Récréations littéraires, curiosités et singularités, bévues et lapsus, etc.
VII
Gustave Claudin. — Alfred Assollant. — Edmond About. Un hasard providentiel. — Jules Verne. — Victor Cherbuliez. — Ferdinand Fabre. — Alexandre Dumas fils. — Gustave Droz. — André Theuriet.
Jules Vallès. Une gaffe macabre. — Léon Cladel. Phrases interminables et autres bizarreries de style.
Jules Claretie. — Charles Chincholle. — Anatole France. — Léon Duvauchel. — Jean Lorrain. — Paul Magueritte. — Remy Saint-Maurice.
Dans son volume Point et Virgule (p. 50; Librairie nouvelle, 1860), Gustave Claudin (1823-1896) nous offre cette amusante comparaison: «Le brouillard, s’épaississant peu à peu, se transforma bientôt en pluie, et fit pousser sur les trottoirs des myriades de champignons verts et bleus qu’on appelle des parapluies.»
Alfred Assollant (1827-1886) indique un singulier moyen de faire concurrence aux cornets acoustiques. Ayant mis en scène des joueurs de billard, il nous les représente qui se rapprochent, «tenant leur queue à la main pour mieux entendre». (Dans Le Journal, 27 août 1897.)
«Victorine continua sa lecture en fermant les yeux», prétend Edmond About (1828-1885), dans Les Mariages de Paris (Le buste, p. 180; Hachette, 1882).
Le même écrivain s’est plu à critiquer, non sans raison, le qualificatif providentiel ajouté au mot hasard: «Il avait entendu mes gémissements par un hasard providentiel (comme on dit dans les feuilles publiques)...» (Madelon, p. 551; Hachette, 1885).
«Un hasard providentiel» est, en effet, un lieu commun qui ne s’explique guère, et qu’on rencontre aussi dans Flaubert (Bouvard et Pécuchet, p. 129; Lemerre, 1881): «Par un hasard providentiel, ils déterrèrent,» etc.
Dans son volume Le Mot et la Chose (chap. 20, p. 191-199; Ollendorff, 1882) Francisque Sarcey étudie et discute en détail cette locution. «Ces deux mots, hasard et Providence, ne peuvent être accouplés l’un à l’autre, écrit-il; ils jurent ensemble... Providentiel est un méchant mot, qui, comme tous les faux pavillons, couvre toutes sortes de marchandises. Nous ferons bien de nous en défaire, et surtout de ne pas le joindre au terme de hasard dont il gâte le sens très précis.»
De Jules Verne (1828-1905): «Les doigts du capitaine couraient alors sur le clavier de l’instrument (un orgue); je remarquai qu’il n’en frappait que les touches noires, ce qui donnait à ses mélodies une couleur essentiellement écossaise.» (Vingt mille lieues sous les mers, chap. 22, p. 173; Hetzel, s. d., in-8.)
De Victor Cherbuliez (1829-1899), dans Miss Rovel (p. 220; Hachette, 1911): «Raymond avait senti la foudre tomber sur lui; il avait été consumé, anéanti, ou peu s’en faut. Il rassembla péniblement ses morceaux. Il achevait de les recoudre, de se reconstituer dans son intégrité...»
De Ferdinand Fabre (1830-1898), dans Barnabé (p. 381; Charpentier, 1885): «L’étoffe, trop vivement ramassée, poussa un cri» (en se déchirant, sans doute).
On pourrait rapprocher cette sorte de prosopopée des vers suivants d’Alexandre Dumas fils (1824-1895) (dans son roman La Dame aux perles, p. 119; Librairie nouvelle, 1855), vers adressés à une élégante Parisienne:
... Vos jupons,
Dentelés et brodés, se donnaient cette joie
De rire avec la boue en battant vos talons.
Encore quelques phrases énigmatiques ou singulières de Dumas fils:
«Anaïs... avait la bouche petite, les dents blanches. Ses bandeaux noirs dénotaient une nature ardente.» (Ce que l’on voit tous les jours, dans le volume La Boîte d’argent, p. 182; M. Lévy, 1867.)
«J’ai bu le lait de l’insubordination dans le shako de mon père, le plus mauvais garde national connu.» (Un Cas de rupture, dans le volume Le Docteur Servans, p. 190; Librairie nouvelle, 1856.)
De Gustave Droz (1832-1895): «Sur l’honneur, je sentis une larme qui me montait à la gorge.» (Monsieur, Madame et Bébé, p. 149; Hetzel, 1866.) Nous avons vu précédemment (p. 83) Lamartine nous avouer que ses larmes n’allaient pas si haut, qu’une larme lui était montée au cœur.
«Si j’avais eu un couteau, je lui aurais brûlé la cervelle!» s’écrie, en plaisantant, un autre personnage de Gustave Droz. (Entre nous, p. 275.) Ce qui rappelle la fameuse complainte du Sire de Framboisy:
Il lui trancha la tête
D’un’ ball’ de son fusil.
D’André Theuriet (1833-1907) qui, mieux que personne, a célébré les splendeurs et «les enchantements» de nos forêts: «Les fraises sont moins rouges que ses désirs.» (Dans Le Journal, 17 mai 1902.)
Jules Vallès (1833-1885) nous parle de son style en ces termes: «J’ai fait mon style de pièces et de morceaux que l’on dirait ramassés, à coups de crochet, dans des coins malpropres et navrants. On en veut tout de même, de ce style-là! Et voilà pourquoi je bouscule de mon triomphe ceux qui, jadis, me giflaient de leurs billets de cent francs et crachaient sur mes sous.» (L’Insurgé, p. 59-60; Charpentier, 1886.)
Voici quelques exemples de ce style très imagé et ampoulé, rude et brutal, où l’antithèse surgit fréquemment:
«... Ils vont (dans des crèmeries) se faire tremper la soupe et attaquer un bœuf — nature ou aux pommes — qui m’effrayerait moins, vivant et furieux, dans les arènes de Madrid.» (Les Réfractaires, p. 11; Charpentier, 1881.)
«... Tout homme de lettres porte en lui de douze à quinze mètres de ver solitaire. Il ne rend le dernier centimètre que le jour où il est arrivé. Les bonnes femmes nourrissent le leur avec du lait, nous tuons le nôtre avec de l’encre.» (Ibid., p. 203.)
«On voit, dit publiquement le doyen, non seulement que vous avez été bercé sur les genoux d’une tête universitaire, mais encore que vous vous êtes abreuvé aux grandes sources...» (L’Enfant, chap. 24, p. 372; Charpentier, 1881.)
Dans L’Insurgé (p. 207), Vallès raconte que, en 1871, durant la Commune, il fut chargé de prononcer un discours sur la tombe d’un combattant. «Je m’avance, et j’adresse un dernier salut à celui qui a été frappé au milieu de nous... «Adieu, Bernard!» Des murmures s’élèvent... Je me sens tiré par les basques: «Il ne s’appelle pas Bernard, mais Lambert», me disent les parents à voix basse.» Vallès resta «déconcerté, un peu ému», et c’est cette émotion même qui le sauva du ridicule de la situation: «Combien plus profond, reprit-il, doit être notre respect devant ces cercueils d’inconnus tombés sans gloire, exposés à recevoir un hommage qui ne s’adresse point à leur personnalité, restée modeste dans le courage et la peine, mais à la grande famille du peuple...» N’importe! La «gaffe» était commise, et la famille Lambert ne digéra pas le quiproquo.
A propos de la phrase du chapeau, de l’académicien Patin, nous avons cité (p. 84) une rugueuse et interminable phrase de Léon Cladel (1834-1892), qui est d’ailleurs coutumier du fait. Si laborieux et méticuleux qu’a été cet écrivain, si épris qu’il fut des qualités du style, il n’en a pas moins commis — lui qui a tant peiné sur sa prose — quantité de lourdes, rocailleuses et surtout très longues phrases, que je ne puis évidemment songer à reproduire ici: ce serait trop fastidieux pour le lecteur, et ces phrases grossiraient démesurément mon volume. Je me borne à en indiquer quelques-unes:
Dans Raca (Paul des Blés, nouvelle, p. 163-164): «D’un geste très net, très résolu, tranchant comme un glaive, il me marqua combien grande était, contre les classes dirigeantes, moins jalouses, selon lui, de trouer les rangs...» (40 lignes.)
Même ouvrage (même nouvelle, p. 146-147): «Et pendant les trois ou quatre hivers qui précédèrent celui de 1870-71, dont les frileux ont gardé la mémoire et les autres aussi, c’est lui, que...» (26 lignes.)
Dans Les Va-nu-pieds (p. 210-211; Charpentier, 1881): «Ici, des bouts de papiers gras, effilochés...» (41 lignes.)
Même ouvrage (p. 288-289): «Aller, apprenti, la canne à la main et la besace au dos...» (27 lignes.)
Dans Quelques Sires (Histrion, nouvelle, p. 289-290): «Kalgrèsbi, le dernier Pierrot, qui tant de fois aux Funambules...» (22 lignes.)
Dans Kerkadec, garde-barrière (dédicace, p. 3-8; Delille et Vigneron, 1884), une phrase qui n’a pas moins de cinq pages, 85 lignes tout d’une traite.
Etc., etc.
Voici maintenant quelques plaisantes rencontres de mots de Léon Cladel:
«... Six jours après cet entretien, la belle lumière (c’est par cette métaphore qu’un interlocuteur désigne sa propre fille) qui, pendant vingt années, avait été toute ma joie, s’éteignit en donnant le jour à un fils qui ne la précéda que de quelques minutes en la nuit éternelle.» (Quelques Sires, Œil pour œil, p. 77.)
«... Ce renard, qui s’était approché de mon observatoire à pas de loup, ne mangera jamais plus de pain.» (Urbains et Ruraux, Griffe de fer, p. 155.)
Dans Gueux de marque (Zachario, nouvelle, p. 279) un homme qui vient d’être écrasé et qui va rendre l’âme, qui se meurt («...son front où perlaient déjà les sueurs de l’agonie»), trouve le moyen et la force de prononcer une harangue qui dure pendant plus de vingt-cinq pages. (Pages 279-307.) C’est là du reste un tour de force qu’on retrouve de temps à autre chez les romanciers, et dont Lesage, l’auteur du Diable boiteux, nous a jadis (p. 171) offert un exemple.
Dans Quelques Sires (Quasi-jeunes, p. 315-316) nous voyons des noces de diamant se célébrer après soixante-quinze ans de mariage, — au lieu de soixante ans, ce qui est déjà fort beau. (Cf. Larousse, Grand Dictionnaire, 1er suppl., art. Noce.)
«Qu’apercevois-je!» s’écrie Cladel dans sa Kyrielle de chiens (Monsieur Touche, p. 273); et auparavant (p. 154) il nous fait cet aveu: «Je rouai comme un paon».
«Une foule tumultueuse entrait et sortait de la Morgue.» (Quelques Sires, Maugrabins, p. 47.)
Dans Titi Foyssac IV (p. 156, Lemerre, 1886; et autres éditions) il crée le verbe s’excrimer, pour s’escrimer: «Ils s’excrimèrent à vomir un torrent d’imprécations...» Il se sert (p. 31) de la mauvaise locution en agir, pour en user. Il écrit (p. 233): «Aujourd’hui, c’est fête! Elle se changerait en deuil...»
Etc., etc.
Léon Cladel, le patient et acharné prosateur[50], a fait, je crois, très peu de vers, et c’est, j’en suis persuadé, très heureux pour sa mémoire. Je n’ai rencontré de lui que cette strophe d’un poème qu’il a composé en l’honneur de Victor Hugo (Cf. le journal Le Voleur, 21 décembre 1877, p. 813):
En l’an mil huit cent deux, naquit un homme
A Besançon, Franche-Comté.
Nous l’aimons tous ici, c’est Hugo qu’on le nomme,
Victor Hugo La Bonté.
Quand il parut sur cette grande terre,
On vit poindre un nouveau soleil.
Et, jaloux, tout en haut, l’antique solitaire,
Lors clignant son œil vermeil:
«Fétu, dit-il à son cadet terrestre,
Suivrais-tu mon vol hasardeux?
Tu n’es qu’un va-nu-pieds, et, seul, je suis équestre!»
Mais l’enfant: «Nous serons deux!»
Lus par l’auteur à un banquet offert à la presse par Victor Hugo, le 11 décembre 1877, pour fêter la reprise d’Hernani, ces vers ont été jugés si étranges, qu’ils ne figurent pas dans le compte rendu détaillé de ce banquet. (Cf. Victor Hugo, Actes et Paroles, Depuis l’exil, 1876-1880, p. 53-59.)
De Jules Claretie (1840-1913):
Dans une description d’une salle de théâtre et des spectateurs qui s’y trouvaient: «... Le gilet échancré jusqu’à l’abdomen, — qui naîtra plus tard, — le camélia blanc à la boutonnière, les cheveux séparés en deux, les jeunes gens sont autour d’Anna Deschiens...» (Une Femme de proie, p. 156; Dentu, 1881.)
«Elle (une courtisane) traînait son boulet, qui pesait tout aussi lourd, malgré ses dorures. Elle le traînait avec des éclats de rire d’une gaieté épileptique, et quand elle le sentait à son pied, — ce qui lui arrivait rarement, car elle ne pensait pas, — ah bah! elle le plongeait dans le champagne.» (Ibid., p. 269.)
«Le soleil perçait le feuillage, se roulait sur la mousse et gaminait parmi les herbes.» (Robert Burat, p. 287; Lemerre, 1886.)
«Chaque fois que tu m’as crié famine, j’ai su t’en tirer.»
(Charles Chincholle [1843 ou 1845-1902], La Plume au vent, La Paille et la Poutre, p. 167; Courniol, 1865.)
Dans son roman Le Vieux Général (p. 54; Marpon et Flammarion, s. d.), Chincholle orthographie toujours: «Empommé, le général, empommé... Il empommera le ministère...» (au lieu de: empaumer, de paume et non de pomme).
A propos d’un vers de Victor Hugo, nous avons vu (p. 111) le chroniqueur Charles Chincholle nous parler, dans la description d’un immense hall, d’«un vide ayant cinq étages de haut». (Cf. La Gazette anecdotique, 15 septembre 1890, p. 150.)
De M. Anatole France (1844-....): «Son nez vaste et charnu, ses lèvres épaisses apparaissaient comme de puissants appareils pour pomper et pour absorber, tandis que son front fuyant, sous de gros yeux pâles, trahissait la résistance à toute délicatesse morale.» (L’Orme du mail, chap. 8, p. 112.) Un front fuyant sous de gros yeux pâles, qui trahit la résistance à toute délicatesse?
«Tu vois, dans les eaux de Crète, la République nager parmi les Puissances, comme une pintade dans une compagnie de goélands.» (Le Mannequin d’osier, chap. 10, p. 184.) Les pintades ne nagent pas plus que les poules.
Pour dire qu’une jeune fille garde le silence et ne laisse rien deviner de ce qui se passe en elle, Léon Duvauchel (1850-1902), le poète et conteur forestier, écrit, dans son roman M’zelle (p. 217), qu’elle «restait toujours impénétrable, boutonnée»; que son cœur était toujours «en robe montante».
Dans son roman Les Lépillier (p. 32; Giraud, 1885), Jean Lorrain (1855-1906) emploie le mot ingambe dans le sens de lourd, pesant, qui a de mauvaises jambes, c’est-à-dire dans un sens absolument contraire à celui de cet adjectif: «La mère Hormidas se faisait un peu vieille, bien ingambe surtout pour faire une parfaite servante.».
Ailleurs, dans M. de Bougrelon, il croit que nonante (neuf dizaines, quatre-vingt-dix) signifie simplement neuf, et il écrit: «A nonante heures, comme il l’avait dit la veille, M. de Bougrelon fut à notre hôtel» (Le Journal, 5 juillet 1901; dans la Revue universelle Larousse, 1903, p. 136); erreur qui, il est vrai, a été corrigée lorsque ce roman a paru en volume (p. 47; Édouard Guillaume, éditeur, 1897).
De Paul Margueritte (1860-1919): «...Une mère présente ses enfants: un petit garçon de trois ans et une petite fille de deux ans et demi, marqués à l’empreinte du père...» (L’Embusqué, p. 12.)
De Remy Saint-Maurice (1865-1918): «Thérèse touchait agréablement du violon et de l’aquarelle.» (Tartuffette, p. 26; La Renaissance du Livre, s. d.)