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Récréations littéraires, curiosités et singularités, bévues et lapsus, etc.

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IV

Le culte de la périphrase. Périphrases courantes. — Écouchard Lebrun et le «périphrastique». — Delille. Locution favorite de Delille. Ses succès. Sa mémoire prodigieuse.

Chateaubriand. Il préférait ses vers à sa prose. Sa tragédie de Moïse. — Prédilections particulières de certains écrivains et artistes: «Le violon d’Ingres». — Singuliers jugements et vœux de Chateaubriand. «Tuer le mandarin». — La gloire littéraire.

«Rien n’est si beau que de ne pas appeler les choses par leur nom», déclare Voltaire, dans ses Conseils à Helvétius (Œuvres complètes, t. IV, p. 601, note r; édit. du journal Le Siècle).

Et Buffon, de son côté, recommande «de ne nommer les choses que par les termes les plus généraux»; c’est ce qui fait le style noble. (Cf. Eugène Despois, Dialogues sur l’éloquence par Fénelon, p. 212, note 1.)

D’accord avec ces principes, proclamés vers le milieu du dix-huitième siècle, l’emploi de la périphrase s’étend de plus en plus à partir de cette époque jusqu’à la Restauration.

Nombre de périphrases sont même devenues de véritables lieux communs.

«J’ai voulu me jeter aux pieds des auteurs de mes jours», écrit à Saint-Preux la Julie de Rousseau. (La Nouvelle Héloïse, I, 4; Œuvres complètes de J.-J. Rousseau, t. III, p. 139; Hachette, 1856.)

«Quoi! je pourrais expirer d’amour et de joie entre un époux adoré et les chers gages de sa tendresse!» écrit encore la même héroïne. (Ibid., II, 4; t. III, p. 253.)

«Je porte dans mon sein un gage de mon amour... le gage de notre union.» (Florian, Le Bon Ménage, sc. 3 et 18, Fables et autres œuvres, p. 423 et 434; Didot, 1858.)

Et si ce tour vieilli peut peindre un jeune objet...

Églé sera longtemps comparée à la rose.

(Delille, L’Imagination, I; Œuvres, t. I, p. 336; Lefèvre, 1844.)

Les auteurs de mes jours, les gages de ma tendresse, un gage de mon amour, un jeune objet (pour dire une jeune fille ou une jeune femme) sont ou ont été des périphrases des plus courantes.

Écouchard Lebrun dit Lebrun-Pindare (1729-1807), et surtout Jacques Delille (1738-1813), le «périphrastique» Delille, comme on l’a baptisé, ont particulièrement cultivé la périphrase.

Ce sont très souvent de véritables énigmes que Lebrun donne à déchiffrer à ses lecteurs. Voyez cette strophe de l’ode sur Le Triomphe de nos paysages (Dans le volume Malherbe, J.-B. Rousseau, É. Lebrun, Œuvres, p. 514; Didot, 1858):

La colline qui, vers le pôle,

Borne nos fertiles marais,

Occupe les enfants d’Éole

A broyer les dons de Cérès.

Vanvres, qu’habite Galatée,

Sait du lait d’Io, d’Amalthée,

Épaissir les flots écumeux;

Et Sèvres, d’une pure argile,

Compose l’albâtre fragile

Où Moka nous verse ses feux.

«Tout cela, note Sainte-Beuve (Portraits littéraires, t. I, p. 152, note 1), pour dire: «Au nord de Paris, Montmartre et ses moulins à vent; de l’autre côté, Vanvres (Vanves), son beurre et ses fromages; et la porcelaine de Sèvres! «Je ne crois pas, écrivait Ginguené au rédacteur du journal Le Modérateur (22 janvier 1790), que nous ayons beaucoup de vers à mettre au-dessus de cette strophe.» Et Andrieux, l’Aristarque, n’en disconvenait pas; il avouait que si tout avait été aussi beau, il aurait fallu rendre les armes. Aujourd’hui, conclut Sainte-Beuve, il n’est pas un écolier qui n’en rie. On rencontre dans le goût, aux diverses époques, de ces veines bizarres.»

Ailleurs, dans l’ode Mes Souvenirs ou les Deux Rives de la Seine (Œuvres, même édition., p. 526), Lebrun nous décrit ses jeux au collège, et ce sont encore autant d’énigmes:

Là, dans sa vitesse immobile,

Le buis semblait dormir, agité par mon bras;

Là, je triplais le cercle agile

Du chanvre envolé sous mes pas.

Là, frêle émule de Dédale,

Un liège, sous mes coups, se plut à voltiger;

Là, dans une course rivale,

J’étais Achille au pied léger.

Là, j’élevais jusqu’à la nue

Ce long fantôme ailé, qu’un fil dirige encor

A travers la route inconnue

Qu’Éole ouvre à son vague essor.

Ce qui signifie qu’au collège il jouait à la toupie, à la corde, au volant, à la course ou aux barres, et au cerf-volant.

Et Jacques Delille, qui a joui, de son vivant, d’une renommée sans égale, d’une gloire comparable à celle de Victor Hugo, que de railleries lui ont été et lui sont encore décochées pour ses innombrables périphrases! Ce qu’il y a de plus curieux, ce qui paraît incroyable, c’est que c’était malgré lui, en quelque sorte, et uniquement pour se conformer au goût du jour, qu’il les employait; personnellement et par principes, il y était opposé: nous le verrons tout à l’heure.

Pour Delille, le cochon est

... l’animal qui s’engraisse de glands.

(Les Géorgiques, III; Œuvres, t. II, p. 353; Lefèvre, 1844.)

Et Victor Hugo de riposter (Les Contemplations, I, 7, Réponse à un acte d’accusation, t. I, p. 30; Hachette, 1882):

Je nommai le cochon par son nom: pourquoi pas?

Guichardin a nommé le Borgia...

Les diamants sont, pour Delille:

... Ces cailloux brillants que Golconde nous donne.

(L’Imagination, I; t. I, p. 457.)

L’araignée:

Un insecte aux longs bras, de qui les doigts agiles

Tapissaient ces vieux murs de leurs toiles fragiles.

(Ibid., VI; t. I, p. 466.)

Les baleines:

Ces monstres qui, de loin, semblent un vaste écueil.

(L’Homme des champs, II; t. I, p. 169.)

La cigogne:

L’ennemi des serpents vient, après les frimas,

Retrouver les beaux jours dans nos riants climats.

(Les Géorgiques, II; t. II, p. 332.)

Le taon:

... insecte affreux, que Junon autrefois,

Pour tourmenter Io, déchaîna dans les bois.

(Ibid., III; t. II, p. 343.)

Le chat:

L’animal traître et doux, des souris destructeur.

(Dans Paul Stapfer, Racine et Victor Hugo, p. 262.)

Le paon:

L’oiseau sur qui Junon sema les yeux d’Argus.

(Ibid.)

L’oie:

L’aquatique animal, sauveur du Capitole.

(Ibid.)

La poule:

Cet oiseau diligent dont le chant entendu

Annonce au laboureur le fruit qu’il a pondu.

(Ibid.)

Delille n’a pas manqué de nous décrire de même, au milieu d’ingénieuses circonlocutions, le cidre, la bière, le vin de Champagne, la vigne, le thé, le café, etc.; et l’imprimerie, l’horlogerie, la gravure, les tapisseries... tout ce qu’on peut imaginer.

Comme on ne prête qu’aux riches, on lui a même attribué plus d’une périphrase qu’on chercherait en vain dans son œuvre, cette définition de la seringue, par exemple:

Ce tube tortueux d’où jaillit la santé,

que je rencontre dans La Chronique médicale (1er février 1913, p. 77).

Encore une drolatique périphrase: elle est de Marmontel, celle-là, et je la trouve dans la Correspondance de Gustave Flaubert (t. II, p. 99-100; Charpentier, 1889): «Nous lisions quelquefois, pour nous faire rire, des tragédies de Marmontel, et ça a été une excellente étude. Il faut lire le mauvais et le sublime, pas de médiocre... Que dis-tu de ceci... pour dire noblement qu’une femme gravée de la petite vérole ressemble à une écumoire:

D’une vierge par lui (le fléau), j’ai vu le doux visage,

Horrible désormais, nous présenter l’image

De ce meuble vulgaire, en mille endroits percé,

Dont se sert la matrone, en son zèle empressé,

Lorsqu’aux bords onctueux de l’argile écumante

Frémit le suc des chairs en sa mousse bouillante?»

Et Grimod de la Reynière, le fameux gourmet, baptisant le brochet «l’Attila des mers», et le cochon «l’animal encyclopédique par excellence». (Le Temps, 23 mai 1912.)

Etc., etc.

(Voir d’autres exemples de curieuses périphrases dans la Revue bleue, 31 octobre 1885, p. 568-569; — Gustave Merlet, Tableau de la littérature française, 1800-1815, t. I, p. 510; — etc.)

Dans sa préface de Cromwell (p. 34; Hachette, 1862), Victor Hugo assure que «l’homme de la description et de la périphrase, ce Delille, dit-on, vers sa fin, se vantait, à la manière des dénombrements d’Homère, d’avoir fait douze chameaux, quatre chiens, trois chevaux, y compris celui de Job, six tigres, deux chats, un jeu d’échecs, un trictrac, un damier, un billard, plusieurs hivers, beaucoup d’étés, force printemps, cinquante couchers de soleil et tant d’aurores qu’il se perdait à les compter».

Pour s’excuser de son système et l’expliquer, Delille écrit dans le Discours préliminaire de sa traduction des Géorgiques (t. II, p. 290-291): «... Parmi nous, la barrière qui sépare les grands du peuple a séparé leur langage; les préjugés ont avili les mots comme les hommes, et il y a eu, pour ainsi dire, des termes nobles et des termes roturiers[23]. Une délicatesse superbe a donc rejeté une foule d’expressions et d’images. La langue, en devenant plus décente, est devenue plus pauvre; et comme les grands ont abandonné au peuple l’exercice des arts, ils lui ont aussi abandonné les termes qui peignent leurs opérations. De là la nécessité d’employer des circonlocutions timides, d’avoir recours à la lenteur des périphrases; enfin d’être long, de peur d’être bas; de sorte que le destin de notre langue ressemble assez à celui de ces gentilshommes ruinés, qui se condamnent à l’indigence de peur de déroger.»

Relativement aux périphrases, Sainte-Beuve émet ces intéressantes et très justes considérations (Portraits contemporains, Lebrun, t. III, p. 173): «On a récemment blâmé la périphrase; on n’oublie qu’une chose: en 1820, à la scène, dans une tragédie, le mot propre pour les objets familiers était tout simplement une impossibilité; il ne devint une difficulté que quelques années plus tard. Cinq ans après, dans Le Cid d’Andalousie (de Pierre-Antoine Lebrun: 1785-1873), le mot chambre excitait des murmures à la première représentation; Le Globe (5 mars 1825, article de M. Trognon) était obligé de remémorer aux ultra-classiques le vers d’Athalie:

De princes égorgés la chambre était remplie.

«Depuis, il faut en convenir, on a terriblement enfoncé la porte de cette chambre; on a été d’un bond jusqu’à l’alcôve. Mais, avant 1830, chaque mot simple en tragédie voulait un combat...»

Un mot revient très fréquemment sous la plume de Delille, c’est le verbe embellir:

Ma muse des jardins embellit le séjour.

(Les Jardins, III; Œuvres, t. I, p. 75.)

Quel charme embellira vos douces promenades?

(L’Homme des champs, II; ibid., p. 148.)

... Multiplie, agrandit, embellit la nature.

(L’Imagination, I; ibid., p. 333.)

Tout ce que la nature embellit de sa main.

(Ibid., III; ibid., p. 369.)

Un air d’aisance encore embellit la déesse.

(Ibid., III; ibid., p. 371.)

Oh! que l’homme sait bien embellir l’univers!

(Ibid., IV; ibid., p. 392.)

Etc., etc.

«Les livres de Delille, nous apprend Sainte-Beuve (Portraits littéraires, t. II, p. 94), se tiraient d’ordinaire à 20 000 exemplaires pour la première édition. L’Énéide, par exception, se publia à 50 000 exemplaires. Elle fut achetée à l’auteur 40 000 francs d’abord, bien grande somme pour le temps.»

Dans la notice qu’elle a consacrée à Delille, Mme Woillez conte que, revenant d’Athènes sur un petit vaisseau qui fut «poursuivi par deux forbans, Delille donna, dans cette circonstance, des marques de sang-froid et même de gaieté dont toutes les gazettes parlèrent dans le temps: «Ces coquins-là, dit-il, ne s’attendent pas à l’épigramme que je ferai contre eux». (Notice, Œuvres de J. Delille, t. I, p. 7; Lefèvre, 1844.)

Delille, raconte-t-on encore, était doué d’une mémoire prodigieuse, et il serait mort emportant dans sa tête un long poème entièrement composé: «... Ce poème contenait au moins six mille vers, et quels vers! (s’exclamait un jour la veuve du poète). Il n’avait jamais rien fait de si beau. Mais vous savez son indolence... Je lui disais tous les jours: «Monsieur Delille, ne vous fiez pas à votre mémoire, dictez-moi ces vers-là; je veux les écrire pour qu’ils ne soient pas perdus.» Eh bien, monsieur, il ne m’a pas écoutée, il est mort, il a emporté dans la tombe son superbe poème. Je m’étais déjà arrangée avec un libraire, qui m’en donnait un prix considérable; mais voilà M. Delille ad patres, et l’ouvrage aussi. C’est dix mille francs qu’il m’enlève, monsieur, dix mille francs!» (Charles Brifaut, Récits d’un vieux parrain à son jeune filleul, dans Charles Rozan, Petites Ignorances historiques et littéraires, p. 371, note 1.) Mais l’anecdote paraît très suspecte: cf. Sainte-Beuve, Portraits littéraires, Delille, t. II, p. 103 et suiv.

***

Chateaubriand (1768-1848) avait, rapporte Henri de Latouche (dans Henri Monnier, Mémoires de M. Joseph Prudhomme, t. II, p. 92; Librairie nouvelle, 1857), «l’infirmité de faire des vers et de les préférer à sa prose; il ne veut pas admettre, ajoute Latouche, qu’il y ait d’autre poète en France que lui, dont personne cependant ne parle en cette qualité». C’est ce qui nous permet, dans la présente étude, de classer l’auteur d’Atala et des Martyrs parmi les poètes.

«Les vers! Faites des vers! disait un jour Chateaubriand au jeune Victor Hugo, l’enfant sublime. C’est la littérature d’en haut... Le véritable écrivain, c’est le poète. Moi aussi, j’ai fait des vers, et je me repens de n’avoir pas continué. Mes vers valaient mieux que ma prose. Savez-vous que j’ai écrit une tragédie? Tenez, il faut que je vous en lise une scène...» Et il se fit apporter le manuscrit de Moïse. (Victor Hugo raconté par un témoin de sa vie, 1818-1821, p. 237; Hetzel-Quantin, s. d., in-16.)

«Prosateur magnifique, faible rimeur, Chateaubriand polit et repolit pendant vingt ans son Moïse. Il préférait ce faux chef-d’œuvre à toutes ses œuvres.» (Adolphe Brisson, Le Temps, 26 mai 1913, Chronique théâtrale.)

De même Gœthe considérait «comme son plus beau titre de gloire» sa Théorie des couleurs, «que les savants refusaient de prendre au sérieux», et qui est un de ses plus mauvais ouvrages, sinon son plus mauvais. (Cf. Édouard Rod, Essai sur Gœthe, p. 14; Perrin, 1898.)

De même Sainte-Beuve se montrait fier de ses vers, souvent si ternes et si lourds, bien plus fier que de ses admirables études critiques; et le meilleur moyen de lui plaire était de lui vanter ses poésies et de les savourer avec lui.

De même encore Lamartine se croyant «un grand économiste, un grand vigneron et un grand architecte», et disant un jour au fils d’un de ses amis: «Jeune homme, regardez-moi bien là, au front, et dites-vous que vous venez de voir le premier financier du monde». (Ernest Legouvé, Soixante ans de souvenirs, t. IV, p. 199; Hetzel, s d.) «La gloire de Victor Hugo n’offusquait pas Lamartine, continue Legouvé; mais le titre de premier viticulteur de France, accordé à M. Duchâtel, le taquinait. «Ce n’est qu’un amateur, disait-il; moi, je suis un cep de nos collines.» Enfin, à Saint-Point, montrant avec complaisance à un visiteur un petit portique affreux, enluminé d’un coloris criard, et formé de deux colonnes appartenant à tous les ordres: «Mon cher, lui dit-il, dans cinquante ans, on viendra ici en pèlerinage; mes vers seront oubliés, mais on dira: «Il faut avouer que ce gaillard-là bâtissait bien!» (Ernest Legouvé, ibid.; — et Louis Ulbach, La Vie de Victor Hugo, p. 111-112; Émile Testard, 1886.)

Et Molière, «si excellent auteur pour le comique, et ayant un faible pour la couronne tragique». (Sainte-Beuve, Portraits littéraires, t. II, p. 55; nouvelle édit, Garnier, s. d.)

Et Jean-Jacques Rousseau se glorifiant avant tout de sa musique et de son Devin du village (Cf. Id., ibid., t. II, p. 125), et préférant son Lévite d’Éphraïm à tous ses ouvrages (Les Confessions, II, XI; t. VI, p. 136; Hachette, 1864).

L’admirable pastelliste Maurice-Quentin de La Tour, «enthousiaste des philosophes, bâtissait lui-même des systèmes, et se montrait humilié quand on lui parlait de ses pastels». (Cf. Marmontel, Mémoires, livre VI; t. II, p. 103; Jouaust, 1891; — et Antoine Guillois, Le Salon de Mme Helvétius, p. 28; C. Lévy, 1894.)

Girodet-Trioson préférait ses vers (qui d’ailleurs ne sont pas sans mérite) à ses dessins et à ses tableaux (Sainte-Beuve, ibid.);

Alfieri se piquait d’être fort en grec (Id., ibid.);

Byron d’être le premier nageur du Bosphore (Id., ibid.);

Le célèbre compositeur Cherubini d’être un grand peintre (Sainte-Beuve, Portraits littéraires, t. II, p. 125).

Le sculpteur Canova avait, de son côté, la manie de peindre, et ses tableaux, «dont la médiocrité allait presque jusqu’au ridicule», il les préférait à ses superbes marbres. (Revue Napoléonienne, avril 1911, p. 108.)

Et Ingres et son violon, qui est le prototype du genre;

Et le grand peintre anglais Gainsborough entiché, lui aussi, de sa musique (Cf. Ernest Chesneau, L’Art et les Artistes modernes, p. 61; Didier, 1864);

Et Rossini et Alexandre Dumas père se croyant l’un et l’autre, ce qui était peut-être vrai, d’ailleurs, d’excellents cuisiniers (Cf. le journal Le Voleur, 1864, p. 349; et 1865, p. 462);

Et l’humoristique et génial dessinateur Gavarni, qui avait la passion des mathématiques, finit par s’y vouer entièrement, et «voulait refaire, selon sa chimère, la mécanique céleste et bouleverser les lois de la pesanteur». (Eugène Forgues, Les Artistes célèbres, Gavarni, p. 49, 54, 58; Rouam, s. d.)

Etc., etc.

***

Revenons à Chateaubriand.

Voici un singulier jugement porté par lui sur le général Bonaparte:

«... Sa gloire militaire? Eh bien! il en est dépouillé. C’est, en effet, un grand gagneur de batailles; mais, hors de là, le moindre général est plus habile que lui... On a cru qu’il avait perfectionné l’art de la guerre, et il est certain qu’il l’a fait rétrograder vers l’enfance de l’art.» (Chateaubriand, De Bonaparte et des Bourbons, dans le volume Mélanges politiques et littéraires, p. 183; Didot, 1868.)

Et ce vœu, non moins bizarre, exprimé par Chateaubriand, dans ses Mémoires d’outre-tombe (t. VI, p. 331; édit. Biré): «Les vieilles gens se plaisent aux cachotteries, n’ayant rien à montrer qui vaille. En exceptant mon vieux roi, je voudrais qu’on noyât quiconque n’est plus jeune, moi tout le premier, avec douze de mes amis.» Les douze amis ont-ils été consultés?

Dans les mêmes Mémoires, pour s’excuser de ses nombreuses citations, Chateaubriand émet ce curieux «avis au lecteur» (t. IV, p. 437): «Lecteur, si tu t’impatientes de ces citations, de ces récits, songe d’abord que tu n’as peut-être pas lu mes ouvrages, et qu’ensuite je ne t’entends plus; je dors dans la terre que tu foules; si tu m’en veux, frappe sur cette terre, tu n’insulteras que mes os».

Et ces phrases hyperboliques et étranges:

«Salut, ô mer, mon berceau et mon image! Je te veux raconter la suite de mon histoire: si je mens, tes flots, mêlés à tous mes jours, m’accuseront d’imposture chez les hommes à venir!» (Ouvrage cité, t. I, p. 64.)

«Il ne manque rien à la gloire de Julie (sœur de Chateaubriand): l’abbé Carron a écrit sa vie; Lucile (autre sœur de l’auteur) a pleuré sa mort.» (Ibid., t. I, p. 180.)

Chateaubriand raconte qu’on lisait, durant la Révolution, sur la loge du concierge de Ginguené, rue de Grenelle-Saint-Germain, cette inscription: «Ici on s’honore du titre de citoyen, et on se tutoie. Ferme la porte, s’il vous plaît.» (Ibid., t. II, p. 238.)

Ailleurs (t. V, p. 606), une note nous apprend que la mort du conseiller d’État Persil (1785-1870), ancien pair de France, fut annoncée en ces termes par le journal La Mode: «M. Persil est mort pour avoir mangé du perroquet».

On demande souvent quel est l’auteur de la locution tuer le mandarin; on l’a attribuée, entre autres, à Jean-Jacques Rousseau: c’est l’opinion de Balzac (Le Père Goriot, p. 150; Librairie nouvelle, 1859), du Grand Dictionnaire Larousse, etc. On la trouve, ainsi formulée, dans Le Génie du christianisme (livre VI, chap. 2, Du remords et de la conscience, t. I, p. 155; Didot, 1865): «O conscience! ne serais-tu qu’un fantôme de l’imagination, ou la peur des châtiments des hommes? Je m’interroge; je me fais cette question: Si tu pouvais, par un seul désir, tuer un homme à la Chine et hériter de sa fortune en Europe, avec la conviction surnaturelle qu’on n’en saurait jamais rien, consentirais-tu à former ce désir?» Etc.

Il ne messied pas de ranger au nombre des bévues et drôleries littéraires certaines outrecuidantes déclarations de Chateaubriand, dont, selon le mot de Sainte-Beuve (Causeries du lundi, t. I, p. 434), «la vanité persistante et amère, à la longue devient presque un tic».

«Mes écrits de moins dans mon siècle, proclame-t-il dans ses Mémoires d’outre-tombe (t. II, p. 179; édit. Biré), y aurait-il eu quelque chose de changé aux événements et à l’esprit de ce siècle?»[24].

«Ce que le monde aurait pu devenir... (sans moi) se présentait à mon esprit.» (Ouvrage cité, t. VI, p. 226.)

«Si Napoléon en avait fini avec les rois, il n’en avait pas fini avec moi.» (Ibid., t. III, p. 3.)

«La paix que Napoléon n’avait pas conclue avec les rois, ses geôliers, il l’avait faite avec moi.» (Ibid., t. IV, p. 115.)

«C’est au moment dont je parle que j’arrivai au plus haut point de mon importance politique. Par la guerre d’Espagne, j’avais dominé l’Europe... après ma chute, je devins à l’intérieur le dominateur avoué de l’opinion...» (Ibid., t. IV, p. 342.)

«Je suis saisi du désir de me vanter: les grands hommes qui pullulent à cette heure démontrent qu’il y a duperie à ne pas proclamer soi-même son immortalité.» (Ibid., t. IV, p. 207)[25].

C’est ce que s’est dit et ce que nous dit Edmond de Goncourt, avec une bien enfantine et comique naïveté, dans son Journal (année 1888, t. VII, p. 277): «L’idée que la planète la Terre peut mourir, peut ne pas durer toujours, est une idée qui me met parfois du noir dans la cervelle. Je serais volé, moi qui n’ai fait de la littérature que dans l’espérance d’une gloire à perpétuité. Une gloire de dix mille, de vingt mille, de cent mille années seulement, ça vaut-il le mal que je me suis donné, les privations que je me suis imposées?» Etc.[26].

Comme si, en dépit du Musa vetat mori, et de la fière attestation de Malherbe:

Ce que Malherbe écrit dure éternellement

(Cf. Sainte-Beuve, Chateaubriand et son groupe, t. II, p. 184), le culte de la littérature et la connaissance de l’histoire ne devaient pas nous inspirer plus de bon sens, plus de raison, et surtout plus de modestie[27]! Comme si l’amour des Lettres ne suffisait pas à nous donner par lui-même la plus certaine et la meilleure des récompenses! Si le nom des Goncourt surnage quelque temps encore, c’est grâce, non pas à leurs écrits, qu’on ne lit déjà plus guère, mais à leur fortune, qui leur a permis de fonder une Académie gentiment rétribuée.


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