Récréations littéraires, curiosités et singularités, bévues et lapsus, etc.
VII
Poètes symbolistes ou décadents, humoristes, etc. — Paul Verlaine. — René Ghil. — Stéphane Mallarmé. — Jean Moréas. — Jules Laforgue. Suppression de la ponctuation. «Le commun des hommes admire ce qu’il n’entend pas.» (La Bruyère.)
Arthur Rimbaud et son Sonnet des voyelles. Riposte de René Ghil. — Le clavecin oculaire du Père Castel.
Autres singularités à propos des couleurs et des lettres de l’alphabet. — Ernest d’Hervilly. Les couleurs appliquées aux prénoms féminins. — Le chevalier de Piis et son Harmonie imitative. — Auguste Barthélemy. — Victor Hugo et sa description des lettres de l’alphabet.
Curiosités poétiques.
Dans un sonnet de Paul Verlaine (1844-1896) il est parlé, au début (Poèmes saturniens, Vœu, dans le Choix de poésies, p. 9; Charpentier, 1891), des «premières maîtresses», de l’une d’entre elles, et de
L’or des cheveux, l’azur des yeux, la fleur des chairs;
puis, à la fin, cette femme — mais est-ce bien la même? — nous est représentée
Douce, pensive et brune, et jamais étonnée!
De Verlaine encore, cette rime quelque peu étrange:
Prince et princesses, allez, élus,
En triomphe, par la route où je
Trime d’ornières en talus.
Mais, moi, je vois la vie en rouge.
Comme si l’on prononçait où j’. (Cf. Clair Tisseur, Modestes Observations sur l’art de versifier, p. 168; Lyon, Bernoux, 1893.)
Et ce calembour:
Le bonneteau fleurit «dessur» la berge;
La bonne tôt s’y déprave, tant pis
Pour elle...
(Paul Verlaine, dans Clair Tisseur, ibid., p. 276.)
Je serai forcément bref en ce qui concerne les poètes dits symbolistes ou symboliques, décadents, déliquescents, etc.; il y aurait trop à citer; tout, parfois même, serait à citer comme singularité, charabia ou plaisanterie. Ces prétendus vers, ainsi que le remarque très bien Jules Lemaître, dans une patiente et minutieuse étude sur Paul Verlaine (Revue bleue, 7 janvier 1888, p. 2-14), ressemblent «à des rébus fallacieux ou des charades dont le mot n’existerait pas».
Et il donne cet exemple, pris au hasard dans un recueil symboliste (René Ghil [1862-....], Écrits pour l’art, 7 février 1887, p. 20):
En ta dentelle où n’est notoire
Mon doux évanouissement,
Taisons pour l’âtre sans histoire
Tel vœu de lèvres résumant.
Toute ombre hors d’un territoire
Se teinte itérativement
A la lueur exhalatoire
Des pétales de remuement.
Une vraie charade, une énigme sans clef, un pur imbroglio.
La véritable et souveraine règle de tout écrivain nous semble avoir été posée et ainsi formulée par Fénelon, dans sa Lettre sur les occupations de l’Académie française (V, p. 38-39; édit. Despois):
«La singularité est dangereuse en tout... Quand un auteur parle au public, il n’y a aucune peine qu’il ne doive prendre pour en épargner à son lecteur; il faut que tout le travail soit pour lui seul, et tout le plaisir avec tout le fruit pour celui dont il veut être lu. Un auteur ne doit laisser rien à chercher dans sa pensée; il n’y a que les faiseurs d’énigmes qui soient en droit de présenter un sens enveloppé.»
«Le génie de notre langue est la clarté et l’ordre», a, de son côté, proclamé Voltaire. (Dictionnaire philosophique, art. Langues; et cf. Paul Stapfer, Récréations grammaticales, p. 85.)
Et Victor Hugo (Odes et Ballades, Préface de 1826, p. 23; Hachette, 1859) a formulé cette sentence lapidaire: «Le style est comme le cristal; sa pureté fait son éclat».
Diderot (Salons, J.-J. Bachelier; dans Larousse, art. Charité romaine) pensait sans doute à nos futurs décadents et symbolistes, lorsqu’il émettait cet aphorisme: «Le goût de l’extraordinaire est le caractère de la médiocrité».
Voilà des principes émanant de grands maîtres, de maîtres incontestés, principes qui ne ressemblent guère à la théorie professée par Baudelaire (Notice sur Edgar Poe, Histoires extraordinaires, p. 11) que «l’étrangeté est une des parties intégrantes du beau».
Longtemps auparavant, Lucien de Samosate (Œuvres complètes, trad. Talbot, t. I, p. 8: A un homme qui lui avait dit...), philosophe et critique qui ne manquait pas de goût, et que l’on considère comme un ancêtre de Voltaire, nous a prévenus qu’«une œuvre n’en est que plus laide, quand elle n’a pour tout mérite que son étrangeté».
A propos des bizarreries de style, des fréquentes charades et énigmes d’un des chefs de l’École dite «décadente», de Stéphane Mallarmé (1842-1898), M. Adolphe Brisson conte, dans une de ses chroniques (Cf. La République française, 13 septembre 1898), l’anecdote suivante:
«J’ai connu un amateur de Copenhague, qui, se trouvant de passage à Paris, rendit visite à Stéphane Mallarmé, et fut ravi par la douceur et l’exquise politesse de ses paroles. L’entrevue se termina tout naturellement par le don de quelques vers, humblement sollicités et accordés avec bonne grâce. Le poète daigna transcrire, sur l’album que lui tendait le riche Danois, le sonnet suivant:
Dame, sans trop d’ardeur à la fois enflammant
La rose qui cruelle ou déchirée, et lasse
Même du blanc habit de pourpre, le délace
Pour ouïr dans sa chair pleurer le diamant.
Oui, sans ces crises de rosée et gentiment
Ni brise quoique, avec, le ciel orageux passe
Jalouse d’apporter je ne sais quel espace
Au simple jour le jour très vrai du sentiment
Ne te semble-t-il pas, disons, que chaque année
Dont sur ton front renaît la grâce spontanée
Suffise selon quelque apparence et pour moi
Comme un éventail frais dans la chambre s’étonne
A raviver du peu qu’il faut ici d’émoi
Toute notre native amitié monotone.
(Textuellement reproduit d’après La République française du 13 septembre 1898; — voir aussi la Revue encyclopédique, 1896, p. 189.)
«Le Danois enchanté, continue M. Adolphe Brisson, emporta ce chef-d’œuvre et commença à s’en repaître. Mais il crut y découvrir des obscurités qu’il attribua, avec modestie, à la connaissance insuffisante qu’il avait de notre langue. Pour dissiper ces doutes, il le copia et le communiqua à trois aèdes de la nouvelle école, imitateurs et disciples de Stéphane Mallarmé, en priant chacun d’eux de lui faire une glose du sonnet et de lui en indiquer la signification précise.
«Jugez de mon étonnement! raconta-t-il à M. Adolphe Brisson. J’obtins trois traductions différentes, parmi lesquelles il me fut impossible de fixer mon choix. J’aurais dû m’adresser à Mallarmé en personne, au lieu de m’adresser à ses élèves. Mais je n’osai pas risquer une démarche qu’il eût sans doute jugée indiscrète.»
Autre singularité et excentricité de Stéphane Mallarmé. Il rédigeait en vers les adresses de certaines de ses lettres, — et quels vers! Au lieu, par exemple, d’écrire sur l’enveloppe, comme chacun de nous aurait fait: «Monsieur Henri de Régnier, rue Boccador, 6, Paris,» il recourait à son luth et en tirait ce quatrain qui servait de suscription à la missive, et devait diantrement déconcerter le facteur de la poste:
Adieu l’orme et le châtaignier!
Malgré ce que leur cime a d’or,
S’en revient Henri de Régnier
Rue, au 6 même, Boccador.
(Cf. L’Intermédiaire des chercheurs et curieux, 20-30 décembre 1917, col. 418, où se trouvent cités plusieurs autres de ces quatrains postaux.)
Voici le début du recueil de Jean Moréas (1856-1910), Le Pèlerin passionné (Agnès, p. 3):
Il y avait des arcs où passaient des escortes
Avec des bannières de deuil et du fer
Lacé (?), des potentats de toutes sortes
— Il y avait — dans la cité au bord de la mer.
Les places étaient noires, et bien pavées, et les portes,
Du côté de l’est et de l’ouest, hautes; et comme en hiver
La forêt, dépérissaient les salles de palais, et les porches,
Etc., etc.
On voit qu’il n’y a plus là ni hémistiches, ni rythme régulier, ni aucune de nos règles de prosodie.
Ajoutons que, le tapage fait, la notoriété conquise, Jean Moréas renia les décadents et ses dieux, et s’assagit.
De Jules Laforgue (1860-1887), qui s’écriait:
Ah! que la vie est quotidienne!
nous citerons ces deux vers ou ces deux lignes, extraites de son poème (?) Pan et la Syrinx:
O Syrinx! Voyez et comprenez la Terre et la merveille de cette matinée et la circulation de la vie.
Oh! vous là! et moi ici! Oh, vous! Oh, moi! Tout est dans Tout!
(Cf. Max Nordau, Dégénérescence, t. I, p. 237.)
Un autre, «futuriste, fantaisiste, hermétique et peut-être un peu mystificateur», a imaginé, lui, nous conte encore M. Adolphe Brisson (Le Temps, 6 août 1913), de supprimer la ponctuation.
Un autre sans doute s’évertuera à écrire à rebours.
Un autre...
«Les passants ne regardent les chiens que quand ils aboient, et on veut être regardé,» a observé Voltaire. (Dialogues et Entretiens philosophiques, XI, M. l’intendant des menus... Œuvres complètes, t. VI, p. 76; édit. du journal Le Siècle.)
Les décadents ont été généralement jugés comme des farceurs, des «fumistes», — c’est le mot employé, — qui, ne sachant comment attirer l’attention du public, se sont avisés de le mystifier. Ils n’ont, pour ainsi dire, fait que mettre en pratique les conseils ou remarques de nombre de philosophes ou de moralistes:
«Obscurcissez! Obscurcissez!» répétait sans relâche à ses disciples un sophiste de l’antiquité. Et il n’était content d’eux que lorsqu’il ne comprenait rien à leurs compositions». (Cf. Dussault, dans Gustave Merlet, Tableau de la littérature française [1800-1815], t. III, p. 61.)
«Ils (les lecteurs) concluront la profondeur de mon sens, par l’obscurité.» (Montaigne, Essais, III, 9; t. IV, p. 135, édit. Louandre.)
«Rien ne persuade tant les gens qui ont peu de sens, que ce qu’ils n’entendent pas.» (Cardinal de Retz, Mémoires, t. II, p. 522; édit. des Grands Écrivains.)
«Le commun des hommes... admire ce qu’il n’entend pas.» (La Bruyère, Caractères, De la chaire, p. 404; édit. Hémardinquer[33].)
«Quand je lis quelque chose et que je ne l’entends pas, je suis toujours dans l’admiration.» (Destouches, La Fausse Agnès, I, 2.)
«Un écrivain n’est réputé sérieux qu’à la condition d’ennuyer, et beaucoup doivent leur réputation à ceci: qu’on aime mieux les admirer que les lire.» (Alexandre Dumas fils, La Vie à vingt ans, p. 65; M. Lévy, 1856.)
Etc., etc.
Nul, mieux que les décadents, symbolistes, déliquescents, évanescents, etc., n’a justifié la sentence de Frayssinous (Défense du christianisme, t. II, p. 459; Le Mans, Dehallais, 1859): «Il est des novateurs audacieux qui cherchent dans la folie de leurs opinions une célébrité qu’ils ne sauraient attendre de la médiocrité de leurs talents.»
Mais la ruse a été vite éventée.
Jules Tellier (Nos Poètes, p. 230-231) traite à peu près tout crûment Mallarmé de «fumiste»: «Ses vers sont dépourvus de sens autant que d’harmonie, absurdes également pour l’oreille et pour l’esprit.»
Paul Stapfer (Des Réputations littéraires, t. I, p. 157) déclare que «M. Stéphane Mallarmé est purement absurde. Ses vers ne seront pas plus lisibles ni plus intelligibles pour la postérité que pour nous,» etc.
«... On a reconnu le symbolisme pour ce qu’il est: de la folie ou du charlatanisme, écrit de son côté M. Max Nordau (Dégénérescence, t. I, p. 208 et suiv.). Paul Verlaine lui-même, un des inventeurs du symbolisme, accommode de cette façon, dans un moment de sincérité, ses disciples: «Ce sont des pieds plats qui ont chacun leur bannière où il y a écrit: Réclame!»... «M. Gabriel Vicaire qualifie leurs productions de pures fumisteries de collégiens.» (Ibid., p. 210.)
Et Edmond de Goncourt (Journal, année 1889, t. VIII, p. 16): «Après la génération des simples, des gens naturels, qui est bien certainement la nôtre, et qui a succédé à la génération des romantiques, qui étaient un peu des cabotins, des gens de théâtre dans la vie privée, voici que recommence, chez les décadents, une génération de chercheurs d’effets, de poseurs, d’étonneurs de bourgeois».
L’excellent conseil donné par le vieux poète Maynard (1582-1646: Œuvres de François de Maynard, t. III, p. 139; Lemerre, 1888):
Si ton esprit veut cacher
Les belles choses qu’il pense,
Dis-moi, qui peut t’empêcher
De te servir du silence?
convient, en somme, surtout aux écrivains décadents et symbolistes.
L’un de ces singuliers et ténébreux novateurs, qui fut l’intime compagnon de Verlaine, Arthur Rimbaud (1854-1891), a composé un sonnet resté célèbre, Le Sonnet des voyelles (dans le recueil intitulé Reliquaire, p. 108; Genonceaux, 1891), sonnet très irrégulier, dont voici le texte littéralement et scrupuleusement reproduit, — ce qui ne le rend pas plus limpide:
A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu, voyelles,
Je dirai quelque jour vos naissances latentes.
A, noir corset velu des mouches éclatantes
Qui bombillent autour des puanteurs cruelles,
Golfe d’ombre: E, candeur des vapeurs et des tentes,
Lance des glaciers fiers, rois blancs, frissons d’ombelles;
I, pourpres, sang craché, rire des lèvres belles
Dans la colère ou les ivresses pénitentes;
U, cycles, vibrements divins des mers virides,
Paix des pâtis semés d’animaux, paix des rides
Que l’alchimie imprime aux grands fronts studieux;
O, suprême Clairon plein de strideurs étranges,
Silences traversés des Mondes et des Anges:
— O l’Oméga, rayon violet de Ses Yeux!
«Mais pas du tout! riposte un autre adepte du symbolisme, M. René Ghil. I n’est aucunement rouge: qui ne voit qu’I est bleu? Et n’est-ce point péché de trouver de l’azur dans la voyelle O? O est rouge comme le sang. Pour l’U, c’est jaune qu’il eût fallu écrire, et Rimbaud n’est qu’un âne (sic) ayant voulu peindre U en vert.»
Un troisième, au contraire, déclare qu’il voit A blanc, U bleu ou vert, E brun, O rouge, etc.
Ce qui prouve que ces messieurs ne voient pas tous de la même façon, et qu’il n’est pas facile de s’entendre.
Et M. René Ghil, ajoutant aux couleurs des voyelles des associations ou comparaisons musicales, prétendait que «A, lui rappelait les orgues; E, les harpes; I, les violons; O, les cuivres; U, les flûtes». (Cf. La Chronique médicale, 1er octobre 1916, p. 306-308; et 1er avril 1918, p. 119-122: très intéressants articles; — et la Revue encyclopédique, 1892, p. 7-10.)
Dans le même ordre d’idées, les sensations musicales, on se rappelle le Clavecin oculaire, à la construction duquel le Père Castel (1688-1757) consacra une grande partie de sa vie. A l’aide de cet instrument, nommé aussi Clavecin chromatique, l’ingénieux et savant jésuite prétendait, en variant les couleurs, affecter l’organe de la vue, tout comme le clavecin ordinaire, le piano, affecte l’organe de l’ouïe par la variété des sons, réaliser, en d’autres termes, le phénomène de l’«audition colorée». Imaginez une symphonie de Lulli ou de quelque autre maestro exécutée par une succession et combinaison de couleurs. Diderot a plusieurs fois parlé du Père Castel et du Clavecin oculaire (Cf. Lettre sur les sourds et muets, Œuvres choisies, p. 20 et suiv.; Lemerre, 1888; — et le Rêve de d’Alembert, Chefs-d’œuvre de Diderot, t. II, p. 207, 260; E. Picard, s. d.). Il est aussi question du Père Castel et de son invention dans Les Confessions de J.-J. Rousseau (Partie II, livre 7; t. V. p. 511, 515; Hachette, 1864); dans Le Livre du promeneur, de Lefèvre-Deumier, p. 271 (Amyot, 1854); et, avec plus de détails, dans La Chronique médicale, 1er avril 1919, p. 120-124, article du Dr Foveau de Courmelles.
Le grand ornithologiste Toussenel (1803-1885), dans son Monde des oiseaux (t. II, p. 362; Dentu, 1859), nous dit aussi quelques mots des couleurs et de leurs «dominantes passionnelles»: «le jaune est symbolique du familisme, le noir d’égoïsme concentré; le bleu pâle argentin annonce un essor faussé d’affective (sic).»
Dans l’histoire littéraire, ces fantaisies — appliquer des couleurs à des sentiments et autres choses abstraites — ne sont pas absolument rares. On connaît la Symphonie en blanc majeur de Théophile Gautier (elle se trouve dans le volume Émaux et Camées, p. 33; Charpentier, 1911). Léon Gozlan (1803-1866) a écrit, sur ce même sujet, une page caractéristique (reproduite dans la revue Le Penseur, janvier 1913, p. 25): «Comme je suis un peu fou, j’ai toujours rapporté, je ne sais trop pourquoi, à une couleur ou à une nuance les sensations diverses que j’éprouve. Ainsi, pour moi, la pitié est bleu tendre; la résignation est gris-perle, la joie est vert-pomme, la satiété est café-au-lait, le plaisir rose velouté, le sommeil est fumée-de-tabac, la réflexion est orange, la douleur est couleur de suie, l’ennui est chocolat. La pensée pénible d’avoir un billet à payer est mine-de-plomb, l’argent à recevoir est rouge chatoyant ou diablotin. Le jour du terme est couleur de Sienne, — vilaine couleur! Aller à un premier rendez-vous, couleur thé léger; à un vingtième, thé chargé. Quant au bonheur... couleur que je ne connais pas!»
Et les couleurs appliquées aux prénoms féminins, système imaginé par l’humoriste Ernest d’Hervilly (1839-1911):
«Les noms blancs très purs sont: Bérénice, Marie, Claire, Ophélie, Iseult.
«Le rose vif est évoqué par Rose (naturellement!), Colette, Madeleine, Gilberte.
«Le gris est fourni par Jeanne, Gabrielle, Germaine.
«Le bleu tendre serait Céline, Virginie, Léonie, Élise.
«Le noir absolu serait Lucrèce, Diane, Rachel, Irène, Rébecca.
«Le jaune violent n’apparaît qu’aux noms de Pulchérie, Gertrude, Léocadie.»
Ernest d’Hervilly affirmait, en outre, qu’«Hélène est gris-perle, et qu’Adrienne, Ernestine et Fanchette doivent être rangées dans la catégorie des prénoms qui rappelle un semis de fleurs sur une étoffe blanche!» (La Chronique médicale, 1er octobre 1916, p. 307.)
Quant aux lettres de l’alphabet interprétées comme nous le voyions tout à l’heure, matérialisées, colorées ou animées, on en trouve une longue série d’exemples dans le célèbre poème du chevalier de Piis (1755-1832), Harmonie imitative de la langue française, dont le premier chant est consacré à chacun de nos caractères alphabétiques:
A l’aspect du Très-Haut sitôt qu’Adam parla,
Ce fut apparemment l’A qu’il articula.
..................
Le B balbutié par le bambin débile
Semble bondir bientôt sur sa bouche inhabile;
Son babil par le b ne peut être contraint,
Et d’un bobo, s’il boude, on est sûr qu’il se plaint.
Mais du bègue irrité la langue embarrassée
Par le b qui la brave est constamment blessée.
Le C, rival de l’S avec une cédille,
Sans elle, au lieu du Q, dans tous nos mots fourmille.
De tous les objets creux il commence le nom;
Une cave, une cuve, une chambre, un canon,
Une corbeille, un cœur, un coffre, une carrière,
Une caverne, enfin, le trouvent nécessaire.
Partout en demi-cercle il court demi-courbé.
..................
En voilà, je pense, assez pour vous donner envie de lire le reste. Vous trouverez de nombreux fragments du très original poème du chevalier de Piis dans le Grand Dictionnaire de Larousse, au début de chaque lettre. (Voir aussi, dans le même ouvrage, les articles Harmonie et Piis; — Eugène Muller, Curiosités historiques et littéraires, p. 93; — Etc.)
Le poète marseillais Auguste Barthélemy (1796-1867) a aussi composé des vers sur ce même sujet: les lettres de l’alphabet.
Dans un chapitre de son volume Voyages (p. 65-67; Charpentier, 1891), Victor Hugo les passe également toutes en revue une à une, et en fait une très pittoresque description:
«La société humaine, le monde, l’homme tout entier est dans l’alphabet. La maçonnerie, l’astronomie, la philosophie, toutes les sciences ont là leur point de départ, imperceptible, mais réel; et cela doit être. L’alphabet est une source.
«A, c’est le toit, le pignon avec sa traverse, l’arche, arx; ou c’est l’accolade de deux amis qui s’embrassent et qui se serrent la main;
«D, c’est, le dos;
«B, c’est le D sur le D, le dos sur le dos, la bosse;
«C, c’est le croissant, c’est la lune;
«E, c’est le soubassement, le pied-droit, la console et l’étrave, l’architrave, toute l’architecture à plafond dans une seule lettre;
«F, c’est la potence, la fourche, furca;
«G, c’est le cor;
«H, c’est la façade de l’édifice avec ses deux tours;
«I (i), c’est la machine de guerre lançant le projectile;
«J, c’est le soc et c’est la corne d’abondance;
«K, c’est l’angle de réflexion égal à l’angle d’incidence, une des clefs de la géométrie;
«L, c’est la jambe et le pied;
«M, c’est la montagne, ou c’est le camp, les tentes accouplées;
«N, c’est la porte fermée avec sa barre diagonale;
«O, c’est le soleil;
«P, c’est le portefaix debout avec sa charge sur le dos;
«Q, c’est la croupe avec la queue;
«R, c’est le repos, le portefaix appuyé sur son bâton;
«S, c’est le serpent;
«T, c’est le marteau;
«U, c’est l’urne;
«V, c’est le vase (de là vient que l’u et le v se confondent souvent);
«X, ce sont les épées croisées, c’est le combat; qui sera le vainqueur? on l’ignore; aussi les hermétiques ont-ils pris X pour le signe du destin, les algébristes pour le signe de l’inconnu;
«Y, c’est un arbre; c’est l’embranchement de deux routes, le confluent de deux rivières; c’est aussi une tête d’âne ou de bœuf; c’est encore un verre sur son pied, un lys sur sa tige, et encore un suppliant qui lève les bras au ciel;
«Z, c’est l’éclair, c’est Dieu.»
Parmi les épîtres en vers que reçut l’impératrice Eugénie lors de sa grossesse, il en était une dont Mérimée ne pouvait parler «sans rire aux larmes», conte Gustave Claudin dans ses Souvenirs (p. 160). Elle débute ainsi:
Madame,
Dans vos bras amoureux quand vous pressez un homme,
Qui vous fait concevoir... peut-être un roi de Rome,
Votre cœur vous dit-il, etc.
Citons encore, comme curiosités littéraires, ces trois distiques anonymes (Cf. Le Figaro, 9 décembre 1881; — L’Intermédiaire des chercheurs et curieux, 10 avril 1898, col. 513; — et Paul Stapfer, Racine et Victor Hugo, p. 310, note 1, qui attribue les deux premiers de ces distiques à Marc Monnier), distiques fantaisistes, à la rime somptueuse, dont le second vers reproduit le premier sous une forme différente, et qui offrent ou résument en quelque sorte trois poèmes, — et quels poèmes!
Gall, amant de la reine, alla, tour magnanime,
Galamment de l’arène à la tour Magne, à Nîme.
Laurent Pichat, virant, coup hardi! bat Empis;
Lors Empis, chavirant, couard, dit: Bah! tant pis!
Dans ces meubles laqués, rideaux et dais moroses,
Danse, aime, bleu laquais! Ris d’oser des mots roses!
C’est-à-dire: Laquais à la livrée bleue, danse, aime, ne te gêne pas, etc.
Et cette fantaisie inspirée au pince-sans-rire Alphonse Allais (1854-1905) par je ne sais quel incident de coulisses, et dédiée à son ami Adhémar de Kelke:
De Kelke, préférons qu’orale, à part se rie
De quelque préfet rond, Cora Laparcerie.
(Cf. L’Opinion, 1er juin 1912.)
Puis ces vers d’Orphée à sa chère Eurydice, où il lui rappelle les dix années de bonheur conjugal qu’ils peuvent faire revivre, si Pluton le permet:
Eurydice! Pluton! Dix ans! Vainc la mort, fée!
Euh! Ris! Dis? Se plut-on, dis? En vain clame Orphée.
(Cf. Le Journal, 30 juin 1912.)
Pour terminer, rappelons ce début d’un compliment en vers adressé à Alexandre Dumas père, lors d’un de ses passages à Lyon, début probablement ainsi conçu:
O vous dont le nom brille au sommet du Parnasse.
Des jeunes filles étaient venues offrir un bouquet à l’illustre romancier, et la plus jolie commença, d’une voix timide, mal assurée:
O vous dont le nom bril... le nom bril...
Et elle hésitait, ânonnait.
«Pardon, mademoiselle, vous parlez là de quelque chose que vous n’avez jamais vu,» finit par lui objecter Dumas en souriant. (Cf. Clair Tisseur, Modestes Observations sur l’art de versifier, p. 134, note.)