqué le régime en pleine guerre avec une violence démagogique, repoussaient la révolution qui était à portée de leur main. Les leaders des partis socialistes de la Douma eux-mêmes étaient opposés au mouvement, et un jeune avocat, dont on disait qu’il avait un grand talent et qui s’était fait écouter à la Douma, A. F. Kerenski, essayait, le samedi soir encore, d’arrêter les ouvriers dans une réunion qu’il eut avec leurs chefs. La peur du lendemain était partout.


Par une brusque volte-face, la peur, deux jours plus tard, se changea en une joie frénétique, et notre petite amie Lydia y fut participante comme à peu près tous les habitants de Pétrograd. Le lundi matin 12 mars, la troupe passa au peuple et, en un clin d’œil, la révolution fut faite.

C’était encore une journée magnifique et froide de soleil sur la neige. Au commencement de l’après-midi, un certain nombre de personnes, appartenant à la meilleure société de la capitale, étaient réunies dans une maison de la Millionnaia, qui se trouvait derrière l’hôtel du prince Serge Volynski, dont elle n’était séparée que par une vaste cour. L’appartement du rez-de-chaussée était habité par un certain Ivan Choupof-Karamine, qui avait occupé un poste élevé au ministère de l’Intérieur, dans un des derniers cabinets de l’empereur. C’était un personnage bien connu pour sa causticité, pour ses vices, pour la splendeur de l’hospitalité qu’il exerçait. Il avait épousé une femme de vingt ans plus jeune que lui, dont on ne savait trop d’où elle venait, mais qui, à force d’art et d’artifice, était arrivée à faire de sa maison l’une des plus recherchées de Pétrograd. Nathalie Choupof-Karamine était aimable et souriante, mais la volonté y avait plus de part que la nature, et le constant sourire qu’elle s’imposait avait creusé aux commissures des lèvres de fines rides, comme on en voit, plus marquées, à la bouche des hommes politiques. Elle avait un défaut bien rare en Russie, où le naturel court les rues et même les salons. Elle avait gagné par une certaine déférence un peu servile envers les puissances du jour, quelles qu’elles fussent et si changeantes qu’on les vît, le droit d’être inscrite dans le Livre des Snobs, dont un nombre infime de pages est réservé au monde russe. Cette belle dame, ce jour-là, dès avant midi, voyant l’émeute triompher du gouvernement, avait téléphoné à plusieurs de ses amis de venir chez elle pour acclamer les vaillants soldats, « ces héros de la plus grande et de la plus pacifique des révolutions ».

Une vingtaine de personnes du voisinage, dont Lydia, étaient là, groupées aux fenêtres du rez-de-chaussée, regardant passer les héros. Ils défilaient en désordre dans la rue, un ruban rouge au fusil, une cocarde à la poitrine, sans officiers, se rendant pêle-mêle au palais de la Douma, qui, maintenant, appartenait au peuple. Le désagréable était que ces héros, lâchés à travers la ville, manifestaient leur enthousiasme en tirant en l’air des coups de fusil ou de revolver. Lorsque le coup partait droit sous les fenêtres de l’appartement Choupof-Karamine, les visiteurs qui l’occupaient avaient bien de la peine à réprimer un mouvement nerveux ou une contraction subite du visage.

— Ce n’est qu’un jour à passer, disait la souriante Nathalie. Nos soldats sont si bons ! Demain, ils rentreront dans l’ordre, puisqu’ils ont obtenu tout ce qu’ils voulaient et donné la liberté à notre cher peuple.

— Oui, cria la petite princesse Mirskaia, qui ne cessait de battre des mains au passage des troupes débandées, demain, avec le même élan, ils courront à la frontière et montreront aux Allemands ce qu’est la force d’un peuple libre.

— Quel admirable spectacle ! dit une autre femme. Cela ne peut être ainsi que chez nous.

— Nous ferons voir à l’Europe, ajouta un grave personnage, que la Russie seule peut faire une grande révolution sans verser une goutte de sang.

— Oui, c’est beau, dit à son tour Lydia, dont le jeune visage était rosé par l’enthousiasme, tout le monde sent la même chose aujourd’hui. Nous sommes tous frères. Je voudrais aller à la Douma. Il s’y passe des scènes magnifiques. Pourtant, ajouta-t-elle avec un sourire où se lisait un peu de confusion, je n’aime pas beaucoup ces coups de fusil…

— Ce n’est rien, charmante petite amie, reprit Nathalie Choupof-Karamine, un premier moment d’ivresse, un peu de désordre bien excusable.

Cependant le flot des soldats avait passé et la rue était à peu près vide. Quelques civils se hâtaient sur les trottoirs pour regagner leur logis.

A ce moment, Lydia vit en face d’elle l’homme qui l’avait secourue deux jours auparavant à la rue Michel. Il marchait lentement, mais de sa personne et de sa démarche se dégageait quelque chose d’autoritaire et de puissant à quoi Lydia le reconnut immédiatement.

Elle se tourna vers Nathalie et lui demanda :

— Savez-vous qui est ce monsieur sur le trottoir opposé ?

— Mais oui, ma chère, il est bien connu à Pétrograd. Sa vie est un roman. Jeune homme, il a mené une existence brillante, a eu tous les succès du monde. A trente ans, il s’est épris d’une jeune fille, l’a épousée, et depuis il a disparu. Il est devenu sauvage, renfermé. Sauf pour ses affaires, qu’il mène admirablement, il ne sort pas de chez lui. Voilà, je crois, quatorze ans que cela dure. Il ne s’est pas lassé de sa femme ; elle ne s’est pas fatiguée de lui. C’est le couple le plus uni de la ville ; ils se suffisent à eux-mêmes et reçoivent à peine. Il a l’air plus sombre que d’habitude. Évidemment, la révolution va troubler nos gens d’affaires. Bah ! ils s’adapteront vite.

— Vous ne m’avez pas dit son nom, dit Lydia d’une voix sérieuse, tout en suivant des yeux le passant.

— Il s’appelle Nicolas Vladimirovitch Savinski ; il est président de la Banque du Nord.

— Savinski, dit le maître de la maison, s’approchant soudain. Il faut que je le voie.

On remarqua seulement alors qu’Ivan Choupof-Karamine n’avait pris aucune part à la joie générale et ne s’était même pas approché des fenêtres.

Sa grosse figure pâle et bouffie, ses joues tremblantes, qui le faisaient ressembler à Louis XVIII, étaient aujourd’hui blêmes.

— Savinski, ajouta-t-il très agité, je dois lui parler.

Il regarda par la fenêtre, puis, rassuré :

— Je cours après lui. Mais peut-on sortir ? Tire-t-on encore ?

Et, de toute la vitesse de ses petites jambes, il roula vers la porte. Mais il revint brusquement sur ses pas, se précipita sur une gerbe de fleurs qui ornait le coin du salon, arracha le large ruban rouge qui la liait, le passa à sa boutonnière et s’en fit une énorme cocarde.

— Il faut se mettre à la mode, dit-il en ricanant.

Et c’est ainsi qu’Ivan Choupof-Karamine, hier encore ministre de Sa Majesté Nicolas II, descendit dans la rue, la boutonnière fleurie de l’emblème rouge, le premier jour de la révolution.

Mais il ne put rattraper Savinski, qui avait de l’avance et qu’il vit disparaître au coin de la place Souvarof. Choupof-Karamine, essoufflé, s’arrêta. L’aspect inaccoutumé de la rue presque vide lui fit soudainement peur ; il tourna sur ses talons et rentra chez lui.


Savinski allait d’un pas régulier, regardant de droite et de gauche, cherchant un traîneau. Mais ce lundi, les izvostchiks de Pétrograd étaient restés chez eux, et cela seul aurait suffi à changer la physionomie de la ville, car leur corporation avait jusqu’alors semblé indifférente aux troubles qui agitaient la capitale. Les jours précédents, on les voyait encore, ou flâner au pas lent de leurs chevaux et se détourner pour laisser passer alternativement des troupes de soldats et des cortèges de manifestants qu’ils ne semblaient pas distinguer les uns des autres, ou stationner à l’ordinaire au coin des rues, accroupis sur leur siège, leur bonnet de fourrure enfoncé sur la tête, à demi endormis, leurs petits yeux à peine ouverts, perdus dans le rêve éternel qui les possède.

Mais ce lundi de la révolution, ils étaient restés chez eux à boire du thé et à grignoter une croûte de pain.

Savinski, qui habitait sur la rive droite de la Néva, s’engagea sur le pont Troïtski. Il ne prêtait aucune attention au spectacle qui l’environnait. A peine remarqua-t-il le passage fréquent d’automobiles militaires. Et, sur les marchepieds d’avant, de chaque côté, un soldat était couché sur le garde-crotte, le fusil tendu devant lui, donnant ainsi une image baroque et moderne des Victoires antiques. Près du pont de Litiéiny, des gens traversaient le large fleuve sur la glace. Le soleil était déjà bas dans le ciel. Savinski fut surpris de voir que le drapeau national aux trois couleurs flottait encore sur la forteresse Pierre-et-Paul. L’air était froid et le vent aigu.

Savinski, après une marche d’une vingtaine de minutes, s’arrêta devant un grand immeuble de la Perspective Kamenno-Ostrof, où il avait son appartement. Sa femme l’attendait et, dès qu’elle entendit le bruit de la porte qui s’ouvrait, courut à lui et l’embrassa. Sophie Savinskaia était une belle personne d’une trentaine d’années. Elle portait les cheveux en bandeaux, ce qui accentuait encore la régularité de ses traits et donnait une importance plus grande à ses beaux yeux noirs et tranquilles. Elle aurait pu avoir les plus grands succès ; elle les méprisait et n’allait pas dans le monde. Elle s’accordait sur ce point avec l’humeur nouvelle de l’homme qu’elle aimait. On ne les vit nulle part. Au sein de la société la plus libre d’Europe, ils donnèrent l’exemple rare d’un ménage dont on ne pouvait dire rien, ni sur la femme, ni sur le mari. Ils avaient, au moment où commence ce récit, trois enfants, l’aîné, Boris âgé de douze ans, et deux filles de dix et quatre ans. Mme Savinski attendait un bébé pour l’automne.

Elle serra son mari dans ses bras, plus tendrement encore que d’habitude, et lui dit d’un ton de voix anxieux :

— Comme j’ai eu peur ! Où étais-tu ? Donne-moi les nouvelles.

Nicolas Savinski haussa un peu les épaules.

— Rien de bon, ma chère, dit-il. Comme tu le sais, les soldats ont passé au peuple.

— Mais, d’après ce que j’ai entendu, il n’y a pas de désordre, fit-elle, en entraînant son mari dans un petit salon, pas de sang répandu, grâce à Dieu. Nous aurons un gouvernement de braves gens, ton ami le prince Lvof sans doute, Rodzianko, Milioukof.

Le front de Savinski se plissa. La préoccupation se lisait sur son beau visage ; il fit un effort, sourit et dit :

— Ma chère Sonia, nous entrons dans des temps troublés. Ce que sera demain, personne ne peut le prévoir… Tu ne connais ce pays que par ton cœur. J’ai peur que tu ne te fasses des illusions. En tout cas, pour toi et pour les enfants, l’atmosphère de Pétrograd va devenir mauvaise. Sitôt le dégel venu, vous irez à la campagne, mais pas chez nous, cette fois-ci. J’écrirai demain à un agent à Helsingfors de vous trouver une villa en Finlande, près de Wiborg. Je pourrai vous voir ainsi et rester en contact avec vous. Et, si les choses se gâtent trop, je passerai aussi la frontière. J’ai de l’argent à l’étranger : nous pourrons y attendre la fin de la bourrasque… ou de la tempête.

Ce fut au tour de Sophie de froncer les sourcils et de prendre un air anxieux. Mais elle n’ignorait pas qu’il fallait éviter de heurter son mari de front et se borna à dire :

— Tu sais que je n’aurai aucune paix à vivre loin de toi, te sachant ici. A chaque minute, je m’alarmerai, et si les journaux annoncent des troubles dans la ville, que deviendrai-je ?

— Voyons, voyons, ne laisse pas courir ton imagination. Tout s’est passé le plus tranquillement du monde. Et le plus dur est fait…

Nicolas développa ces pensées rassurantes, mais son âme était envahie par de sombres pressentiments. Il était resté sensible, bien qu’il s’en défendît. Le spectacle des trois jours qui venaient de s’écouler, les combats dans la rue, l’anarchie visible lui avaient fait l’impression la plus désagréable. Il ne pouvait effacer de sa mémoire les tableaux qu’il avait eus sous les yeux et, entre tous, deux se détachaient avec une extrême netteté.

Le premier était celui du samedi dernier, où, alors qu’il attendait son traîneau devant l’hôtel de l’Europe, des coups de feu tirés par la troupe avaient éclaté sur Nevski. Ces premiers coups de feu, il ne les oublierait jamais ; ils étaient les précurseurs de la plus horrible des guerres, la guerre civile. Puis, le flot tumultueux de la foule épouvantée, la peur qui se lisait dans tous les yeux, le désordre plus affreux que tout, et, finalement, cette petite fille qui était venue s’abattre à ses pieds. Comme elle était jolie et fraîche, cette enfant ! Il voyait encore son visage effrayé, ses yeux implorants, et cette lèvre inférieure un peu forte, légèrement fendue dans son milieu, et qui tremblait. Elle semblait un oiseau blessé par un chasseur, qui tombe, et dont le cœur bat à grands coups dans la main de l’homme qui le ramasse. Que de corps délicats seront meurtris dans cette lutte, avait-il pensé alors, et cette impression avait été si vive qu’elle ne s’était pas effacée.

La seconde scène, il l’avait vécue le jour même. Dans la cohue des soldats décorés de rouge qui passaient sur Nevski où il se trouvait, il s’était réfugié dans le vestibule d’une maison, dont le suisse qui le connaissait lui avait entr’ouvert la porte. Quelques personnes y avaient cherché asile et, parmi elles, il remarqua un colonel d’état-major, aux épaulettes noires et blanches. C’était un homme d’un certain âge, à la figure réfléchie et intelligente. Il était là, affreusement pâle, et Savinski avait remarqué qu’il tressaillait un peu à chaque coup de feu. Pourtant, il l’aurait juré, le colonel n’avait pas peur. C’était autre chose qui le bouleversait, quelque chose de très profond, d’inexprimable. Et, soudain, un aspirant officier était entré et était allé au colonel avec lequel il avait eu une vive conversation à voix basse. Savinski s’était rapproché. Il entendit l’aspirant :

— Il le faut, il le faut absolument… On a tué le général commandant la Fonderie à Litiéiny et, tous les officiers qu’ils rencontrent, ils les dégradent…

Le colonel ne dit rien, mais son visage était bouleversé. Il haussa les épaules.

— Que faire ? dit-il.

Et l’aspirant se mit à lui enlever ses épaulettes ; il le faisait avec toute la douceur possible. Puis, quand il eut terminé, il les tendit au colonel qui les glissa dans sa poche. Savinski crut voir une larme, une seule larme, dans ses yeux secs et brillants.

— Allons, fit le colonel.

Il sortit et Savinski, sur ses talons, le suivit le long des maisons. Il marchait avec peine et semblait avoir vieilli de vingt ans.

Savinski ne pouvait effacer cette scène de sa mémoire, et devant ses yeux alternaient les images de la jeune fille qu’il avait ramassée à ses pieds, et du colonel sur qui se penchait l’aspirant. Il les voyait encore au moment où, dans le calme de son petit salon, il disait à sa femme mille choses tranquillisantes sur l’avenir. Il réussit à la rassurer et, lorsque le dîner où ils retrouvèrent leurs enfants fut servi, Sonia avait repris son humeur paisible. Le petit Boris, grand pour son âge, bien planté et aux yeux vifs, voulait avoir des détails sur la journée. Le lycée où il faisait ses études avait été fermé ce lundi-là et son père lui avait interdit de sortir, ce que Boris avait fort mal pris. Il ne savait des événements que ce que les domestiques lui avaient rapporté et leurs récits dramatiques avaient enfiévré le jeune garçon. A les entendre, des flots de sang coulaient dans les rues ; la moitié de la garnison était restée fidèle à l’Empereur et des régiments sûrs, envoyés d’urgence du front du nord distant de quelques centaines de verstes seulement, allaient rétablir l’ordre dans la capitale. Nicolas Savinski écoutait avec plaisir les propos passionnés de son fils et, à la façon dont il le regardait, il était aisé de voir qu’il aimait cet enfant et en était fier.

Avec calme, le père remit les choses au point et continua devant sa femme à parler de la révolution de l’air le plus optimiste. Cela ne satisfit pas Boris qui s’écria :

— Mais, papa, cela ne peut pas se passer ainsi ! Tu n’y penses pas ! On va se battre, pour sûr. Ah ! si j’étais un homme, je prendrais un fusil.

— Pour qui ? interrompit le père.

— Pour la liberté, jeta avec enthousiasme le petit.

— Je crois, mon chéri, dit Savinski, qu’il n’y aura pas de bataille. Personne ne veut plus se battre.

Et sa voix, sans qu’il le voulût, avait repris une intonation triste et grave.

Sonia passa une inquiète semaine. Les événements se précipitaient avec une rapidité qui donnait le vertige et la laissait comme essoufflée. En huit jours, il ne restait rien de l’armature ancienne qui soutenait l’empire russe et faisait régner l’ordre et la paix d’Arkhangel aux monts du Caucase, de la Bérésina jusqu’aux rives du Pacifique. Mais Sonia ne voyait pas si loin. Elle pensait aux répercussions que la crise aurait dans son propre ménage. Voilà qu’elle allait être obligée de se séparer de son mari, de le laisser seul dans une ville en anarchie. Elle avait trouvé le bonheur dans le cercle enchanté qu’éclairait la lampe familiale et dans lequel se mouvaient son mari et ses enfants. Elle n’avait d’autre ambition que de conserver le trésor qui était sien. Elle laissait le soin des affaires d’État à d’autres. Elle voulait l’ordre public pour son bonheur privé.

Mais les jours coulaient, l’ordre ne venait pas. Avec tous les habitants de Pétrograd appartenant à sa classe, elle constatait qu’on se trouvait en face d’un néant. Et chez elle, comme chez eux, une fois la première semaine terminée qui vit l’effondrement définitif de l’Empire par l’abdication du Tsar, de nouveau le sentiment de la peur domina. Ce n’était pas qu’on fût menacé directement dans ses biens et dans sa personne. L’effervescence du début passée, la capitale était redevenue calme. Les soldats étaient dans les casernes ; les officiers avaient repris leur place ; les théâtres jouaient à l’ordinaire ; les magasins étaient ouverts ; personne n’avait quitté la ville ; les rues étaient pleines d’une foule bourdonnante et mille meetings joyeux assemblaient les gens aux carrefours. Mais la capitale entière était la proie d’une angoisse très secrète, dont on ne parlait pas, qu’on affectait d’ignorer, mais qui était perçue pourtant par tous et qui se révélait, quoiqu’on en eût, par une nervosité inaccoutumée, par la fièvre qui agitait chacun, par un éclat soudain du regard, par un rire trop bruyant. Cette angoisse était faite moins encore de la peur ressentie pendant la lutte que de l’incertitude du lendemain. Il semblait que le grand vaisseau qui portait la fortune de la Russie eût soudain perdu son pilote et son équipage pour entrer seul, toutes voiles gonflées, sur une mer orageuse et semée de récifs.

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