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Récréations littéraires, curiosités et singularités, bévues et lapsus, etc.

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III

Alexandre Dumas père. Rôle des serpents et autres animaux dans ses romans. Anachronismes, étourderies et drôleries. Abus du dialogue.

Charles de Bernard. A quel âge est-on un vieillard? — Eugène Sue. — Émile Souvestre.

Alexandre Dumas père (1803-1870), qui a tant écrit, ou tant publié, est, par suite, le romancier chez qui l’on découvrirait peut-être le plus de bévues, d’anachronismes et de drôleries. Les Mohicans de Paris, notamment, renferment quantité de descriptions et de remarques étonnantes, stupéfiantes, et il y a des chapitres (le cinquante-cinquième, par exemple, intitulé To die, to sleep) qui serait à citer à peu près in extenso: «Devant Dieu, vers lequel nous allons monter, nous tenant par la main, je jure de t’aimer, ô Colomban! à travers les mondes inconnus! Dussé-je, en franchissant le seuil de ce monde, être plongée avec toi dans la fournaise ardente que la religion catholique promet à ses damnés... je jure de t’aimer au milieu des flammes des fournaises! Dussé-je...», etc.

«Le cœur du jeune Breton que nous avons appelé Colomban était un pur diamant à quatre facettes: la bonté, la douceur, l’innocence et la loyauté.» (Chap. 40.)

«... Et sans doute eussent-ils passé la journée ensemble à presser les mamelles de cette féconde Isis qu’on appelle l’Amour, si le nom de Colomban, deux fois répété par une voix fraîche, n’eût retenti dans l’escalier.» (Ibid.)

«Salvator déposa sur le front de la jeune fille un baiser aussi chaste que le rayon de lune qui l’éclairait...» (Chap. 136.)

«Le comte eût voulu résister sans doute, mais il était dominé par la grandeur d’aspect de la jeune femme. Il jeta sur elle un regard de serpent forcé de fuir, et, les mâchoires serrées, les poings crispés... — Eh bien, soit, madame, dit-il; adieu!» (Chap. 142.)

Remarquons à ce propos que les comparaisons avec les serpents, vipères et aspics sont très fréquentes chez Dumas:

«Cette reine sentait, comme on sent un serpent sortir des bruyères où votre pied l’a réveillé...» (Ange Pitou, t. II, p. 4; C. Lévy, s. d.)

«A cette seule idée qui la brûlait comme la morsure dévorante de l’aspic, Marie-Antoinette s’étonnait...» (Ibid.)

«Andrée, tressaillant comme si une vipère l’eût mordue au cœur...» (Ibid., t. II, p. 75.).

«Danton se sentit perdu, perdu comme le lion qui aperçoit à deux doigts de ses lèvres la tête hideuse du serpent.» (Ibid., t. II, p. 186.)

«On eût dit qu’il avait marché sur un aspic.» (Ibid., t. II, p. 283.)

«L’amour-propre est une vipère endormie, sur laquelle il n’est jamais prudent de marcher.» (Ibid., t. II, p. 326.)

Les comparaisons avec les autres animaux ne sont pas rares non plus:

«Villefort n’était plus cet homme dont son exquise corruption faisait le type de l’homme civilisé; c’était un tigre blessé à mort qui laisse ses dents brisées dans sa dernière blessure» (sic) (Le Comte de Monte-Cristo, t. VI, p. 184; chap. 14, Expiation; C. Lévy, s. d.)

«Villefort... se traîna vers le corps d’Édouard (un enfant), qu’il examina encore une fois avec cette attention minutieuse que met la lionne à regarder son lionceau mort.» (Ibid., t. VI, p. 184.)

«Danglars ressemblait à ces bêtes fauves que la chasse anime, puis qu’elle désespère, et qui, à force de désespoir, réussissent parfois à se sauver.» (Ibid., t. VI, p. 255, chap. 19, Le pardon.)

Dans ce même roman de Monte-Cristo (t. VI, p. 188, chap. 14), on lit cette phrase amusante: «Villefort sentit ses pieds prendre racine, ses yeux se dilatèrent à briser leurs orbites..., les veines de ses tempes se gonflèrent d’esprits bouillants qui allèrent soulever la voûte trop étroite de son crâne et noyèrent son cerveau dans un déluge de feu.»

Remarquer que cette sentence ou prière que Monte-Cristo avait inscrite sur les murs de son cachot, au château d’If (t. VI, p. 216, chap. 16, Le Passé): «Mon Dieu! Conservez-moi la mémoire!» est textuellement la même que celle qui termine le Conte de Noël, Le Possédé, de Dickens (in fine): «Seigneur, conservez-moi la mémoire!»

Dans Les Trois Mousquetaires, le même billet, l’attestation remise à Milady par Richelieu, reparaît à trois endroits du récit, mais avec des changements de texte et des dates différentes. Dans le chapitre 15 (2e partie), Scène conjugale, ledit papier est daté du 3 décembre 1627; — dans le chapitre 17, Le Conseil des Mousquetaires, il est daté du 5 décembre 1627; — et dans la Conclusion du roman, il porte la date du 5 août 1628, et il a perdu en route tout un membre de phrase.

«Montalais sentit le rouge lui monter au visage en flammes violettes,» lisons-nous dans Le Vicomte de Bragelonne (t. III, p. 379; chap. 38, Fin de l’histoire d’une naïade...; C. Lévy, s. d.)

«Saint Louis avait eu pour ministre un prêtre, le digne abbé Suger», prétend Dumas dans Les Compagnons de Jéhu (p. 52). Or, Suger est mort en 1152 et saint Louis ne naquit qu’en 1215.

Autres anachronismes.

Dans La Tulipe noire (Chap. 20, Ce qui s’était passé...), dont l’action se déroule en Hollande, au dix-septième siècle, du temps des frères de Witt, un des personnages, oubliant que Lavoisier n’a pas encore déterminé la composition de l’eau et ne naîtra qu’au siècle suivant, nous annonce, par une miraculeuse divination, que «l’eau est composée de trente-trois parties d’oxygène et de soixante-six parties d’hydrogène».

Dans Le Chevalier d’Harmental, dont l’action se passe en 1718, un des personnages, le bonhomme Buvat, apprend au cardinal Dubois que sa pupille «peint comme Greuze», — qui devait naître seulement sept ans plus tard, en 1725. Et, de sa chambre, le même Buvat aperçoit l’illumination des galeries du Palais-Royal, — galeries qui ne seront construites que soixante ou soixante-dix ans plus tard, par Philippe-Égalité. (Cf. Le Journal, 9 mars 1899.)

«Holà, mon bonhomme! cria d’Artagnan à un paysan qui travaillait son champ de pommes de terre.» (Les Trois Mousquetaires, dans le journal Le Voleur, 7 mars 1889, p. 155.) D’Artagnan naquit en 1611, mourut en 1673, et la culture de la pomme de terre ne s’est propagée en France qu’au dix-huitième siècle, avec Parmentier (1737-1813).

«Vous êtes, dit Colbert, aussi spirituel que M. de Voltaire.» (Le Vicomte de Bragelonne, même source.) Colbert: 1619-1683; Voltaire: 1694-1778. Colbert a peut-être voulu dire: que M. de Voiture (1598-1648).

Dans San Felice, apparaît un accoucheur, tenant un mouchoir entre ses dents, dans lequel pèse le nouveau-né de tout son poids (six livres et demie), et ledit accoucheur tient un pistolet dans chaque main. Dans cette position, aussi dramatique qu’embarrassante, il fondit tête baissée au milieu de la population en criant, les dents serrées: «Place à l’enfant de la morte!» Même en italien, ajoute le journal à qui j’emprunte cet extrait, la phrase dut être bien difficile à prononcer.» (Le Courrier Saïgonnais, Saïgon, 10 décembre 1912.)

Dans Le Collier de la Reine (t. II, p. 51), don Manoel discute avec le joaillier Boehmer, et, pour bien exprimer la surprise qu’éprouva le noble étranger aux explications du marchand, Dumas écrit: «Ah! ah! dit don Manoel en portugais».

«Le cardinal devina qu’il était tombé dans le piège de cette infernale oiseleur», au dire de Dumas dans le même roman (chap. 30), et en parlant de l’astucieuse Mme de la Motte.

Et ces vers du drame de Christine:

Comme au haut d’un grand mont le voyageur lassé

Part tout brûlant d’en bas, puis arrive glacé,

Sans qu’un éclair de joie un seul instant y brille,

User à le rider son front de jeune fille,

Sentir une couronne en or, en diamant,

Prendre place, à ce front, d’une bouche d’amant.

«Un voyageur, dit Louis de Loménie, qui, au haut d’un grand mont, part tout brûlant d’en bas; une couronne qui prend place à un front d’une bouche, voilà, certes, un atroce jargon.» (Cf. Eugène de Mirecourt, Alexandre Dumas, p. 40.)

Dans ses Mémoires surtout, souvent si intéressants et si vivants, dont les premiers volumes, consacrés à l’enfance et à la jeunesse de l’auteur passées à Villers-Cotterets, sont particulièrement captivants, Alexandre Dumas s’abandonne volontiers à ses intempérances, négligences, hâbleries et singularités de langage.

A l’île Saint-Domingue, nous assure-t-il (t. I, p. 14), «l’air est si pur, qu’aucun reptile venimeux n’y saurait vivre. Un général, chargé de reconquérir Saint-Domingue, qui nous avait échappé, eut l’ingénieuse idée, comme moyen de guerre, de faire transporter de la Jamaïque à Saint-Domingue toute une cargaison de reptiles, les plus dangereux que l’on pût trouver. Des nègres charmeurs de serpents furent chargés de les prendre sur un point et de les déposer sur l’autre. La tradition veut qu’un mois après, tous ces serpents eussent péri, depuis le premier jusqu’au dernier.»

«Mon père avait eu un cheval tué sous lui; un second (cheval) avait été enterré par un boulet.» (Tome I, p. 92 et 96.)

«... Non, cher abbé,... je ne fus point l’homme de la pratique religieuse. Il y a même plus, cette fois où je m’approchai de la sainte table fut la seule; mais... quand la dernière communion viendra à moi comme j’ai été à la première, quand la main du Seigneur aura fermé les deux horizons de ma vie, en laissant tomber le voile de son amour entre le néant qui précède et le néant qui suit la vie de l’homme, il pourra, de son regard le plus rigoureux, parcourir l’espace intermédiaire, il n’y trouvera pas une pensée mauvaise, pas une action que j’aie à me reprocher.» (Tome II, p. 31.)[41]

«... Au caillou qui s’approche de la rose, et à qui il reste le parfum de la reine des fleurs.» (Tome II, p. 298.)

«En moins de dix minutes, le renard avait étranglé dix-sept poules et deux coqs. Dix-neuf fois homicide!» (Tome III, p. 72.)

«Ernest s’empressa de nous apporter la cire tout allumée (pour cacheter des lettres)... Je pris la cire d’une façon si gauche, je l’allumai d’une manière si naïve...» qu’il oublie qu’Ernest vient, à l’instant même, de la lui apporter tout allumée. (Tome III, p. 207.) A moins que la cire ne se soit éteinte, et qu’il ait fallu la rallumer.

«... Cette fatalité qui pousse les hommes vers le lieu où il est écrit d’avance qu’ils doivent mourir.» Fatalité bien singulière. (Tome IV, p. 192.)

Dans le tome VII (p. 272), Alexandre Dumas cite la phrase suivante empruntée à une description de la bataille d’Austerlitz, dont il ne nomme pas l’auteur: «Vingt-cinq mille Russes étaient rangés en bataille sur un vaste étang gelé; Napoléon ordonna que le feu fût dirigé contre cet étang. Les boulets brisèrent la glace, et les vingt-cinq mille Russes mordirent la poussière

Tome X, p. 112, il attribue à Chateaubriand cette étrange phrase: «J’ai marché sans le vouloir, comme un rocher que le torrent roule; et maintenant voilà que je me trouve plus près de vous que vous de moi

Il raconte (t. VIII, p. 8) qu’un aéronaute de ses amis, du nom de Petin, s’imaginait avoir résolu, de la façon suivante, le grand problème de la navigation aérienne: «Petin raisonnait ainsi: La terre tourne; dans ce mouvement de rotation sur elle-même, elle présente successivement tous les points de sa surface déserte ou habitée. Or, quelqu’un qui s’élèverait jusqu’aux dernières couches de l’air ambiant, et qui trouverait le moyen de s’y fixer, descendrait en ballon sur la ville du globe où il lui plairait de toucher terre; il n’aurait qu’à attendre que cette ville passât sous ses pieds; il irait de la sorte aux antipodes en douze heures, et, cela, sans fatigue aucune, puisqu’il ne bougerait pas de sa place, et que ce serait la terre qui marcherait pour lui.» Ce brave Petin oubliait que la terre, dans son mouvement de rotation, l’entraînerait forcément avec elle, et que, si haut qu’il s’élevât, il lui serait impossible d’échapper à ce mouvement et de demeurer immobile.

Dans un autre ouvrage publié par Alexandre Dumas, et qui porte son nom, «Impressions de voyage, De Paris à Sébastopol, par le docteur Félix Maynard, publié par Alexandre Dumas» (Librairie nouvelle, 1855), on trouve, dans l’Avant-propos (p. 3), la plus singulière, la plus abracadabrante théorie de la télégraphie électrique qu’il soit possible d’imaginer. L’auteur se figure que, pour transmettre une dépêche télégraphique, on commence par la faire dissoudre dans le liquide de la pile... «Une batterie électrique (?) est établie là-bas auprès des batteries de siège. Nos généraux font dissoudre leurs dépêches dans le liquide de cette pile, puis des fils métalliques s’imprègnent de ce liquide, charrient les pensées et les mots qu’il contient à travers les profondeurs de la mer Noire et les plaines du continent...»

Avec Ponson du Terrail, dont nous parlerons bientôt, Alexandre Dumas père est un des romanciers qui ont le plus délayé le dialogue et tiré à la ligne. Un de leurs trucs habituels, à tous deux, est de faire répéter, par un ou plusieurs des interlocuteurs, la question posée. Exemples:

«... J’étais bien sûr que vous ne vouliez pas la guerre par les mêmes motifs que moi!

— Alors, voyons les vôtres!

— Les miens? demanda le roi.

— Oui, répondit Marie-Antoinette, les vôtres.»

(Ange Pitou, t. I, p. 326.)

«Je le quitte.

— Qui cela?

— Dame! quelqu’un de votre connaissance.

— De ma connaissance, à moi?

— Oui.

— Et comment...»

(Ibid., t. I, p. 336.)

«Son prétendu sommeil magnétique est un crime.

— Un crime!

— Oui, un crime, continua la reine...»

(Ange Pitou, t. II, p. 19.)

«J’appelle aristocrates des personnes de votre connaissance.

— De ma connaissance?

— De notre connaissance? dit la mère Billot.

— Mais qui donc cela? insista Catherine.

— M. Berthier de Sauvigny, par exemple.

— M. Berthier de Sauvigny?

— Qui vous a donné...

— Eh bien?

— Eh bien, j’ai vu...»

(Ibid., t. II, p. 230-231.)

Terminons en racontant, d’après le journal Le National (16 mars 1885), que l’auteur des Trois Mousquetaires «avait une cuisinière étonnante: elle était arrivée à écrire son nom de Sophie, sans employer une seule des lettres composant ce mot. Elle l’orthographiait ainsi: Çaufy. Son patron restait en admiration devant cette trouvaille. Il y avait de quoi[42]».

***

Charles de Bernard (1804-1850), que l’on a qualifié, à tort ou à raison, de disciple ou d’imitateur de Balzac, emploie parfois à satiété le mot vieillard, et l’applique même à des personnages qui n’ont pas atteint soixante ans. Voir, par exemple, Le Nœud gordien (M. Lévy, 1858), où ce mot reparaît continuellement: Pages 43, 44, 45, 56, 57, 58, 59, 60, 61, 62, 64, 65, etc. Dans Le Gentilhomme campagnard (t. II, p. 264; M. Lévy, 1857), nous trouvons même vieillard au féminin: «la vieillarde avait raison».

Les romans de Charles de Bernard nous offrent çà et là quelques termes tombés en désuétude, ou supprimés et remplacés par d’autres mots: billets de visite, pour cartes de visite: «Il tira d’une poche de son gilet un de ses billets de visite... La femme de chambre entra en tenant à la main un billet de visite...» (Les Ailes d’Icare, p. 188 et 270; M. Lévy, 1857); — surtout, pour pardessus ou manteau: «Il portait, par-dessus des habits de deuil, un surtout de peau de bique» (Un Beau-Père, t. I, p. 195; M. Lévy, 1859); surtout, avec cette acception, a été employé par Voltaire, Saint-Simon, etc. (Cf. Littré); — cigarite, pour cigarette: «Il semblait exclusivement occupé de la confection d’une cigarite» (La Chasse aux amants, dans La Peau du lion, p. 296; M. Lévy, 1860).

Et cette plaisante phrase du même romancier: «Sans état (sans fortune)... ne possédant de terre que ce qu’en peuvent contenir les vases de fleurs de leur salon, ces parias vivent en pachas.» (Les Ailes d’Icare, p. 65.)

«Ah! vous vous êtes dit, s’écrie un des personnages d’Eugène Sue (1804-1857): «Je m’en vais mettre les fers au feu pour tirer les vers du nez de Mme Barbançon, afin de voir ce qu’elle a dans le ventre!» (L’Orgueil, t. I, p. 94; Marpon, s. d.) Et plus loin (p. 199), le même écrivain nous apprend que «le seuil de la porte d’Erminie était vierge des pas d’un homme».

Autres métaphores, dues, celles-ci, à Émile Souvestre (1806-1854): «Le souvenir de Cécile venait bien, de loin en loin, combattre ces amertumes, mais je l’écartais alors brusquement, comme on écarte la main d’un ami au moment du désespoir; ou bien, tournant la coupe du côté de l’absinthe, je cherchais dans ce souvenir lui-même un nouveau motif de mépriser les hommes... Mon cœur ressemblait à un nid de vipères, dressant contre le monde leurs gueules gonflées de venin.» (Deux Misères, p. 80-81; M. Lévy, 1859.)

Dans Un Philosophe sous les toits (p. 49; M. Lévy, 1857), Souvestre, comme nous l’avons noté déjà (Préambule, p. 10), dit qu’«il semble que chacun, surpris à l’improviste, perde le caractère...» Quand on est surpris, c’est généralement à l’improviste. C’est ce que Molière aussi a oublié dans Don Garcie de Navarre (V, 6):

...cette gaieté

Surprend au dépourvu toute ma fermeté.


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