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Récréations littéraires, curiosités et singularités, bévues et lapsus, etc.

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II. — ROMANCIERS

I

Scarron.Charles Perrault.Lesage.J.-J. Rousseau. Encore l’adjectif sensible. — Florian.Sterne.Charles Dickens.Marmontel. Suppression des incidentes dit-il, dit-elle. — Pigault-Lebrun.Ducray-Duminil.Charles Nodier. Tirage à la ligne. — Stendhal.Henri de Latouche.Paul de Kock.Méry.Topffer. Mots détournés de leur signification.

Scarron (1610-1660), qui écrit avec tant d’esprit et en un bon style, plein de naturel et d’aisance, abondant en expressions originales et idiotismes de terroir, annonce, dans son Roman comique (chap. 15, p. 103; Garnier, s. d.), qu’après certaine sérénade, «on entendit la voix de quelqu’un qui parlait bas le plus haut qu’il pouvait».

De même, dans les Contes de Charles Perrault (p. 106, édit. André Lefèvre), la femme de Barbe-bleue appelant sa sœur Anne «criait tout bas: Anne, ma sœur Anne, ne vois-tu rien venir?»

Remarquons que ce titre: Roman comique ne signifie pas, comme on le croit généralement, roman plaisant et drolatique, mais roman relatif à la comédie, roman qui peint les mœurs des comédiens. Ce n’est que par extension que l’adjectif comique a pris le sens de plaisant, qui fait rire.

On sait quelles difficultés présente souvent «l’art des transitions». Chamfort en cite une, de transition, celle-ci, aussi brusque que plaisante, qu’il croit pouvoir attribuer à Scarron: «Des aventures de ce jeune prince à l’histoire de ma vieille gouvernante il n’y a pas loin: car nous y voilà». (Dans La Fontaine, Œuvres, t. III, p. 252, note 23; édit. des Grands Écrivains.)

L’anachronisme est un des procédés les plus fréquemment employés par les écrivains burlesques et notamment par Scarron, dans son Virgile travesti, pour dérider le lecteur. En maint endroit, il tire de l’anachronisme des effets amusants par leur imprévu et leur extravagance, comme, par exemple, quand Didon, voyant Énée sortir d’un nuage, fait, de saisissement, le signe de la croix; quand elle commence par dire son Benedicite en se mettant à table; quand Pygmalion tue, d’un coup d’arquebuse à rouet, Sichée, en train de réciter son bréviaire; Mézence, contemptor divum, ne va jamais à confesse, etc. (Cf. Scarron, Virgile travesti, p. XXXVI et passim, édit. Victor Fournel.)

Les Contes de Charles Perrault (1628-1703), que nous citions il y a un instant, ont été longtemps et sont encore volontiers donnés en lecture à la jeunesse, et cependant il est de ces contes qui sont des plus scabreux, Peau d’Ane, par exemple, où il est question d’un inceste, d’un père amoureux de sa fille:

Votre père, il est vrai, voudrait vous épouser...

Dites-lui qu’il faut qu’il vous donne,

Pour rendre vos désirs contents,

Avant qu’à son amour votre cœur s’abandonne,

Une robe qui soit, etc.

Notez que Peau d’Ane, malgré cette scandaleuse passion qui forme le fond du récit, a joui de la plus grande vogue dans les familles, durant tout le règne de Louis XIV particulièrement. La petite Louison du Malade imaginaire (II, 11) nous le montre: «Mon papa, je vous dirai si vous voulez, pour vous désennuyer, le conte de Peau d’Ane

Et ce début du Petit Poucet, le trouvez-vous très édifiant? «Il était une fois un bûcheron et une bûcheronne qui avaient sept enfants, tous garçons; l’aîné n’avait que dix ans, et le plus jeune n’en avait que sept. On s’étonnera que le bûcheron ait eu tant d’enfants en si peu de temps; mais c’est que sa femme allait vite en besogne, et n’en faisait pas moins de deux à la fois.»

Singulière littérature, n’est-ce pas, pour ce que nous appelons des «petites oies blanches»?

Lesage (1668-1747), qui, lui aussi, possède une excellente langue, a singulièrement abusé du passé défini au début du chapitre deuxième du livre VI de Gil Blas (p. 366; Charpentier, 1865): «Nous allâmes toute la nuit, selon notre louable coutume; et nous nous trouvâmes, au lever de l’aurore... nous quittâmes volontiers le grand chemin... nous aperçûmes au pied d’une colline... nous ne jugeâmes pas à propos... nous trouvâmes que ces saules... nous résolûmes... nous mîmes... nous débridâmes nos chevaux... nous nous couchâmes sur l’herbe... nous nous y reposâmes... nous achevâmes... Nous nous amusâmes...» Tout cela dans l’espace de quatorze lignes.

En général, les Français du nord emploient l’imparfait ou le passé indéfini plus volontiers que le passé défini; seuls, les Méridionaux font ainsi usage, à jet continu, de ce dernier temps.

Nous rencontrons chez Lesage, dans son Diable boiteux (t. II, p. 110 et suiv.; édit. de la Bibliothèque nationale), un phénomène qui n’est pas rare chez les romanciers. C’est un moribond qui tient des discours interminables. Don Fadrique vient d’être blessé en duel, il a le poumon transpercé, ordre absolu lui est donné de se taire, et il trouve la force et le moyen de pérorer pendant plusieurs pages.

***

De J.-J. Rousseau (1712-1778), dans La Nouvelle Héloïse (Partie I, lettre 64; Œuvres complètes, t. III, p. 238; Hachette, 1856): «Jamais les larmes de mon amie n’arroseront le nœud qui doit nous unir», écrit Claire à M. d’Orbe.

«Quel supplice, auprès d’un objet chéri, de sentir que la main nous embrasse, et que le cœur nous repousse!» (Ibid., III, 18; p. 366.)

Dans Les Confessions (I, 1; t. V, p. 314) Jean-Jacques écrit, en parlant des amours d’enfance de son père et de sa mère: «Tous deux, nés tendres et sensibles, n’attendaient que le moment de trouver dans un autre la même disposition; ou plutôt ce moment les attendait eux-mêmes, et chacun d’eux jeta son cœur dans le premier qui s’ouvrit pour le recevoir».

Phrase singulière, fortement tirée par les cheveux, comme on dit, et où nous rencontrons, en outre, cette locution, nés tendres et sensibles, si fréquente au dix-huitième siècle, ainsi que nous l’avons vu déjà (p. 65), et que Jean-Jacques, si impressionnable et sensible lui-même, qu’on a très justement comparé à un derme à nu, à un écorché, emploie plus que personne.

«Je crois que jamais individu de notre espèce n’eut naturellement moins de vanité que moi», déclare Jean-Jacques un peu plus loin (p. 320). Et, quelques pages auparavant, tout au début du livre (p. 313), il s’est adressé, en ces termes, à l’«Être éternel»: «Rassemble autour de moi l’innombrable foule de mes semblables; qu’ils écoutent mes confessions... et puis qu’un seul te dise, s’il l’ose: Je fus meilleur que cet homme-là». Ailleurs, dans une lettre à M. de Malesherbes, datée du 4 janvier 1762 (t. VII, p. 212), il écrit tout crûment et modestement: «Je mourrai... très persuadé que, de tous les hommes que j’ai connus en ma vie, aucun ne fut meilleur que moi». «Je partirais avec défiance, si je connaissais un homme meilleur que moi», dit-il encore, dans une lettre du 1er août 1763 (p. 378). Comment concilier le premier de ces aveux: personne n’a moins de vanité que moi, avec les suivants: personne n’est meilleur que moi?

Rousseau — on a souvent signalé cette particularité — a employé le féminin, généralement évité, du mot amateur: «Cette capitale (Paris) est pleine d’amateurs et surtout d’amatrices.» (Émile, livre III, t. I, p. 582; Hachette, 1862.)

Voici une remarque de Rousseau, à propos des dramaturges de son temps; elle peut s’appliquer à ceux du nôtre et à nos feuilletonistes: «Je ne saurais concevoir quel plaisir on peut prendre à imaginer et composer le personnage d’un scélérat, à se mettre à sa place tandis qu’on le représente, à lui prêter l’éclat le plus imposant. Je plains beaucoup les auteurs de tant de tragédies pleines d’horreurs, lesquels passent leur vie à faire agir et parler des gens qu’on ne peut écouter ni voir sans souffrir. Il me semble qu’on devrait gémir d’être condamné à un travail si cruel: ceux qui s’en font un amusement doivent être bien dévorés du zèle de l’utilité publique. Pour moi, j’admire de bon cœur leurs talents et leurs beaux génies; mais je remercie Dieu de ne me les avoir pas donnés.» (J.-J. Rousseau, La Nouvelle Héloïse, VI, 13, note finale; t. III, p. 640.)

Tout le monde connaît Le Vœu ou Rêve de bonheur si admirablement décrit par Jean-Jacques Rousseau: il figure dans toutes les anthologies: «Sur le penchant de quelque agréable colline bien ombragée, j’aurais une petite maison rustique, une maison blanche avec des contrevents verts... J’aurais un potager pour jardin, et pour parc un joli verger», etc. (Émile, IV; t. II, p. 144; Hachette, 1863). Florian (1755-1794), — dont nous avons déjà parlé dans un des chapitres consacrés aux poètes, — a formé le même souhait et presque dans les mêmes termes: «Quand pourrai-je vivre au village? Quand serai-je le possesseur d’une petite maison entourée de cerisiers? Tout auprès seraient un jardin, un verger, une prairie et des ruches; un ruisseau bordé de noisetiers environnerait mon empire; et mes désirs ne passeraient jamais ce ruisseau.» Etc. (Galatée, II; Fables et autres œuvres, p. 229; Didot, 1858.)

De Florian encore ces singulières phrases:

«Il fit un soupir: je soupirai aussi; il me serra la main: je ne crois pas le lui avoir rendu.» (Galatée, I, p. 224.)

«... J’ai tout avoué (à mon père); je lui ai dit que je portais dans mon sein le gage de notre union, que cet enfant était le sien, et qu’il lui demandait, par ma voix, la permission de naître pour l’aimer.» (Le Bon Ménage, scène 18, p. 434.)

Nous lisons, dans La Vie et les Opinions de Tristram Shandy de Sterne (1713-1768) (t. III, p. 60; édit. de la Bibliothèque nationale, 1885; trad. M. D. L. B.) — que nous citons ici exceptionnellement, comme le suivant, puisque nous ne nous occupons que des écrivains français: «... Que serait son livre?... Un recueil d’impertinences des (sic) vieilles femmes des deux sexes.» La même inadvertance se trouve dans un autre auteur anglais, Charles Dickens (1812-1870), La Petite Dorrit (t. I, p. 202, chap. 17; Hachette 1869; trad. P. Lorain): «... plusieurs autres vieilles dames des deux sexes».

***

C’est à Marmontel (1723-1799) qu’on doit la suppression des incidentes dit-il et dit-elle dans les conversations écrites. A la fin de la préface de ses Contes moraux (t. I, p. x; La Haye, s. n. d’éditeur, 1761), il se félicite de cette innovation: «Je proposai, il y a quelques années, dans l’article Dialogue de l’Encyclopédie, de supprimer les dit-il et dit-elle du dialogue vif et pressé. J’en ai fait l’essai dans ces Contes, et il me semble qu’il a réussi. Cette manière de rendre le récit plus rapide n’est pénible qu’au premier instant; dès qu’on y est accoutumé, elle fait briller le talent de bien lire.»

«En reconnaissance de cette découverte, dit un des personnages de l’abbé Dulaurens, dans l’Arretin (sic) moderne (t. II, p. 76; Baillière et Messager, 1884), les auteurs devaient (devraient?) se cotiser pour ériger une statue de terre glaise à ce grand homme, la placer à la porte de l’Académie avec cette inscription[37]:

J’ai banni du français les dit-il, les dit-elle

Marmontel ne se doutait guère de quels expédients s’aviseraient ses successeurs, et par quoi seraient remplacés ces dit-il et dit-elle. Au lieu d’écrire: «Il dit en bâillant» ou «Elle s’écria en rougissant» ou «Je te maudis! cria-t-il en s’élançant», certains romanciers usent volontiers des abréviations suivantes: «Ah! bâilla-t-il.» «Oh! rougit-elle...» «Je te maudis! s’élança-t-il.» Etc. On peut affirmer que tous les verbes de la langue française y passent ou y ont passé.

«Que faites-vous ici, monsieur? brusqua Nicole.» (Alexandre Dumas, Joseph Balsamo, chap. 74.)

«Ah ça! le vieux, pouilla-t-il, réjouissons-nous.» (Léon Cladel, Les Va-nu-pieds, p. 115, Les Auryentys; Lemerre, 1884.) (Pouiller, dire des pouilles, des injures.)

«Hé! rauqua-t-il, pépère Lenfumé, du fort et du meilleur!» (Id., ibid., p. 205, Un Noctambule.)

Un conteur en prose et en vers, qui ne manquait pas de talent, Auguste Saulière (1845-1887), l’auteur des Leçons conjugales, des Histoires conjugales, etc., a particulièrement, dans ce cas, varié ses formules. En voici des exemples empruntés à son roman Les Guerres de la Paroisse (Lemerre, 1880):

«Bandit? Je n’ai encore volé ni tué personne, se redressa le petit musicien avec dignité.» (Page 176.)

«Toi, va te promener avec ton pistolet! se renfrogna le père.» (Page 211.)

«J’appartiens à la famille, moi! se campa le petit sacripant.» (Page 211.)

«Tiens, papa, se retourna Lexandrou...» (Page 211.)

«Peuh! se dandina M. Couffignol...» (Page 230.)

«Eh! sourit le curé, il ne dira pas la messe, lui!» (Page 261.)

«Oh! papa, se signa Lexandrou...» (Page 349.)

«Il nous arrivera malheur, papa, si tu continues, tremblait Antonine...» (Page 349.)

Etc., etc.

***

Pigault-Lebrun (1753-1835), qui trace un parallèle des Anglais et des Français, dans son roman L’Enfant du Carnaval (t. I, p. 67; édit. de la Bibliothèque nationale), s’exprime en ces termes:

«Le Français passe sa vie aux pieds de ses maîtresses... Mais ses maîtresses le trompent.

— Les Anglais ne le sont-ils jamais?»

Ce qui veut dire: Les Anglais ne sont-ils jamais trompés?

Les phrases étranges, amphigouriques, grotesques et cocasses, abondent chez le romancier Ducray-Duminil (1761-1819), qui a joui jadis de tant de vogue. Voici quelques échantillons de ce pathos et galimatias, extraits de Victor ou l’Enfant de la forêt, qui passe pour le chef-d’œuvre de cet écrivain:

«Un pays raboteux, hérissé de vieilles tours, de masures, de coteaux boisés, de prairies et de ruisseaux... Une petite porte, percée dans un des créneaux de la muraille, et qui donnait de plain-pied sur la campagne.» (Tome I, p. 17; 10e édit., Belin-Leprieur, 1821.)

«Il examine l’enfant, qui entre dans la carrière tortueuse de la vie.» (Tome I, p. 30.)

«Il avait besoin encore longtemps de cette nourriture céleste dont la nature a rendu les femmes dépositaires, et qui est le premier aliment de tous les hommes.» (Tome I, p. 196[38].)

«Ce siècle, comme la trombe foudroyante qui, après avoir démâté les vaisseaux, s’avance sur le rivage pour entraîner dans sa course les arbres et les masures du laborieux agriculteur, ce siècle, dit de lumière, a moissonné les vertus sociales et privées; il a émoussé la délicatesse, absorbé les jouissances de l’âme, et tué le sentiment.» (Tome II, p. 53.)

«Cette lettre fit sur nous l’effet de la grêle qui détruit l’espoir du laboureur.» (Tome III, p. 220.)

«Victor lui-même sait que ce silence absolu de la nature l’invite à céder aux pavots que le dieu du sommeil verse sur ses paupières.» (Tome IV, p. 16.)

«Mon père, s’écrie-t-elle en versant un torrent de larmes, oh! serrez encore votre fille dans vos bras paternels!» (Tome IV, p. 63.)

Ducray-Duminil use fréquemment d’une amusante précaution oratoire, il s’identifie en quelque sorte avec ses personnages:

«Je frémis, Victor, moi qui suis ton historien, et je tremble encore qu’il ne t’arrive un jour de plus grands malheurs.» (Tome III, p. 55.)

«Quels nouveaux malheurs vont encore flétrir ta jeunesse? J’en prévois de cruels, d’inattendus (pauvre Victor!) que je n’aurai peut-être pas la force de raconter à mes lecteurs... Mais que dis-je? si tu as eu le courage de les supporter, je dois avoir celui de les transporter à l’histoire...» (Tome III, p. 271.)

Que de choses il y aurait encore à citer dans ce curieux livre, si démodé et oublié aujourd’hui!

«Clémence soupire et chante à son tour les couplets suivants, qu’elle improvise, ainsi qu’il est très aisé de le voir par le ton plus simple que poétique qui en fait le charme:

Ce fut dans ce lieu solitaire

Qu’un jour un amant malheureux

Fit à celle qui lui fut chère

Les plus tendres aveux.»

(Tome IV, p. 130.)

Etc., etc.

L’auteur de Victor ou l’Enfant de la forêt abuse des je frémis, il frémit, et il abuse aussi, comme sa contemporaine Mme de Staël, ainsi que nous le verrons plus loin, des syncopes et évanouissements.

Ducray-Duminil avait débuté par le journalisme: il rédigeait, dans Les Petites Affiches, les comptes rendus des représentations théâtrales, et, «doué d’un caractère essentiellement bénin, lorsqu’il se voyait chargé d’enregistrer la chute d’une pièce, il ne manquait jamais d’ajouter à son article cette phrase consolante: L’auteur est un homme d’esprit qui prendra sa revanche.» (Staaff, La Littérature française, t. II, p. 1043.)

***

Charles Nodier (1780-1844), qui s’est plu souvent, dans ses écrits pseudo-historiques, à mystifier ses lecteurs[39], répondait un jour à quelqu’un qui lui reprochait les longs adverbes dont il émaillait sa prose: «Un mot de huit syllabes fait une ligne, et chaque ligne m’est payée vingt sous.» (Cf. P.-J. Proudhon, Les Majorats littéraires, III, § 8, p. 119.)

Aussi nombre de romanciers, — de feuilletonistes surtout, — délayent-ils leur prose le plus possible, et s’efforcent-ils, comme on dit, de «tirer à la ligne». Alexandre Dumas père nous offrira prochainement quelques exemples de ce procédé tout mercantile.

Stendhal (1783-1842), dans une de ses nouvelles, Le Philtre (Chroniques et Nouvelles, p. 299 et 309; Librairie nouvelle, 1856), vieillit instantanément de dix années un de ses personnages: «J’ai trente ans de plus que vous, ma chère Léonor... — Vous n’avez que dix-neuf ans et lui cinquante-neuf...» Ce qui fait quarante ans.

Ailleurs, à propos de Mme de Staal-Delaunay, Stendhal fait cette déclaration et ce pléonasme: «Je dirai qu’une femme ne doit jamais écrire que des œuvres posthumes à publier après sa mort.» (De l’amour, II, chap. 55, p. 192; M. Lévy, 1857.)

On sait quel était «l’idéal du style» pour Stendhal. «Dans sa haine pour l’emphase contemporaine, il disait que l’idéal du style, pour lui, c’était le Code civil. Il en lisait une page tous les matins.» (Émile Deschanel, Le Romantisme des classiques, t. I, p. 28.)

Je ne crois pas que ce système lui ait parfaitement réussi.

Ferdinand Brunetière a crûment qualifié La Chartreuse de Parme de «chef-d’œuvre d’ennui prétentieux» (Cf. la Revue critique des idées et des livres, 10 mars 1913, p. 656); mais il est à remarquer que c’est Stendhal lui-même et tout le premier et maintes fois qui a fait l’aveu de cet ennui et demandé pardon au lecteur de la fatigue qu’il lui cause.

«Le lecteur trouve bien longs sans doute les récits de toutes ces démarches... Le lecteur trouve cette conversation longue... Le lecteur est peut-être un peu las de tous ces détails...» (La Chartreuse de Parme, p. 200, 292 et 436-437; Librairie nouvelle, 1855.)

«Nous craignons de fatiguer le lecteur du récit des mille infortunes de notre héros... Tout l’ennui de cette vie sans intérêt que menait Julien est sans doute partagé par le lecteur...» (Le Rouge et le Noir, p. 187 et 409; M. Lévy, 1862.)

On voit combien Stendhal appréhendait l’effet qu’il pouvait et devait produire sur son public.

Henri de Latouche (1785-1851), l’éditeur d’André Chénier, l’ermite de la Vallée aux loups, écrit, dans son roman Fragoletta (p. 119; M. Lévy, 1867), cette phrase, qui se ressent un peu trop de l’influence romantique: «On eût dit cette espèce de couleur meurtrie,... ces teintes livides partant en étoile de la lame d’un poignard quand il a été laissé trois jours dans les flancs d’un cadavre

***

Paul de Kock (1794-1871), dont le nom a jadis été si populaire, nous montre, dans son roman Le Petit Isidore (p. 96; Rouff, s. d., in-4) une vieille moustache qui s’essuye les yeux: «La vieille moustache lit, en s’arrêtant quelquefois pour s’essuyer les yeux...» Vous devinez que ladite moustache appartient à un brave troupier, un vieux grognard. Louis Reybaud, dans son Jérôme Paturot à la recherche de la meilleure des républiques (chap. 35, p. 350; M. Lévy, 1862), a fait usage de la même métaphore ou synecdoque: «Pour supporter d’un œil sec un tableau pareil, il faut être de la trempe des vieilles moustaches qui firent, avec l’Empereur, le tour de l’Europe, et laissèrent sur les bords de la Bérésina un nez ou un orteil.» Et Balzac (Melmoth réconcilié, dans le volume La Recherche de l’absolu, p. 263; Librairie nouvelle, 1858): «Une vieille moustache comme moi, s’enjuponner, s’acoquiner à une femme!»

«La jeune fille détourna la tête pour cacher des larmes qui tombaient de ses yeux», écrit Paul de Kock, dans Un jeune homme charmant (p. 12; Rouff, s. d.; in-4). En effet, c’est d’ordinaire des yeux que tombent les larmes.

«Le mélèze aux larges feuilles», dit-il encore dans le même roman (p. 10). Or, les feuilles du mélèze, du «pin mélèze», ne sont que des «aiguilles»: «Mélèze, feuilles étroites et très allongées» (Gaston Bonnier, Les Noms des fleurs, p. 268, art. 1056).

Ailleurs, dans une nouvelle intitulée Les Plaisirs de la pêche (Paul de Kock, Nouvelles, p. 45; Rouff, s. d., in-4), il nous dit que «M. Bertrand, grand amateur de pêche, passait le temps de sa récréation, soit à guetter le poisson, soit à chercher dans la terre de l’asticot». Non, ce n’était pas dans la terre que M. Bertrand cherchait «de l’asticot»; dans la terre, il savait bien ne trouver que des vers gris ou rouges; les asticots, il se les procurait autrement.

Dans L’Amour qui passe et l’Amour qui vient (p. 14; Rouff, s. d., in-4), Paul de Kock nous dépeint un vieux garçon pratiquant les amours ancillaires, et à qui de jeunes marmitons, ses voisins, font concurrence, et il emploie cette amusante locution: «Pourquoi ne pas fuir cette maison peuplée de marmitons qui lui coupent les bonnes sous le pied

«Mme Durand soupire en disant: «C’est bien heureux!» Et ses jeunes voisins en poussent aussi [sans doute des soupirs], mais sans rien dire.» (Jean, p. 10; Rouff, s. d., in-4.)

«Jean pleurait ou trépignait des pieds.» (Ibid., p. 12.)

«Dès qu’on est deux, je forme un quadrille.» (Ibid., p. 14.)

«Remettez-vous, monsieur, dit le notaire à Adolphe en souriant de son étonnement. Onze cent mille francs, c’est une jolie fortune, sans doute, mais enfin vous ne serez pas encore millionnaire.» (Monsieur Dupont, chap. 29, p. 60; Rouff, s. d., in-4.) Que lui faut-il donc, à ce tabellion, pour faire un millionnaire?

«Elle portait dans son sein un nouveau gage de l’amour de son époux.» (Paul de Kock, L’Homme aux trois culottes, chap. 14, p. 44; Rouff, s. d., in-4.) «Elle porte dans son sein un gage de sa faiblesse.» (Id., Sanscravate, chap. 30, p. 79; Charlieu, s. d., in-4.) Nous avons déjà vu (p. 69 et 173) des exemples de cette très fréquente périphrase.

Ne quittons pas Paul de Kock sans rapporter cette plaisante anecdote contée par les Goncourt, dans leur Journal (année 1865, t. II, p. 312): «Le maire d’ici (de Bar-sur-Seine?) est lié avec Paul de Kock, lui envoie du cochon et du boudin, et a reçu en échange son portrait. Sa femme, un jour de Fête-Dieu, pour orner son reposoir, avait donné tout ce que le ménage avait d’artistique, et le portrait de Paul de Kock était exposé à la vénération des fidèles, au beau milieu du reposoir.»

Dans La Croix de Berny (lettre II, p. 17; Librairie nouvelle, 1859), l’un des auteurs, le poète et romancier Joseph Méry (1798-1866), sous le pseudonyme de Roger de Monbert, donne «des épaulettes à ces trois illustres généraux, César, Alexandre et Annibal».

Le romancier genevois Rodolphe Topffer (1799-1846) fait un usage fréquent — ce qui se comprend de reste — de certains idiotismes suisses qui déconcertent et détonnent en français. Non seulement il emploie, comme son compatriote Jean-Jacques Rousseau, la mauvaise locution causer à quelqu’un pour causer avec quelqu’un: «Pendant qu’il me causait... J’aime que vous me causiez...» (Le Presbytère, p. 8 et 52; Hachette, 1907), mais il crée des mots comme empléter (acheter, faire des emplettes: peut-être usité en Suisse): «J’ai fait une course à Genève pour empléter des articles» (Le Presbytère, p. 449); ou bien, ce qui est plus grave, ce qui trouble la clarté de la phrase et risque de la rendre incompréhensible, il change l’acception des termes, ou, plus exactement sans doute, il les emploie avec l’acception qu’ils ont à Genève. Notre vieux mot idoine, qui veut dire apte ou propre à quelque chose (idoneus), a, chez Topffer, le sens d’inepte, d’idiot: «... Son idoine de mari, qui a plus soif que faim...» (Ibid., p. 149.) Gabegie, terme populaire signifiant fraude, supercherie (Cf. Littré), devient chez lui le synonyme de tracas, de souci: «Qu’auras-tu avancé là en te leurrant de pronostics, de lourdeurs et de gabegies?» (Ibid., p. 395.)

N’avons-nous pas lu jadis à Reims (vers 1895), sur des devantures de restaurateurs et de marchands de vin, le mot asperges, «asperges tous les jours», signifiant, selon les uns, «tripes à la mode de Caen», selon d’autres, «tripes à la sauce blanche»?


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