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Quand la terre trembla

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Quand la terre trembla…

PREMIÈRE PARTIE

I
LA PREMIÈRE SECOUSSE

C’était le samedi 10 mars 1917. Vers les trois heures de l’après-midi, une jeune fille sortit seule d’une maison de la Znamenskaia. La large rue blanche de neige sous le soleil clair de cette journée d’hiver présentait un aspect inaccoutumé. Il y avait peu de passants. Des groupes de trois ou quatre ouvriers montaient vers la gare Nicolas. Des femmes du peuple, la tête enveloppée dans des fichus de laine beige qui encadraient leur visage, regardaient immobiles sur les trottoirs. La jeune fille remarqua qu’un marchand de fruits, au rez-de-chaussée de la maison, fermait lentement les volets de sa boutique. Une longue file de tramways était arrêtée dans le haut de la rue, qui était noir de monde. « Que se passe-t-il, se demanda Lydia, est-ce encore une manifestation sur Nevski ? » Son frais visage enfantin prit une expression sérieuse. Mais elle ne put la conserver longtemps. Le sourire qui lui était naturel reparut sur sa bouche à la lèvre inférieure un peu forte, creusa deux fossettes sur ses joues rosées par le froid, éclaira deux grands yeux bleus d’une pureté de source, et, ayant fermé le col de sa fourrure, elle se dirigea vers la place Znamenskaia. Plus elle en approchait, plus la foule devenait dense, et, à une cinquantaine de pas de la place, elle fut obligée de s’arrêter. Des troupes barraient la rue. Les soldats du régiment Litovski étaient là, l’arme au pied : les baïonnettes au canon accrochaient des éclats de soleil et, comme ils battaient des pieds sur la neige glacée pour se réchauffer, leurs grands bonnets de mouton gris frisé, qui dominaient la masse confuse des manifestants, avaient un curieux mouvement d’oscillation rythmée. Par moments, Lydia apercevait la place grouillante de monde et, sous la statue équestre où le lourd Alexandre III chevauche un plus lourd cheval, elle vit une rangée de sergents de ville qui faisait une ligne sombre. Elle aperçut deux ou trois jeunes officiers devant les troupes et fut frappée de la gravité et de la tristesse qui se lisaient sur leurs visages pâles. Dans les groupes, autour d’elle, on discutait avec animation. Il n’y avait là guère que des ouvriers et des étudiants. Ces derniers, la casquette sur la tête, causaient avec les ouvriers. Elle se mêla à un groupe. Un tout jeune étudiant, aux yeux noirs, à la bouche fraîche, mince, délicat et maladif, parlait à haute voix ; une fièvre le secouait et donnait à ses paroles un accent singulier. Il y avait quelque chose en lui à la fois de candide et de passionné qui plut à la jeune fille. Elle se glissa entre deux ouvriers pour mieux l’entendre. Il disait :

— Camarades, vous savez que nous sommes avec vous. Oui, avec vous, nous réglerons le compte du gouvernement. Mais l’heure n’est pas venue. Nous sommes en guerre. Attendez encore un peu…

A cet instant, son regard rencontra celui de la jeune fille. Elle était tendue vers lui et il comprit qu’elle approuvait ce qu’il disait. Mais la beauté surprenante de ce visage jeune, la pureté des yeux qui reflétait celle de l’âme, la passion qu’il y lisait lui causèrent un tel étonnement qu’il s’arrêta, comme ébloui. Il hésita un instant, chercha ses mots… Comme il essayait de reprendre la suite de sa pensée, un grand mouvement se produisit dans la foule : Les soldats, sur un ordre bref, venaient d’avancer de vingt pas, et, dans le désordre des gens qui reculaient, le groupe se dissocia. La jeune fille, sérieuse maintenant, revint sur ses pas et décida de descendre par les rues parallèles à Nevski. Elle ne pensait qu’à une chose : « Les ouvriers veulent-ils vraiment la révolution ? » Des souvenirs livresques traversaient son esprit. Un beau jour d’été, le peuple français avait pris la Bastille. Jour de gloire, disait-on, qui avait mené les soldats français en vainqueurs à travers toute l’Europe et jusque dans Moscou. En 1905, il y avait eu ce que les amis de son père, le prince Serge Volynski, appelaient des troubles, mais ce que ses amis étudiants nommaient la révolution. Elle ne se souvenait de rien : elle avait cinq ans alors, et sa vie d’enfant unique et gâtée n’en avait pas été changée. Un soir, pourtant, l’électricité manquant, on l’avait couchée aux bougies. Elle-même en avait allumé partout dans sa chambre. C’était comme une veillée de Noël, et le seul souvenir qu’elle gardait de la crise était celui d’une fête. Une révolution pendant la guerre, — non, ce n’était pas possible. Personne ne la voulait, pas même ces braves ouvriers si gentils, si bons dans leur rudesse, qui tout à l’heure la protégeaient contre les mouvements de la foule. Comme elle se sentait près d’eux, de la même race ! Ils avaient la même façon de sourire, et des mots très doux. « Ils peuvent se mettre en colère, pensa-t-elle, comme papa, mais ce sont de braves gens, incapables d’aucun mal. » Et puis, elle songeait à la formidable police de Pétrograd et à la garnison qui emplissait les casernes de la ville. Et voilà que même les étudiants étaient pour l’ordre, oui, ces étudiants, toujours agités par les idées nouvelles, ne voulaient pas de la révolution pendant la guerre. « Il y aura quelques troubles, pensa-t-elle, puis tout rentrera dans l’ordre. »

Mais quoi qu’elle se dît, elle avait le cœur serré, et sa tête, qu’elle tenait à l’ordinaire un peu renversée en arrière, le menton en avant, se penchait maintenant vers les trottoirs glissants de neige mal nettoyée. Bientôt un sentiment plus fort que l’angoisse s’empara d’elle : la curiosité. Elle voulait voir les acteurs du drame, toucher comme du doigt ces forces immenses qui s’agitaient là dans la rue à côté d’elle, regarder les visages, écouter les paroles, deviner ce que disait l’éclair des yeux. Elle pressa le pas pour rejoindre par Litiéiny la Perspective Nevski, mais, au coin de Litiéiny, elle fut arrêtée par la foule. Les ouvriers, lentement, regagnaient le quartier de Wiborg, de l’autre côté de l’eau. Elle essaya de marcher à contre-courant. Un grand ouvrier, en touloupe et en bonnet de cuir fourré, l’arrêta et lui dit doucement :

— Il ne faut pas aller là-bas, ma petite colombe. Cela va se gâter.

Il sourit et passa.

Elle se réfugia dans l’embrasure d’une porte. Quatre jeunes ouvriers descendaient, discutant. Elle les suivit pour entendre ce qu’ils disaient.

— Tu as vu, Vasili, fit le plus petit, dont les yeux brillaient de plaisir, l’officier a commandé aux cosaques : « En avant ! », mais les cosaques ne l’ont pas suivi. Si nous avons les cosaques avec nous, notre affaire est bonne.

Lydia, pensive, traversa le canal de la Fontanka, gagna par l’Italianskaia la rue Michel, et, se glissant le long de l’hôtel de l’Europe, tâcha une fois de plus de parvenir sur la Perspective Nevski. Des cosaques galopaient légèrement sur les trottoirs, retenant leurs petits chevaux. C’étaient de tout jeunes garçons, blonds et souriants, fort attentifs à ne pas bousculer les gens avec lesquels ils échangeaient des propos bienveillants. Une fois de plus, la jeune fille se sentit pleine de confiance. Tout cela avait l’air d’une parade de fête. On ne voyait de la haine sur aucun visage. Il n’y avait pas place pour un malentendu entre ces joyeux cosaques et ces ouvriers avec lesquels elle venait de causer. « Oui, tout s’arrangera, grâce à Dieu, et à l’automne nous gagnerons la guerre ! » Elle fut fort surprise à cet instant de constater que ses yeux étaient remplis de larmes et qu’elle était émue jusqu’au fond d’elle-même. Il fallait croire que l’atmosphère dans laquelle elle vivait depuis une heure l’avait énervée plus qu’elle n’avait pensé. « Nous gagnerons la guerre », répéta-t-elle avec force.

Comme elle disait ces mots, elle entendit soudain un coup de fusil, puis, le suivant à une seconde, une pétarade de coups secs qui déchirèrent tragiquement l’air glacé. Alors, ce fut un grand silence, et tout aussitôt une trombe de gens fuyant Nevski l’entoura. Elle se sentit soulevée de terre, emportée par le flot furieux ; elle se retrouva à peu près sur ses pieds et, poussée de droite, de gauche et par derrière, titubant, elle courut de toutes ses forces vers la place Michel. Sa seule pensée en ce moment-là était de ne pas tomber. Elle cessait de s’appartenir ; elle était incapable de lutter contre la peur qui s’était emparée d’elle comme de toutes les âmes des témoins et acteurs de cette scène. Tout en courant, elle regardait les façades des maisons pour voir si elle pourrait se faufiler sous une porte cochère ou dans un magasin. En une seconde, toutes les portes avaient été fermées. Il n’y avait de salut nulle part. Dans la rue, les izvostchiks frappaient leurs chevaux à tour de bras et les traîneaux volaient sur la neige. Un grand cocher de la cour, menant un landau aux armoiries impériales, perdit son chapeau. Au coin de la place, un traîneau, tournant trop court, versa. Dans sa fuite éperdue, la jeune fille gardait encore quelque conscience d’elle-même ; elle se compara à un grain de sable que le vent emporte quand il souffle dans le désert. Pourtant elle voyait tout, et elle remarqua à peu de distance devant elle, un homme, avec une pelisse au col de loutre, qui — par quel miracle ? — restait immobile. Il était très grand, avec de larges épaules, et il semblait que rien ne pût l’émouvoir. Il ne bougeait pas, tandis qu’autour de lui, la foule coulait avec des remous impétueux, comme les eaux d’un torrent autour d’un roc. Elle l’aperçut ainsi une seconde, reçut dans le dos un coup qui la fit trébucher, fit encore quelques pas sans pouvoir reprendre son équilibre et vint s’abattre aux pieds de celui qu’elle venait de distinguer.

Elle resta, quelques secondes à peine, étourdie, à demi consciente. Quand elle reprit ses sens, elle vit que l’homme à la pelisse s’était penché vers elle et avait passé le bras autour de sa taille pour la relever. D’une main, il enlevait la neige qui s’était attachée à son manteau à la hauteur des genoux. Quand il eut fini, il tourna la tête vers elle et elle aperçut sa figure. C’était une figure mâle, bien dessinée, à la bouche grave surmontée d’une petite moustache taillée en brosse. Les yeux étaient gris et sérieux. Mais, quand il regarda la jeune fille, tout de suite ils s’éclairèrent. Elle se sentait très bien près de lui ; la peur l’avait quitté soudainement. Il donnait l’impression d’une force tranquille, sûre de soi. Et, comme il la dévisageait, il lui dit, d’une voix très timbrée :

— Vous ne vous êtes pas fait mal, mon enfant ?

— Mais non, dit-elle, avec un demi-sourire… Je ne sais pas comment c’est arrivé. Quelle absurdité !

— Ce qui est absurde pour une petite fille comme vous, c’est d’être ici toute seule. A quoi pensez-vous ?

Il la grondait doucement, la tenant toujours près de lui. Elle se redressa tout à fait. C’était bien ennuyeux de quitter l’asile de ce bras. Il semblait vous enfermer dans un monde enchanté. Et puis elle devinait que, seule, elle n’aurait plus de courage. Il le fallait, pourtant. Elle se dégagea et lui sourit ; elle avait la grâce et le charme d’une fille, déjà grande, pourtant enfant encore.

— Comment vous remercier ? fit-elle. Sans vous, j’étais piétinée par ces fous.

Elle remarqua seulement alors qu’ils étaient seuls, absolument seuls. La foule avait disparu, on ne sait où. Même le traîneau renversé n’était plus là. Dans le prolongement de la rue Michel, la Perspective Nevski était vide devant la petite chapelle. Mais deux rangées de soldats étaient visibles entre le Gostiny Dvor et la maison qui était en face de l’hôtel de l’Europe.

Et, comme elle regardait, voilà qu’un traîneau, mené par un izvostchik tout tassé sur son siège, parut dans l’avenue, se dirigea au trot lent d’un cheval fatigué vers la troupe. Dans le traîneau, un étudiant était affalé ; de sa manche coulait du sang qu’une jeune femme penchée vers lui étanchait avec son mouchoir. Le traîneau approcha, à les toucher, des soldats qui restaient alignés et immobiles. La jeune femme se leva alors, brandissant le mouchoir ensanglanté.

— Qu’avez-vous fait, frères ? cria-t-elle à pleine voix… Voilà que vous tirez sur les vôtres !

Il y eut un léger mouvement d’oscillation dans la troupe, puis les soldats ouvrirent leurs rangs, le traîneau franchit le barrage et disparut.

Cette scène tragique émut la jeune fille. Elle se tourna vers son compagnon. Il était impassible et elle ne put rien lire sur son visage, qui semblait s’être durci. Elle l’interrogea des yeux.

— Il est temps de s’en aller, dit-il d’une voix triste. Puis-je vous être utile à quelque chose ? Où habitez-vous ?

Ce n’était plus l’accent de tout à l’heure. Elle le sentit et répondit avec timidité :

— Sur le quai du Palais, mais je puis rentrer par la Millionnaia. Il y a un passage. Et, continua-t-elle avec un peu de trouble dans la voix, j’irai bien toute seule.

Sans mot dire, il la prit par le bras et ils se dirigèrent vers la Millionnaia peu éloignée. Les rues étaient désertes, le calme complet. Il parut à Lydia qu’elle avait eu un cauchemar. Sa jambe gauche lui faisait mal et elle boitait un peu, mais elle tâchait autant que possible de ne pas le montrer. Ils allaient, silencieusement. Arrivés au coin de la Millionnaia, il s’arrêta et se pencha vers elle.

— Je vous quitte, maintenant, dit-il. Il n’y a aucun danger. Et je dois retrouver mon traîneau devant l’hôtel de l’Europe. Il faut que j’aille à la Douma.

Il parlait brièvement, sans explications, mais de nouveau sa voix avait ce quelque chose de caressant que la jeune fille avait noté tout à l’heure, lorsqu’il lui avait adressé pour la première fois la parole. Elle ne savait que dire. Il était peu agréable de quitter ainsi cet ami de quelques minutes : un ami… Le mot l’arrêta un instant, un ami d’une demi-heure tout au plus. Mais, un ami, n’est-ce pas quelqu’un sur qui on peut s’appuyer et qui vous protège ?… Elle accepta le mot et regarda son interlocuteur.

— Nous nous reverrons, dit-elle.

— Dieu donne, fit-il.

Il s’inclina devant elle, lui serra la main avec force et disparut.


Lydia, seule, hésita un instant, puis se décida à passer par une petite rue pour rentrer chez elle par le quai. Elle arriva en deux minutes au quai du Palais. Le soleil venait de se coucher. Il était cinq heures. Une lumière adoucie tombait des nuages dorés sur le magnifique paysage qui s’étendait devant elle : la Néva, dont la neige recouvrait encore les glaces ; à gauche, l’envolée unique du pont du Palais ; à droite, les piles massives du pont Troïtski et, en face d’elle, comme un grand animal accroupi au bord du fleuve, les bâtiments lourds et bas de la forteresse Pierre-et-Paul. Mais la flèche s’élevait aiguë dans le ciel, si haut qu’elle semblait devoir accrocher un nuage, fine comme une aiguille, et l’or qui la recouvrait paraissait avoir gardé quelque part de l’éclat du soleil qui venait de disparaître. Un calme comme on n’en connaît que dans ces admirables paysages septentrionaux régnait sur la nature. « Oui, tout est là, se dit Lydia, tout est là, comme hier, à sa place. » Et, sans en comprendre la raison, elle sentit une onde de bonheur monter en elle.

L’hôtel du prince Volynski avait une façade de peu d’importance. Mais, derrière les petits salons qui donnaient sur la Néva, on trouvait une salle de bal blanc et or, une galerie de tableaux, toute une suite d’appartements riches et magnifiques, dans le style noble des premières années de Nicolas Ier.

Une fois passées les triples portes qui défendaient la maison du froid, on arrivait dans un vestibule tiède cette année encore, malgré la guerre, malgré le manque de charbon et de naphte. On manquait de combustible dans les usines, mais les vieux habitants de la capitale avaient pris leurs précautions dès longtemps, et leurs caves garnies de charbon, leurs cours pleines de beau bois de bouleau entassé jusqu’à la hauteur du premier étage, leur assuraient un hiver confortable.

Dès qu’elle rentrait chez elle, et jusqu’à une ou deux heures du matin, Lydia se rendait chez son père.

C’était un homme déjà âgé et fatigué plus par la maladie que par les ans. Ses jambes alourdies refusaient leur service, et le prince ne quittait guère une petite chambre tapissée de livres dont la fenêtre avait vue sur la Néva et qui était meublée très simplement de fauteuils et d’un canapé de cuir vert. Il se tenait assis dans un grand fauteuil, entre la table et la cheminée, les jambes recouvertes d’un plaid à carreaux noirs et blancs, et une canne à poignée d’ivoire était à portée de sa main. Bien que la maison fût chauffée par un calorifère, le prince faisait brûler, d’octobre à mai, un feu de bois dans la cheminée et une de ses distractions favorites était de lancer dans les bûches de grands coups d’un tisonnier qui n’avait pas moins de quatre pieds de long. Et, tout en tisonnant, il parlait aux bûches, et leur adressait quelques propos coupés d’accès de toux qui secouaient son grand corps d’une extrême maigreur et sa figure creusée, au nez mince et accentué, aux yeux profonds et caves sous deux arcades sourcilières hérissées de poils noirs, tandis que sa barbe, coupée en pointe, était déjà blanche.

— Tu ne te sauveras pas, ma chère, criait-il à une bûche, en lui appliquant des coups de tisonnier. Il faudra bien que tu y passes.

Et, avec maladresse, il la poussait et la retournait jusqu’à ce que la flamme en jaillît.

D’autres fois, il se mettait à causer avec elles et leur disait :

— D’où viens-tu, hein ? Te souviens-tu des matins de printemps dans les forêts de Finlande, quand tu avais encore de la neige sur les pieds, mais que déjà le soleil jouait dans tes branches, que tu sentais le frisson de la vie nouvelle au fond de ton cœur engourdi et qu’au bout de tes rameaux les bourgeons se gonflaient presque douloureusement tant ils avaient envie de s’ouvrir ?… Et quel voyage pour venir jusqu’ici ! Les belles barges coloriées qu’un remorqueur traînait à travers le lac Ladoga ! Et te voilà ici, ma chère… Tu accomplis ta destinée, qui est de réchauffer les vieux os du prince Serge Volynski !

Souvent Lydia, blottie sur le canapé, tout auréolée de ses beaux cheveux blonds épars, écoutait les conversations de son père avec les bûches. Il avait le don d’animer tout ce qu’il disait et de faire rêver longtemps son enfant, qui restait sans mot dire, les yeux grands ouverts. Comme elle aimait son père ! Il y avait entre eux une entente si secrète, si profonde, qu’elle échappait à l’analyse et semblait à Lydia tout simplement miraculeuse. Quelles que fussent les paroles qu’ils échangeassent, elle sentait à un regard, à un silence, à une inflexion de voix, qu’elle était pour lui quelque chose d’unique au monde et qu’elle-même n’aurait jamais pour personne les sentiments qu’elle avait pour ce vieillard malade aux yeux de feu.

Ses rapports avec sa mère étaient bien différents. La princesse Hélène avait été très belle, très courtisée. Longtemps, elle n’avait pas eu d’enfant. Vers la trentaine seulement, une fille, Lydia, lui était née. La princesse avait continué de mener une existence brillante, puis peu à peu, l’âge venant, elle était devenue casanière. Elle sortait moins, rétrécissait le cercle de ses relations. Elle se mit à vivre presque entièrement chez elle, s’occupant on ne sait à quoi, car elle ne dirigeait même pas son ménage. Elle n’accompagnait plus, en été, son mari et sa fille à leur propriété de Petrovskoe, près de Smolensk, se levait plus tard chaque jour, avait horreur de la lumière qui n’était pas artificielle, veillait la nuit et se couchait au matin. La guerre éclata, alors qu’elle était déjà presque recluse. Ce lui fut une occasion de se renfermer complètement chez elle. Elle ne supportait que la présence d’un vieil ami, le général Vassilief, qui depuis vingt ans et plus brûlait pour elle du plus passionné des amours platoniques. Il passait de longues heures chaque jour auprès d’elle et dînait régulièrement à l’hôtel du quai du Palais. La princesse, dans son isolement, gardait le caractère le plus charmant, le plus aimable, le plus soutenu dans la même humeur tempérée. Elle voyait peu son mari et sa fille, mais se passait difficilement d’eux. Lydia l’aimait tendrement, comme on aime un être faible et qui a besoin de protection. Mais il n’y avait pas entre elles l’intimité entière qui régnait entre elle et son père.

Ce dernier, depuis quelque temps, la taquinait parfois.

— Eh ! petite, disait-il, tu grandis, te voilà une femme. Bientôt viendra un bel officier qui t’enlèvera. Ah ! s’il ne se conduit pas bien avec toi, gare à lui !

Et de sa main sèche il brandissait sa canne.

Lydia répondait :

— Je n’aime pas les jeunes gens, papa. Ils ne trouvent rien à me dire qui me touche. Et puis, je suis une petite fille, tu sais.

Le prince toussait pour cacher son émotion.


Ce jour-là, lorsqu’elle entra dans la chambre de son père, il était occupé à lire le journal du soir. On n’y trouvait pas un mot sur les événements qui depuis la veille agitaient la capitale. Une censure plus habile que la police supprimait les troubles. L’empereur était au grand quartier général, à dix-huit heures de Pétrograd : le front — tranquille comme à l’ordinaire pendant les six mois d’hiver. Ce qui n’empêchait pas les critiques militaires d’écrire deux colonnes sur ce néant de guerre. Seule, la rubrique « Ravitaillement » pouvait donner quelques inquiétudes aux lecteurs attentifs du journal. On y lisait que le charbon arrivait mal, que quelques usines avaient dû interrompre le travail, que les trains de blé étaient attendus de Sibérie, mais que pour le présent la réserve de la ville était au plus bas.

Lydia avait l’habitude de raconter à son père tout ce qu’elle avait vu et fait dans la journée. Mais elle jugea que, si elle disait que la troupe avait tiré sur Nevski, le prince s’alarmerait et que peut-être aussi on l’empêcherait de se rendre le lendemain soir chez une amie où elle devait danser. Du reste, d’ici demain, tout rentrerait dans l’ordre. Elle se borna donc à expliquer que la Perspective Nevski était barrée par la police et donna mille détails sur les conversations qu’elle avait eues avec les ouvriers, sans oublier de noter le rôle pacificateur des étudiants de l’Institut polytechnique.

Le prince l’écouta en silence.

— J’espère que cette honte nous sera épargnée, conclut-il.

Et il se mit à bourrer dans la cheminée les bûches qui reçurent une dégelée de coups de tisonnier.

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