← Retour

Récréations littéraires, curiosités et singularités, bévues et lapsus, etc.

16px
100%

IV

Alphonse Karr. Abus du tiret. — Galoppe d’Onquaire. — Jules Sandeau. Fréquentes comparaisons avec les animaux. — Barbey d’Aurevilly, jugé par Flaubert, par Champfleury.

Amédée Achard. Encore les comparaisons avec les serpents et autres animaux. — Eugène Fromentin. — Octave Feuillet. Le qualificatif adorable.

L’emploi très fréquent, presque à chaque ligne, du tiret ou moins (en langage typographique), et autrement que pour indiquer un changement d’interlocuteurs dans le dialogue, est une des singularités de style d’Alphonse Karr (1808-1890). Voyez, par exemple, son roman Raoul (M. Lévy, 1859): «On porte le cadavre dans sa chambre — on le met dans son lit; — Marguerite — s’assied près du lit, — reste les yeux fixés sur lui, — et ne prononce plus une parole, — n’entend rien, — ne répond à rien; elle est anéantie, — elle ne s’occupe de rien de ce qui se passe. — Le maire et un médecin viennent constater le décès, — on veut lui adresser quelques paroles de condoléance, — on ne les achève pas, tant il est visible qu’elle n’entend pas; — il semble qu’il y ait deux morts dans cette chambre.» (Page 313.) «... La douleur de Marguerite est calme, — elle attend; — elles n’évitent ni l’une ni l’autre de parler de Raoul; — loin de là, — elles s’entourent de tout ce qui le rappelle, — et en parlent sans cesse.» (Page 318.)

Et tout le volume et maints autres ouvrages d’Alphonse Karr sont ainsi émaillés de tirets inutiles.

On trouve dans Alphonse Karr (Les Guêpes, t. II, p. 68; octobre 1840; M. Lévy, 1883) le mot restaurant dans le sens de restaurateur: «Le restaurant de la prison est un homme fort zélé...» De même, jadis, le mot roman a été employé dans le sens de romancier. «Vous voyez ici les romans, qui sont des espèces de poètes, et qui outrent également le langage de l’esprit et celui du cœur.» (Montesquieu, Lettres persanes, 137, t. II, p. 105 et 165; édit. André Lefèvre.)

Je cueille dans Les Guêpes (t. II, p. 287; juin 1841) cette anecdote:

«Cela me rappelle un pauvre diable que l’on mit une fois en route pour l’Italie. — Après lui avoir persuadé que la végétation était, sur cette terre bénie, toute différente de ce qu’elle est dans les autres pays, que les arbres y produisent naturellement une foule d’objets qui ne naissent en France qu’à force de travail et de main-d’œuvre: «Tu y verras, lui disait-on, — le saucissonnier, c’est-à-dire l’arbre qui produit des saucissons, — la variété à l’ail est fort rare; — tu y verras le bretellier, c’est-à-dire l’arbre à bretelles: elles sont mûres vers la fin de septembre; — tu m’en rapporteras une paire; — mais ne va pas prendre des bretelles sauvages qui ne durent rien». — Toujours est-il qu’il en devint fou.»

Et, encore dans Les Guêpes (t. VI, p. 269, mai 1848), cette phrase drolatique: «Non seulement ce parti (le parti républicain) a commis d’intolérables excès, mais encore il a ouvert la porte à sa queue, qu’il a en vain essayé de rompre, — mais cette queue, comme celle du serpent, se réunit au corps malgré lui ou veut le percer comme celle du scorpion; — elle professe le pillage et prône la guillotine; — » etc.

«Un dimanche d’automne, j’étais en chasse avec un de mes amis», écrit, dans Le Diable boiteux au village (p. 165; Librairie nouvelle, 1860), le romancier Galoppe d’Onquaire (1810-1867), un fin et spirituel lettré, qui a eu son temps de vogue.

Cette locution, qui n’a d’ailleurs rien d’incorrect, se retrouve dans La Louve (Prologue, IV), de Paul Féval (1817-1887); — dans La Fiammina (I, 2) de Mario Uchard (1824-1893); — dans la nouvelle Hautot père et fils de Guy de Maupassant (1850-1893) (dans le volume intitulé La Main gauche, p. 68); — dans Chante-Pleure (p. 142), d’Émile Pouvillon (1840-1906): «Roger était en chasse depuis le matin; Mademoiselle à son piano...»; — etc.

Tout comme Alexandre Dumas père dans Ange Pitou, et Amédée Achard dans Belle-Rose, que nous verrons tout à l’heure, Jules Sandeau (1811-1883), dans son roman Catherine (M. Lévy, 1859), se plaît à comparer ses personnages à tel ou tel animal:

«Catherine bondit sur sa chaise comme un faon sur les vertes pelouses.» (Page 15.)

«La petite fée se prit à bondir comme un chevreau.» (Page 33.)

«Claude gémissait comme un hibou dans son trou solitaire.» (Page 85.)

«Tout d’un coup, s’échappant comme une gazelle, Catherine descendit quatre à quatre les marches de l’escalier...» (Page 99.)

«Claude, rasant la muraille comme une chauve-souris...» (Page 101.)

«Claude, doux et résigné comme un mouton qu’on mène à la boucherie...» (Page 103.)

«La petite fée tressaillit et dressa les oreilles, comme au fond des bois une biche...» (Page 161.)

«Ainsi qu’une colombe atteinte dans son vol... la petite vierge...» (Page 162.)

«Robineau se retira,... en jetant un regard d’hyène au jeune vicomte.» (Page 238.)

Etc., etc.

Ce qui n’empêche pas Jules Sandeau de commettre parfois de grosses erreurs à propos des animaux qu’il mentionne, comme lorsqu’il qualifie les carpes de «cétacés». (Catherine, p. 60.)

***

Gustave Flaubert ne pouvait souffrir Barbey d’Aurevilly (1811-1889), qui, comme lui, était Normand, et, comme lui, avait la passion du style. «... Lisez donc Fromont et Risler de mon ami Daudet, et Les Diaboliques de mon ennemi Barbey d’Aurevilly, écrit-il à George Sand (Lettre du 2 décembre 1874; Correspondance, t. IV, p. 207). C’est à se tordre de rire. Cela tient peut-être à la perversité de mon esprit, qui aime les choses malsaines, mais ce dernier ouvrage m’a paru extrêmement amusant; on ne va pas plus loin dans le grotesque involontaire.»

Et dans une lettre à Maupassant (sans date, t. IV, p. 380): «Te souviens-tu que tu m’avais promis de te livrer à des recherches dans Barbey d’Aurevilly (département de la Manche). C’est celui-là qui a écrit sur moi cette phrase: «Personne ne pourra donc persuader à M. Flaubert de ne plus écrire?[43]» Il serait temps de se mettre à faire des extraits dudit sieur. Le besoin s’en fait sentir.»

Longtemps avant cette lettre, classée, dans la Correspondance de Flaubert, sous la rubrique de 1880, Champfleury avait commencé à faire et à publier de ces extraits. Dans son dernier chapitre du Réalisme (p. 286-320; M. Lévy, 1857), il s’est plu à relever tout ce qui l’avait choqué dans les deux volumes d’Une Vieille Maîtresse, et la liste de ses critiques occupe plus de trente pages. Je me contenterai d’une citation empruntée à cette copieuse étude: «Mme de Mendoze avait la lèvre roulée que la maison de Bourgogne apporta en dot, comme une grappe de rubis, à la maison d’Autriche. Issue d’une antique famille du Beaujolais, dans laquelle un des nombreux bâtards de Philippe le Bon était entré, on reconnaissait au liquide cinabre de sa bouche les ramifications lointaines de ce sang flamand qui moula pour la volupté la lèvre impérieuse de la lymphatique race allemande, et qui, depuis, coula sur la palette de Rubens. Ce bouillonnement d’un sang qui arrosait si mystérieusement ce corps flave et qui trahissait tout à coup sa rutilance sous le tissu pénétré des lèvres... était le sceau de pourpre d’une destinée.» (Une Vieille Maîtresse, t. I, p. 50; Lemerre, 1886.)

Dans un autre volume de Barbey d’Aurevilly, L’Amour impossible et La Bague d’Annibal (Lemerre, 1884), je rencontre deux phrases dignes également, et pour des motifs différents, d’être mentionnées:

«Il fut probablement décidé aussi par la beauté de cette blanche personne... Et comment n’eût-il pas plongé sa lèvre avec un certain frémissement dans l’écume légère et savoureuse de ce sorbet virginal?» (Page 93.)

«Sur bien des points, quoique sensibles, ces hommes se rapprochent des opinions de ce faux et abominable Prophète (Mahomet) qui n’eut sur les femmes que des idées dignes d’un conducteur de chameaux.» (Page 244.)

Dans Romanciers d’hier et d’avant-hier (Paul Féval, p. 115; Lemerre, 1904), Barbey d’Aurevilly écrit, avec sa hardiesse coutumière: «Beaumarchais avait dans le bec et dans l’esprit une vibrante paire de castagnettes, plus mordante que celles de toutes les mauricaudes de l’Espagne...»

Nous aurons occasion plus loin, dans le chapitre consacré aux Ecclésiastiques, de reparler de Barbey d’Aurevilly, à propos d’un jugement porté par lui sur Lacordaire.

***

Dans son roman Belle-Rose (librairie nouvelle, 1856), roman de cape et d’épée, qui, en son temps, a obtenu grand succès, Amédée Achard (1814-1875) abuse, lui aussi, des comparaisons empruntées à la faune terrestre.

«M. de Charny recule lentement comme un tigre vaincu.» (Page 446.)

«Il (un poulain) est doux mais farouche comme une chevrette.» (Page 477.)

«M. de Charny bondit vers lui comme un tigre.» (Page 495.)

«M. de Charny lui jeta un regard de vipère.» (Page 496.) Qu’est-ce qu’un regard de vipère? Nous avons déjà, du reste, rencontré plusieurs fois cette locution sous la plume de nos romanciers. «Un regard de serpent», nous a dit Balzac; — «... de serpent forcé de fuir», a ajouté Alexandre Dumas père (Cf. ci-dessus, p. 182 et 191), et nous verrons plus loin Ponson du Terrail nous parler de «la main froide d’un serpent».

«M. de Louvois tressaillit comme un lion surpris dans son antre», continue Amédée Achard dans Belle-Rose. (Page 540.)

«Pourquoi l’avez-vous laissé fuir? s’écria-t-il. — Cet homme est une anguille, vous le savez, monseigneur.» (Page 542.)

«M. de Charny guettait dans l’antichambre comme un chat avide et patient.» (Page 544.)

«(Dans un duel)... leurs épées, rapides et flexibles, s’entrelaçaient comme des serpents lumineux.» (Page 558.)

Il serait facile aussi de relever, dans Belle-Rose, quantité de ces phrases emphatiques propres à nos romans-feuilletons, dont nous parlerons d’ailleurs plus loin avec plus de détails:

«Vous pardonner! dit-il; je ne suis pas votre juge, et je ne puis pas vous haïr. Geneviève tendit ses bras vers le ciel: Merci, mon Dieu! dit-elle; il ne m’a pas repoussée.» (Page 223.)

«Oh! vous ne l’avez jamais aimé! — Je ne l’ai pas aimé! s’écria Suzanne, qui se tordait les mains de désespoir; mais savez-vous que, depuis mon enfance, ce cœur n’a pas eu un battement qui ne soit à lui, que sa pensée est tout ensemble ma consolation et mon tourment, que je n’existe que par son souvenir, que...» (Page 269.)

«Voyez, mère de Dieu, j’assiste aux funérailles de mon cœur; je suis pleine d’angoisse, et mon âme crie vers vous dans cette solitude où je pleure. Qu’il soit heureux, sainte mère du Christ, et qu’elle soit heureuse, lui comme elle, elle comme lui, unis tous deux dans ma prière; elle est honnête, pure et radieuse comme l’un de vos anges...» (Page 293.)

Etc., etc.

Eugène Fromentin (1820-1876), l’auteur de ce gracieux roman, Dominique, qui conserve toujours ses fidèles et ses admirateurs, n’aime pas la précision et pousse la discrétion jusqu’à l’énigme et à l’obscur.

«Elle quitta Paris pour aller à des bains d’Allemagne.» (Dominique, p. 263; Hachette, 1863.) Quels bains?

«Il habitait une maison isolée sur la limite d’un village.» (Page 286.) Quel village?

«... Hier, en me montrant dans un lieu public...» (Page 293.) Quel lieu public?

Cette extrême réserve a parfois de curieuses conséquences.

«Je vais ce soir au théâtre,» dit, au chapitre 15 (p. 309), Madeleine à Dominique, toujours sans préciser ni nommer le théâtre. Néanmoins nous voyons, «à huit heures et demie, Dominique entrer dans sa loge», etc.; mais il oublie de nous apprendre comment il a deviné le nom de ce théâtre.

D’Eugène Fromentin encore cette amusante phrase: «Menant son équipage d’une main, de l’autre il fumait une cigarette...» (Une Année dans le Sahel, p. 41; Plon, 1859.)

D’Octave Feuillet (1821-1890): «Sibylle, jouant de la harpe, était généralement adorable... Le mot ange venait aux lèvres en la regardant.» (Sibylle, p. 146; M. Lévy, 1863.)

Ce qualificatif adorable, si banal et insignifiant, et si fréquemment employé: — «Une adorable paire de pantoufles» (Alexandre Dumas fils, Diane de Lys, p. 62; Librairie nouvelle, 1855); — «Un adorable petit chapeau rond» (Edmond de Goncourt, La Faustin, p. 222; Charpentier, 1882); — «La beauté de Mlle de Beaulieu était devenue adorable... Le corsage, demi-montant dans le dos, laissait voir l’adorable naissance des épaules...» (Georges Ohnet, Le Maître de Forges, p. 107 et 348; Ollendorff, 1886); — «... Sa bouche adorable semblait sourire» (Alexis Bouvier, La Grande Iza, p. 46; Rouff, s. d.); etc.; — ce qualificatif adorable a soulevé plus d’une fois de véhémentes objections: «Locution vulgaire qui appartient à la littérature des barcarolles, au vocabulaire des prospectus, et que l’on ne devrait pas rencontrer sous la plume d’un académicien,» déclare le critique Jules Levallois (La Piété au dix-neuvième siècle, Le Roman dévot, p. 57; M. Lévy, 1864), à propos justement d’Octave Feuillet.

D’autres adjectifs méritent d’être rangés dans la même catégorie qu’adorable; par exemple: délicieux, exquis, ravissant: «Des moments délicieux... Une exquise beauté... Cette ravissante fillette...», épithètes répandues à profusion dans nos romans, et qui, à les examiner de près, ne signifient rien, tant elles sont hyperboliques. Paul de Kock, au cours d’un de ses amusants récits (Un Homme à marier, p. 9, col. 2; Rouff, s. d., in-4), fait répliquer à l’un de ses personnages: «Ces demoiselles sont ravissantes! Ravissantes! Tu vas tout de suite nous chercher ces mots dont on se sert dans le monde lorsqu’on veut mentir! Elles sont gentilles, et, de plus, feront de bonnes ménagères, voilà l’essentiel.»


Chargement de la publicité...