Récréations littéraires, curiosités et singularités, bévues et lapsus, etc.
I. — POÈTES ET AUTEURS DRAMATIQUES
I
Pierre Corneille. Concetti, Cacophonies et Calembours. Galimatias simple et Galimatias double. Vers de Corneille qu’on rencontre dans Nicole et dans Godeau. Épître à la Montauron: éloges outrés. Traduction de l’Imitation de Jésus-Christ. — Thomas Corneille. Le plus grand succès dramatique de tout le dix-septième siècle.
Rotrou. — Théophile de Viau. — Dumonin. — Pierre Du Ryer. — Jean Claveret: l’unité de lieu. — «Mourra-t-il ou Ne mourra-t-il pas?» — Napoléon Ier et A.-V. Arnault. — Crébillon le Tragique, Corneille et Racine.
Racine. Critiqué par Chapelain. Réminiscence. Remarque de Méry. Le mot «diligence». Changement de visage. Cacophonies. Un auteur de sept ans. Athalie lue par pénitence. Racine déclaré «grossier et immodeste», «ni poète ni chrétien», etc. Mort et enterrement de Racine.
Molière. Son style. Acceptions des mots flamme, cœur, main, etc. Singularités de prosodie. Anachronismes. Cacophonies. Locutions favorites de Molière. Vers de Molière qu’on rencontre dans Corneille et dans La Fontaine. L’Avare de Molière. Remarque de Sainte-Beuve.
Chez nos plus grands écrivains, on rencontre des négligences ou inadvertances de style: errare humanum est.
Tout le monde connaît la turlupinade commise, bien à son insu, par Corneille (1606-1684) dans Polyeucte (I, 1), qu’aurait enviée Tabarin, et dont je me borne à rappeler les premiers mots:
Et le désir s’accroît quand...
Non moins connu est ce pléonasme du grand Corneille (Pompée, II, 3):
Il en coûta la vie et la tête à Pompée.
Dans Mélite (I, 4), Philandre dit à Cloris, sa maîtresse:
Regarde dans mes yeux, et reconnais qu’en moi
On peut voir quelque chose aussi parfait que toi.
Et Cloris de répondre:
C’est sans difficulté, m’y voyant exprimée.
Philandre reprend:
... Mon cœur...
Afin de te mieux voir, s’est mis à la fenêtre.
Dans Clitandre (IV, 1 et 2), comédie d’intrigue très embrouillée, nous voyons Dorise «crever, avec son aiguille», l’œil de Pymante, son «amoureux dédaigné», et, au lieu d’appeler au secours et de se faire soigner, Pymante se met, comme si de rien n’était, à nous débiter une tirade de deux pages, pleine de pathos et de concetti:
Où s’est-elle cachée? où l’emporte sa fuite?...
La tigresse m’échappe...
Il est de Corneille encore (Pompée, I, 2) ce vers à calembour:
Car c’est ne régner pas qu’être deux à régner,
qui a trouvé de l’écho dans un hémistiche attribué, mais à tort, paraît-il, au vicomte d’Arlincourt (1789-1856):
... On l’appelle à régner[15].
C’est à tort également, et par une erreur persistante, disons-le en passant, que nombre d’ouvrages (par exemple: Staaff, La Littérature française, t. II, p. 1046; — Gustave Merlet, Tableau de la littérature française, 1800-1815, t. I, p. 524; — Larousse, art. Arlincourt; — etc.) attribuent audit vicomte et à sa tragédie Le Siège de Paris, représentée au Théâtre-Français en 1826, les alexandrins suivants:
Mon père, en ma prison, seul à manger m’apporte.
J’habite la montagne, et j’aime à la vallée.
Ou bien, il faudrait admettre que le texte de cette tragédie a subi des remaniements avant l’impression, contrairement à ce qui est dit dans l’avant-propos du volume.
Voici ce qu’on lit dans une lettre jointe à cet avant-propos (p. X et XI):
«... On m’avait annoncé que la tragédie de M. d’Arlincourt[16] était constamment sifflée, et la salle absolument déserte: j’ai vu, à toutes les représentations où j’ai assisté, la tragédie vivement applaudie et la salle toute pleine. On m’avait soutenu que l’ouvrage n’offrait aucun intérêt: j’ai remarqué que, pendant les cinq actes, l’auditoire était constamment ému...
«D’après ce que j’avais lu dans les gazettes, je m’attendais à voir une héroïne dans les fers, mourant de faim, et s’écriant avec douleur:
Mon pauvre père, hélas! seul à manger m’apporte.
«L’appétit de ce pauvre père mangeant la porte d’une prison m’eût singulièrement amusé. Quel a été mon désappointement! Point d’héroïne dans les fers! Point de porte à dévorer! Point de situation à laquelle puisse convenir le vers cité! Et je viens d’apprendre que cette plaisanterie a été faite, il y a quelque douzaine (sic) d’années, sur une tragédie de M. Le Mierre.
«... J’avais appris par cœur d’autres vers de la pièce; on m’avait particulièrement désigné ceux-ci comme ayant été sifflés à la première représentation:
Mystérieux par goût, sauvage par système,
Mon cœur est un abîme, et mon âme un problème.
...................
Voilà ces chevaliers que l’on nomme les preux! (lépreux).
...................
On l’appelle à régner (araignée).
...................
Ton nom connu te perd, ton inconnu te sauve.
...................
Rien sur ses plans secrets ne peut être éclairci.
...................
J’habite la montagne, et j’aime à la vallée (à l’avaler).
...................
Enfoncé dans le crime on n’en saurait surgir.
...................
Pour chasser loin des murs les farouches Normands,
Le roi Louis s’avance avec vingt mille Francs (francs).
«Et beaucoup d’autres dans ce genre. J’ai acquis la certitude qu’ils n’ont jamais été dans l’ouvrage: est-il une seule personne raisonnable qui ait pu le penser?»
Voici, à cette occasion, quelques autres vers, cités souvent comme exemples de cacophonie, d’ambiguïté et d’étrangeté:
Dans son ode A la postérité (IV, 6, p. 362; Œuvres de Malherbe, de J.-B. Rousseau, etc., Didot, 1858), J.-B. Rousseau (1671-1741) interpelle ladite postérité et la qualifie de «Vierge non encor née»:
Vierge non encor née, en qui tout doit renaître,
vers dont le premier hémistiche est resté célèbre.
Célèbre aussi et maintes fois cité, ce vers de Voltaire (1694-1778):
Non, il n’est rien que Nanine n’honore,
qui, dans les éditions posthumes, fut remplacé par celui-ci:
Non, il n’est rien que sa vertu n’honore.
(Nanine, III, 8.)
De Voltaire encore, cet autre, moins connu, mais non moins dépourvu d’euphonie:
Tout art est étranger; combattre est ton partage.
(Brutus, I, 1.)
Cet autre, encore de Voltaire:
Tu t’en vantais tantôt; tu te tais, tu frémis,
qui se trouvait dans la tragédie d’Ériphyle (V, 2), a disparu. (Cf. le Journal de la Jeunesse, Supplément, 7 juillet 1888.)
L’abbé Pellegrin (1663-1745), originaire de Marseille, avait composé une tragédie intitulée Loth, qui, dès le premier vers, tomba sous les éclats de rire des spectateurs. Le principal personnage débutait par cette touchante déclaration:
L’amour a vaincu Loth! (vingt culottes).
«Il devrait bien en donner une à l’auteur!» interrompit un plaisant, qui connaissait toute la misère de l’abbé[17].
Malheureusement, l’histoire est apocryphe, assure-t-on. (Cf. B. Jullien, Thèses d’histoire, p. 412 et suiv.; et Larousse, art. Pellegrin.)
A propos de l’abbé Pellegrin, qui
Déjeunait de l’autel et soupait du théâtre,
on raconte que, comme il venait de faire représenter sa tragédie de Pélopée, et se promenait, avec un de ses amis, dans le jardin du Luxembourg, il vit à ses pieds une feuille de papier, que l’ami ramassa. Elle était remplie, du haut en bas, de la même lettre: la majuscule P y était tracée nombre de fois.
«Devinez, dit à Pellegrin son compagnon, ce que signifient toutes ces lettres?
— C’est, répondit l’abbé sans hésiter, une page d’écriture qu’un maître a donné à faire à l’un de ses élèves, et que le vent a emportée.
— Pas du tout, réplique l’autre; ces lettres sont toutes des initiales, et en voici le sens: Pélopée, pièce pitoyable, par Pellegrin, poète, pauvre prêtre provençal».
Voici encore quelques autres exemples de cacophonies et amphibologies:
Dans le récit de la prise d’une ville et du carnage qui s’ensuit:
Sur le sein de l’épouse on écrase l’époux,
nous dit l’auteur d’une tragédie jadis jouée à l’Odéon. (Cf. L’Écho de la semaine, 6 octobre 1895.)
Dans un drame espagnol (Ibid.), où l’on essaie de détourner le roi de son amitié pour un indigne favori, le duc d’Alcala, un des arguments présentés par l’auteur est celui-ci:
Jamais à ton secours Alcala vola-t-il?
Ce qui nous remémore les fameux vers d’une autre pièce dont l’action se passe aussi en Espagne, Don Japhet d’Arménie (II, 2), de Scarron (1610-1660):
Don Zapata Pascal,
Ou Pascal Zapata! Car il n’importe guère
Que Pascal soit devant, ou Pascal soit derrière;
et aussi ce vers crépitant de la tragédie de Manco-Capac, de Leblanc de Guillet (1730-1799):
Crois-tu d’un tel forfait Manco-Capac capable?
qui a aussi disparu du texte définitif. (Cf. Bachaumont, Mémoires secrets, juin 1763, p. 76, note 1; Delahays, 1859.)
Et celui-ci, attribué au critique Geoffroy (1743-1814) (Encyclopédiana, p. 194; Garnier, s. d.):
Vous, ministres sacrés, non d’un Dieu, mais d’un homme.
Puis:
O Rémus, dominez sur la ville éternelle.
(Dans Quitard, Dictionnaire de rimes, p. 173.)
La vache paît en paix dans ces gras pâturages,
nous apprend le poète académicien Tissot (1768-1854), traducteur des Bucoliques (dans Tenant de Latour, Mémoires d’un bibliophile, p. 219), cacophonie qu’il supprima, pour ne plus laisser (dans la première églogue) que
Le cerf léger paîtra.
Et Viennet (1777-1868):
Sous son casque, Arbogaste avait un esprit vaste.
(Cf. Larousse mensuel, octobre 1912, p. 538.)
Et dans La Franciade du même poète (Cf. Staaff, La Littérature française, t. II, p. 606, note):
Les paysans fuyaient en emportant leurs lares.
Le Télémaque, ou du moins un fragment de ce livre, Télémaque dans l’île de Calypso, a été mis en vers par un poète du nom d’Eugène Mathieu (1821-?), qui s’est amusé, dans cette parodie, «à plier la langue française à toute sorte d’excentricités». Ainsi Calypso, reprochant au fils d’Ulysse sa froideur à son égard et sa terreur de Mentor, lui dit:
Tu te tais, tant te tient ton tuteur tortueux,
Dans d’odieux dédains des doux dons d’un des dieux!
(Cf. Staaff, ibid., t. III, p. 863.)
Nous verrons plus loin, en parlant de Victor Hugo, cette drolatique locution «comme un vieillard en sort», qui lui est faussement attribuée.
Revenons à Corneille. C’est à propos de lui que Boileau disait qu’il y avait deux espèces de galimatias: le galimatias simple, où l’auteur, entendant ce qu’il avait voulu dire, n’a pas suffisamment éclairci l’expression de sa pensée; et le galimatias double, où l’auteur ne s’entend pas plus lui-même qu’il n’est entendu de ses lecteurs ou auditeurs. Et, comme exemple de ce dernier genre de galimatias, Boileau racontait ce qui advint à propos des quatre vers suivants de la tragédie de Tite et Bérénice (I, 2) de Corneille, prononcés par Domitian, frère de Tite et amant de Domitie:
Faut-il mourir, madame? et, si proche du terme,
Votre illustre inconstance est-elle encor si ferme
Que les restes d’un feu que j’avais cru si fort
Puissent dans quatre jours se promettre ma mort.
Baron, qui étudiait le rôle de Domitian, se trouva embarrassé par ces quatre vers dont le sens ne lui paraissait pas très intelligible. Il alla prier Molière, qui habitait dans la même maison que lui, de vouloir bien les lui expliquer. Après les avoir lus et relus, Molière lui avoua qu’il ne les comprenait pas non plus.
«Mais attends, dit-il à Baron; M. Corneille doit venir dîner avec nous aujourd’hui, tu lui en demanderas l’explication.»
Dès que Corneille arrive, le jeune Baron lui saute au cou, selon son habitude, car il l’aimait beaucoup, et lui soumet ensuite les quatre vers dont le sens lui échappait.
Corneille les examine durant quelques instants, puis:
«Ma foi, dit-il, j’avoue que je ne les entends pas trop bien non plus; mais récite-les tout de même: tel qui ne les entendra pas les admirera.» (Cf. le Musée des familles, 1er août 1897; et Edmond Guérard, ouvrage cité, t. I, p. 504.)[18]
De même Klopstock, dans sa vieillesse, ne comprenait plus bien tous les vers de sa Messiade:
«Il faut que je commence un chant pour le comprendre, déclarait-il un jour. Si je le prends dans le courant, je ne retrouve plus le sens, et je suis obligé de remonter, pour ressaisir mon idée.» (Cf. Sainte-Beuve, Chateaubriand et son groupe littéraire, t. II, p. 182, note 1.)
Et n’a-t-on pas attribué à Victor Hugo cette plaisante réponse:
«Lorsque j’ai écrit ces vers, il n’y avait que Dieu et moi pour les comprendre. Aujourd’hui, il n’y a plus que Dieu.» (Cf. Émile Deschanel, Le Romantisme des classiques, t. I, p. 226).
Ce beau vers qu’on lit dans Tite et Bérénice (V, 1):
Chaque instant de la vie est un pas vers la mort,
se trouve textuellement dans les Essais de morale de Nicole (Cf. Corneille, Œuvres complètes, t. IV, p. 371, note 1; Hachette, 1864), et ces autres, qui se trouvent dans Polyeucte (IV, 2):
... Et, comme elle a l’éclat du verre,
Elle en a la fragilité,
sont, textuellement aussi, empruntés à Godeau, l’évêque de Grasse, qui lui-même les avait traduits de Publius Syrus:
Fortuna vitrea est: tum, quum splendet, frangitur.
(Cf. Montaigne, Essais, I, 40; t. I, p. 405, note 1, édit. Louandre.)
Voici un enjambement ou rejet rencontré dans Corneille (Le Menteur, II, 5), dont la hardiesse ne laisse pas de surprendre:
Il monte à son retour, il frappe à la porte: elle
Transit, pâlit, rougit, me cache en sa ruelle.
Ajoutons qu’on cite comme exemple d’éloges outrés et de platitude la dédicace d’Horace au cardinal de Richelieu, ainsi que celle de Cinna à M. de Montauron (d’où le nom d’Épître à la Montauron donné depuis à ces flatteries exagérées et intéressées: cf. Honoré Bonhomme, Grandes Dames et Pécheresses, p. 253-254; Charavay, 1883), et que le discours de réception de Corneille à l’Académie «est un chef-d’œuvre de mauvais goût, de plate louange et d’emphase commune». (Sainte-Beuve, Portraits littéraires, t. I, p. 44; nouvelle édit., Garnier, s. d.)
De tous les ouvrages de Pierre Corneille, c’est sa traduction de l’Imitation de Jésus-Christ, dont il se fit de la première partie seulement trente-deux éditions, qui lui rapporta le plus d’argent. Lui-même nous l’apprend; il racontait que son Imitation lui avait plus valu que la meilleure de ses comédies, et qu’il avait reconnu, par le gain considérable qu’il en avait tiré, «que Dieu n’est jamais ingrat envers ceux qui travaillent pour lui». (Cf. Jules Levallois, Corneille inconnu, p. 288.)
Rappelons, à ce propos, que Thomas Corneille (1625-1709), le frère de Pierre, est, de tous les auteurs dramatiques du dix-septième siècle, celui qui obtint les plus grands succès au théâtre et y gagna le plus d’argent. Sa tragédie de Timocrate, jouée en 1656, et que personne ne connaît plus aujourd’hui, «fut le plus éclatant succès dramatique de tout le dix-septième siècle». (Paul Stapfer, Des Réputations littéraires, t. II, p. 252 et 286.)
«Timocrate eut quatre-vingts représentations, dit de son côté Laharpe (Lycée ou Cours de littérature, t. II, p. 273-274; Verdière, 1817): les comédiens se lassèrent de le jouer avant que le public se lassât de le voir; et ce qui n’est pas moins extraordinaire, c’est que depuis ils n’aient jamais essayé de le reprendre. Quand on essaye de le lire, on ne peut imaginer ce qui lui procura cette vogue prodigieuse... Le héros de la pièce joue un double personnage: sous le nom de Timocrate, il est l’ennemi de la reine d’Argos, et l’assiège dans sa capitale; sous celui de Cléomène, il est son défenseur et l’amant de sa fille. Il est assiégeant et assiégé; il est vainqueur et vaincu. Cette singularité, qui est vraiment très extraordinaire, a pu exciter une sorte de curiosité qui peut-être fit le succès de la pièce... Il y a peu d’auteurs dont la lecture soit plus rebutante que celle de Thomas Corneille, conclut Laharpe».
Dans une de ses pièces, sa tragi-comédie de Céliane, Rotrou (1609-1650) met en scène un amant qui se demande (II, 2); sa belle lui ayant laissé le choix de ses faveurs:
Que dois-je donc choisir, puissant maître des dieux,
De la bouche, du sein, de la joue ou des yeux?
Il choisit le sein, et, devant le public, appuie ses lèvres sur ce sein, pendant que sa maîtresse repose, étendue sur son lit. (Cf. La Fontaine, édit. des Grands Écrivains, t. IV, p. 438, note 5.)
Dans une autre pièce de Rotrou, Saint Genest (II, 2 ou 3), la comédienne Marcelle, si férue de sa beauté et de ses charmes, s’écrie:
Je foule autant de cœurs que je marche de pas.
Les beaux vers, les vers devenus proverbes, abondent chez Rotrou, particulièrement dans sa tragédie de Venceslas:
Qui veut vaincre est déjà bien près de la victoire.
(II, 2.)
L’ami qui souffre seul fait une injure à l’autre.
(III, 2.)
Je dérobe au sommeil, image de la mort,
Ce que je puis du temps...
Ce que j’ôte à mes nuits je l’ajoute à mes jours.
(IV, 4.)
Etc., etc.
C’est dans Venceslas (IV, 5 ou 6) que se trouve ce vers prononcé par la duchesse Cassandre, en même temps qu’«elle tire un poignard de sa manche»:
Voyez, voyez le sang dont ce poignard dégoutte!
Ce qui rappelle le fameux cri de la Thisbé de Théophile de Viau (1590-1626):
Ah! voilà le poignard qui du sang de ton maître
S’est souillé lâchement. Il en rougit, le traître!
Citons aussi ce grotesque distique de la tragédie d’Orbecce de Dumonin (1557-1586) (Dans Philarète Chasles, Études sur le seizième siècle, p. 178):
Orbecce fréricide, Orbecce méricide!
Tu seras péricide, ainsi que fillicide!
Et cet autre distique de Pierre Du Ryer (1606-1658), dans sa tragédie de Scévole:
Ce peuple pour sa gloire, ennemi de la vôtre,
Se nourrira d’un bras et combattra de l’autre.
«Quel est le sens de ces deux vers? se demande Laharpe (Ouvrage cité, t. II, p. 272). Junie veut-elle dire que les Romains mangeront et combattront en même temps, ou bien qu’ils mangeront un de leurs bras et combattront avec l’autre? Les vers ont également ces deux sens, et sont très mauvais dans tous les deux.»
Afin de respecter l’unité de lieu, un auteur du dix-septième siècle, Jean Claveret (1590-1666), s’avisa du stratagème suivant. Dans sa tragédie Le Ravissement (l’Enlèvement) de Proserpine, où la scène est tour à tour au Ciel, en Sicile et aux Enfers, il dit que «le lecteur peut se représenter une certaine unité de lieu, en la concevant comme une ligne perpendiculaire du Ciel aux Enfers; bien entendu que cette verticale doit passer par la Sicile». Les trois «théâtres de l’action», Ciel, Sicile et Enfers, se trouvent ainsi situés dans le même plan, le même «lieu». (Cf. Sainte-Beuve, Tableau de la Poésie française au seizième siècle, p. 253; Charpentier, 1869.)
Plus tard, Rivarol (1753-1801) réduisit la tragédie à la simple position et solution de cette question: Mourra-t-il ou ne mourra-t-il pas? Question qui fluctue ainsi:
1er acte: il mourra.
2e acte: il ne mourra pas.
3e acte: il mourra.
4e acte: il ne mourra pas.
5e acte: il mourra.
(Cf. Staaff, La Littérature française, t. III, p. 1243.)
Napoléon était aussi d’avis que le cinquième acte d’une tragédie devait se terminer par la mort du héros. «Il faut que le héros meure! Tuez-le!» C’est le conseil qu’il donnait à A.-V. Arnault, pour sa tragédie Les Vénitiens. Le héros, Montcassin, fut donc mis à mort par ordre de l’empereur, mais la tragédie n’en valut ni plus ni moins. (Cf. Staaff, ibid., t. II, p. 386, note 1.)
A propos de la tragédie, rappelons le mot de Crébillon père relativement à son goût pour le genre terrible: «Je n’ai pas eu le choix; Corneille avait pris le ciel; Racine, la terre; il ne me restait plus que l’enfer». (Note du Gil Blas de Lesage, édit. Saint-Marc Girardin, p. 137; Charpentier, 1865.)
Lorsque Racine (1639-1699), fort jeune encore, composa l’ode La Nymphe de la Seine, à l’occasion du mariage du roi, il alla consulter Chapelain, qui releva quelques fautes dans ce poème, «entre autres, celle d’avoir mis en eau douce des tritons, divinités essentiellement salées, ce qui est une énorme incongruité mythologique». (Théophile Gautier, Les Grotesques, p. 250-251; M. Lévy, 1859.)
On cite souvent ce vers étrange d’Andromaque (I, 4), où Pyrrhus emploie le mot feux dans deux acceptions toutes différentes:
Brûlé de plus de feux que je n’en allumai.
C’est-à-dire: brûlé de plus d’amour, de passion, que je n’allumai d’incendies dans les guerres que j’ai soutenues et notamment «devant Troie». Cette pointe, selon la remarque d’Émile Deschanel (Le Romantisme des classiques, Racine, t. I, p. 110), est une réminiscence du roman grec de l’évêque Héliodore, Théagène et Chariclée, que Racine adolescent s’était tant complu à lire et à relire.
D’après le poète et romancier Joseph Méry, Racine s’est servi cent soixante-cinq fois du mot œil ou yeux dans cette tragédie d’Andromaque. «Vous pouvez les compter,» ajoute-t-il, (La Croix de Berny, lettre XXII, p. 219; Librairie nouvelle, 1859; où Méry se cache sous le pseudonyme de Roger de Monbert.)
Dans Les Plaideurs (I, 6), nous trouvons cet enjambement, dont plus tard les romantiques pourront s’autoriser:
Mais j’aperçois venir madame la comtesse
De Pimbesche. Elle vient pour affaire qui presse.
Racine a employé le substantif diligence (zèle, soin, promptitude) dans des vers qu’on s’est plu à interpréter comiquement:
Prince, que tardez-vous? Partez en diligence.
(Britannicus, V, 2.)
C’est-à-dire partez sans tarder, et non dans une de ces voitures publiques dites diligences.
Ah! quittez d’un censeur la triste diligence!
(Britannicus, I, 2.)
Je vais faire venir ma fille en diligence.
(Les Plaideurs, III, 1.)
Mais, comme vous savez, malgré ma diligence,
Un long chemin sépare et le camp et Byzance.
(Bajazet, I, 1.)
Déjà Corneille avait dit, dans Polyeucte (IV, 1):
Si vous me l’ordonnez, j’y cours en diligence.
Et Molière:
J’ai d’Ithaque en ces lieux fait voile en diligence.
(La Princesse d’Élide, I, 1.)
L’auteur dramatique Charles-Guillaume Étienne(1778-1845) dira de même, dans sa comédie L’Intrigante (I, 7):
Vous m’avez demandé,
J’accours en diligence.
Dans La Thébaïde ou les Frères ennemis (IV, 3), on trouve ce singulier vers:
L’un ni l’autre ne veut s’embrasser le premier,
que Littré (art. Embrasser) relève avec raison: «On s’embrasse l’un l’autre, mais on n’est pas le premier à s’embrasser l’un l’autre».
Épargnez votre sang, j’ose vous en prier,
Sauvez-moi de l’horreur de l’entendre crier,
lit-on dans Phèdre (IV, 4).
Le sang de nos rois crie, et n’est point écouté,
lit-on encore dans Athalie (I, 1).
Entendre le sang crier est une locution biblique que nous rencontrons dans la Genèse (IV, 10), et placée dans la bouche de Dieu même, à propos du meurtre d’Abel par Caïn: «Le sang de ton frère crie vers moi».
Dans cette même pièce de La Thébaïde (IV, 1), Racine suppose que les frères ennemis, Etéocle et Polynice, se haïssaient avant leur naissance et se battaient déjà dans le sein de leur mère:
Nous étions ennemis dès la plus tendre enfance:
Que dis-je? nous l’étions avant notre naissance.
Triste et fatal effet d’un sang incestueux!
Pendant qu’un même sein nous renfermait tous deux,
Dans les flancs de ma mère une guerre intestine
De nos divisions lui marqua l’origine.
La comtesse de Boufflers ayant un jour une lettre d’excuse à adresser à la duchesse de Polignac, au sujet d’un engagement qu’elle ne pouvait pas tenir, termina cette missive par les vers suivants, qu’elle emprunta sans le dire, et à peu près textuellement, au Britannicus de Racine (II, 3):
Tout ce que vous voyez conspire à vos désirs;
Vos jours toujours sereins coulent dans les plaisirs;
La Cour en est pour vous l’inépuisable source,
Ou si quelque chagrin en interrompt la course,
Tout le monde, soigneux de les entretenir,
S’empresse à l’effacer de votre souvenir.
«Grimm nous apprend que ces vers, lus dans la société de Mme de Polignac, furent généralement trouvés détestables: des jours toujours sereins, mauvaise consonance; — en interrompt la course, est-ce la course des plaisirs ou la course de la source? — les entretenir est bien loin du mot plaisirs, de même que l’effacer est un peu loin du mot chagrin; — et tous ces que, qui, etc. Si Mme de Boufflers avait voulu mystifier son monde, elle ne s’y serait pas prise plus adroitement.» (Sainte-Beuve, Nouveaux Lundis, t. IV, p. 227.)
Racine écrit dans Mithridate (III, 1):
Doutez-vous que l’Euxin ne me porte en deux jours
Aux lieux où le Danube y vient finir son cours?
«Oui, assurément, j’en doute!» interrompit un soir tout haut, paraît-il, un vieux militaire qui avait guerroyé dans ces contrées-là. «Il n’avait pas tort, ajoute Laharpe (Ouvrage cité, t. II, p. 160). Aujourd’hui même que la navigation est tout autrement perfectionnée qu’elle ne l’était alors, il serait de toute impossibilité d’aller en deux jours du détroit de Caffa, qui est l’ancien Bosphore Cimmérien, à l’embouchure du Danube, qui est à l’autre extrémité de la mer Noire. C’est un trajet de près de deux cents lieues d’une navigation difficile.» D’après l’abbé Du Bos (dans Émile Deschanel, ouvrage cité, t. I, p. 310), cette objection et interruption aurait été faite par le prince Eugène en personne.
Dans Mithridate encore (III, 5) se trouve ce vers dit par Monime à Mithridate:
Nous nous aimions... Seigneur, vous changez de visage.
A une représentation de cette tragédie, où le rôle de Monime était rempli par la célèbre Adrienne Lecouvreur, et celui de Mithridate par son camarade Beaubourg, connu par sa laideur, des spectateurs, en entendant cette phrase: «Vous changez de visage», s’avisèrent de crier: «Laissez-le donc faire!» (Cf. Lorédan Larchey, L’Esprit de tout le monde [ou L’Esprit d’autrefois], Première série, p. 269.)
A propos de ce vers d’Iphigénie (V, 6):
Le soldat étonné dit que, dans une nue,...
Génin, dans ses Récréations philologiques (t. II, p. 427, note 1; Chamerot, 1858), conte avoir «entendu à la Comédie-Française déclamer ce vers de manière à faire douter s’il ne s’agissait pas plutôt d’une nourrice de Molière que d’un soldat d’Agamemnon», et il conseille de «préférer un hiatus au ridicule d’une prononciation rigoureusement exacte».
O le plus grand poltron qui jamais ait été!
s’écrie à son tour un personnage de Scarron (Jodelet, IV, 7), poltron qui peut être rapproché du susdit soldat étonné.
En 1684, le duc du Maine, âgé de quatorze ans, fils de Louis XIV et de Mme de Montespan, et de qui l’on publia, en 1678, les Œuvres diverses d’un auteur de sept ans, voulut faire partie de l’Académie française, et Racine fut chargé de lui transmettre, au nom de l’Académie, cette incroyable réponse:
«Lors même qu’il n’y aurait pas de place vacante, Monseigneur, il n’y a pas un académicien qui ne soit ravi de mourir pour vous en faire une».
Louis XIV eut plus de bon sens et se rebiffa devant tant d’abnégation; il déclara que le duc était trop jeune pour songer à l’Académie, et que, par conséquent, il ne fallait tuer personne pour lui en procurer l’accès. (Cf. Le Magasin pittoresque, 1835, p. 354.)
Qui croirait qu’Athalie, ce chef-d’œuvre, a été tellement mal accueilli à ses débuts, qu’on le donnait à lire par pénitence? «Dans plusieurs sociétés, on avait établi, par forme de plaisanterie, de donner pour pénitence la lecture d’un certain nombre de vers d’Athalie... Un jeune officier, condamné à lire la première scène, lut toute la pièce, et la relut sur-le-champ une seconde fois; ensuite il remercia la compagnie de lui avoir donné un plaisir auquel il ne s’attendait guère. Ce petit événement, qui fit du bruit par sa singularité,» ajoute Laharpe (Ouvrage cité, t. II, p. 241-242), amena peu à peu un changement d’opinion, et, en 1716, le Régent donna ordre de jouer Athalie, qui, cette fois, «fut applaudie avec transport».
Racine, qui est considéré chez nous comme l’emblème de la délicatesse, de l’élégance et de la pureté, a pourtant été jugé si hardi, si grossier et immodeste, que certains ont éprouvé le besoin de l’épurer. Au lieu de ces deux vers d’Alexandre le Grand (V, 3):
Aimez, et possédez l’avantage charmant
De voir toute la terre adorer votre amant,
ces pudibonds censeurs ont mis:
Aimez, et possédez l’avantage si doux
De voir toute la terre adorer votre époux.
Dans Les Plaideurs (II, 9), ils n’ont pas manqué de supprimer le mot bâtard et de le remplacer par fils:
Monsieur, je suis le fils de votre apothicaire.
Dans Esther (I, 1), au lieu de:
Lorsque le roi, contre elle enflammé de dépit,
La chassa de son trône ainsi que de son lit,
estimant le mot lit trop suggestif, ils ont écrit:
Lorsque le roi, contre elle enflammé sans retour,
La chassa de son trône ainsi que de sa cour.
(Cf. Edmond Texier, Les Choses du temps présent, p. 202-204; Hetzel, 1862.)
Il y a eu mieux encore. On s’est avisé, au dix-septième siècle, de se demander si Racine était vraiment poète et s’il était vraiment chrétien, et la réponse fut deux fois négative. «Les Jésuites... en 1673, soumirent à un examen le génie et la religion de Racine. Il fut question de savoir s’il était poète et chrétien: le public fut invité à cette discussion, et des enfants dressés par le jésuite Soucié (ou Souciet) la terminèrent en décidant que l’auteur immortel de Phèdre et d’Athalie n’était ni poète ni chrétien, nec poeta nec christianus.» (Vie de Voltaire, chap. II, p. 17-18, en tête de ses Œuvres, édit. de Kehl.)
Il est vrai que, plus tard, il a été traité de «polisson» et de «vieille botte»: le premier de ces qualificatifs lui a été donné, paraît-il, par Frédéric Soulié (Cf. Le Temps, 1er décembre 1912, art. signé Paul Zahori; — cf. aussi Théophile Gautier, Les Jeunes-France, Daniel Jovard, p. 90; Charpentier, 1879: «Ce polisson de Racine, si je le rencontrais, je lui passerais ma cravache à travers le corps»); — la seconde épithète est d’Auguste Vacquerie (Profils et Grimaces, p. 17: «... Les bottes neuves gênent le pied, les idées neuves gênent l’intelligence. Le drame est tout neuf, Racine est une vieille botte.»)
Terminons par cette plaisante remarque d’un contemporain de Racine. Celui-ci, comme on sait, était «grand courtisan, détestait les jésuites, et évitait cependant d’en dire du mal par précaution. Lorsqu’il mourut et qu’on sut qu’il avait demandé à être enterré chez les solitaires de Port-Royal, le comte de Roussy dit aussitôt: «Racine ne s’y serait certainement pas fait enterrer de son vivant». (Cf. l’abbé de Voisenon, Anecdotes littéraires, p. 36; Librairie des bibliophiles, 1880; — et Eugène Muller, Curiosités historiques et littéraires, p. 264; Delagrave, 1897.)
Les bizarreries de style et les vers négligés ou étranges et aussi les cacophonies abondent chez Molière (1622-1673), à tel point que Théophile Gautier s’amusait à dire que «comme tapissier, le Poquelin avait peut-être quelque mérite, mais, comme poète, c’est un pleutre que nous aurions sifflé s’il eût apparu en 1830». (Cf. Le National, 9 janvier 1887.)
Et Flaubert de lui riposter sur le même ton:
«Je te trouve sévère. Je conviens que Molière a des torts, mais il y a, dans Le Malade imaginaire (acte II, 2e intermède), une phrase de génie, qui fait de lui un écrivain de vaste envergure: Plusieurs Égyptiens et Égyptiennes, vêtus en Mores, font des danses mêlées de chansons. Ça, c’est un diamant!» (Ibid.)
Théophile Gautier a d’ailleurs manifesté plusieurs fois, et en termes véhéments ou très crus, sa profonde antipathie pour Molière: «Mon opinion sur Molière et Le Misanthrope? Eh bien, ça me semble infect. Je vous parle très franchement: c’est écrit comme un c...!» Etc. (Goncourt, Journal, année 1857, t. I, p. 170.)
Fénelon, La Bruyère, Vauvenargues se sont également montrés peu tendres pour Molière:
«En pensant bien, il parle souvent mal; il se sert des phrases les plus forcées et les moins naturelles. Térence dit en quatre mots, avec la plus élégante simplicité, ce que celui-ci ne dit qu’avec une multitude de métaphores qui approchent du galimatias», etc. (Fénelon, Lettre sur les occupations de l’Académie, VII, p. 70-71; édit. Despois.)
«Il n’a manqué à Molière que d’éviter le jargon et le barbarisme et d’écrire purement.» (La Bruyère, Caractères, Des ouvrages de l’esprit, p. 22; édit. Hémardinquer.)
«On trouve dans Molière tant de négligences et d’expressions bizarres et impropres, qu’il y a peu de poètes, si j’ose le dire, moins corrects et moins purs que lui.» (Vauvenargues, Œuvres choisies, p. 312; Didot, 1858, in-18.)
Le critique Edmond Scherer a publié, dans le journal Le Temps du 19 mars 1882 (Cf. Georges Lafenestre, Molière, p. 173; — Robert de Bonnières, Mémoires d’aujourd’hui, 2e série, p. 67 et suiv.; — La Gazette anecdotique du 31 mars 1882; — etc.), un article demeuré célèbre, portant pour titre Une Hérésie littéraire, et des plus durs pour Molière. Ce qu’il y a de plus curieux peut-être, c’est qu’en reprochant à Molière de mal écrire, Scherer tombe dans le même défaut. Voici la conclusion de son article, qui a été souvent citée comme exemple de mauvais style et de drôlerie: «Il n’y a pas moyen de se dérober à la conviction que notre grand comique est aussi mauvais écrivain qu’on peut l’être, lorsqu’on a, du reste, les qualités de fond qui dominent tout.» Un fond qui domine tout? Scherer cite nombre de passages obscurs de Molière, ces phrases de Célimène, entre autres (Le Misanthrope, IV, 3):
Et, puisque notre cœur fait un effort extrême
Lorsqu’il peut se résoudre à confesser qu’il aime,
Puisque l’honneur du sexe, ennemi de nos feux,
S’oppose fortement à de pareils aveux,
L’amant qui voit pour lui franchir un tel obstacle,
Doit-il impunément douter de cet oracle?
Mais ne peut-on admettre que l’obscurité de ces vers (qui, antérieurement au Misanthrope, se trouvent dans Garcie de Navarre, III, 1) est voulue, et que c’est ainsi que la coquette Célimène doit et entend exprimer sa pensée?
Il ne faut pas oublier non plus que Molière n’est pas un auteur de cabinet, travaillant tranquillement, à son aise et à ses heures; il improvisait souvent, allait plus vite qu’il ne l’aurait voulu, et sa prose comme ses vers sont faits pour être débités sur la scène, plutôt que lus et savourés à loisir.
Il ne paraît pas se préoccuper des répétitions de mots. Ainsi, dans Le Misanthrope, la préposition pour se trouve à certain endroit (III, 5 ou 7), répétée cinq fois en cinq vers:
Pour moi, je voudrais bien que, pour vous montrer mieux,
Une charge à la cour vous pût frapper les yeux.
Pour peu que d’y songer vous nous fassiez les mines,
On peut, pour vous servir, etc...
D’autres vers de Molière nous arrêtent encore, voire nous déconcertent; ceux-ci de Tartuffe (V, 3), par exemple:
Je voudrais, de bon cœur, qu’on pût entre vous deux
De quelque ombre de paix raccommoder les nœuds.
Et ceux-ci, encore de Tartuffe (V, scène dernière):
Et par un doux hymen couronner en Valère
La flamme d’un amant généreux et sincère.
Couronner une flamme est certainement pour nous une singulière locution; mais nous trouvons, au dix-septième siècle, et même plus tard, le mot flamme accouplé à bien des verbes qui ne lui conviendraient plus aujourd’hui:
Réduit au triste choix ou de trahir ma flamme,
Ou de vivre en infâme.
(Corneille, Le Cid, I, 7.)
Vous savez pour la paix quels vœux a faits ma flamme.
(Id., Horace, I, 2.)
Qu’est-ce-ci, mes enfants? écoutez-vous vos flammes?
Et perdez-vous encor le temps avec des femmes?
(Id., ibid., II. 7.)
Mais ces chaînes du ciel qui tombent sur nos âmes
Décidèrent en moi le destin de leurs flammes.
(Molière, Don Garcie de Navarre, I, 1.)
Des chaînes qui décident un destin?
Seigneur, il est trop vrai qu’une flamme funeste
A fait parler ici des feux que je déteste.
(Crébillon, Rhadamiste et Zénobie, I, 2.)
Une flamme qui fait parler des feux?
On lit dans Le Misanthrope (V, 7):
Pourvu que votre cœur veuille donner les mains
Au dessein que j’ai fait de fuir tous les humains.
Un cœur qui donne les mains: voilà encore un étrange style, mais dont nous trouvons plus d’un exemple antérieur au dix-neuvième siècle:
«La gloire n’est due qu’à un cœur qui sait... fouler aux pieds les plaisirs.» (Fénelon, Télémaque, I, p. 6; édit. Colincamp.)
«Tel est l’homme, ô mon Dieu, entre les mains de ses seules lumières.» (Massillon, Sermon pour le 4e dimanche de l’Avent; dans Molière, édit des Grands Écrivains, t. V, p. 549, note 2.)
Ne lit-on pas d’ailleurs dans la Bible (Proverbes, XVIII, 21): «La mort et la vie sont aux mains de la langue»?
Du temps de Molière aussi bien que de Massillon, les acceptions du mot main étaient bien plus étendues qu’aujourd’hui (Cf. Littré). Gaston Boissier, si imbu de l’antiquité et qui connaissait si bien nos classiques, a écrit (Dans Le XIXe Siècle, 28 janvier 1894): «Un grand écrivain laisse après lui quelque chose de plus durable que ses écrits mêmes, c’est la langue dont il s’est servi, qu’il a assouplie et façonnée à son usage, et qui, même maniée par d’autres mains, garde toujours quelque trace du pli qu’il lui a donné».
De Molière encore (Les Précieuses ridicules, sc. 9):
«Cathos. — Votre cœur crie avant qu’on l’écorche.
Mascarille. — Il est écorché depuis la tête jusqu’aux pieds.»
Métaphore ou catachrèse qu’on peut rapprocher de celle de Marivaux: «Frappez fort, mon cœur a bon dos.» (Cf. Molière, édit. des Grands Écrivains, t. II, p. 98, note 1)[19].
«On ne peut néanmoins douter, dit très justement une note de l’édition de Molière des Grands Écrivains (t. VIII, p. 284, note 2, a), que parfois, dans l’emploi de ces locutions mêmes, l’incohérence des termes rapprochés était cherchée et rendue fort sensible pour produire un effet plaisant, témoin cette phrase de Sganarelle: «Un cordonnier, en faisant des souliers, ne saurait gâter un morceau de cuir qu’il n’en paye les pots cassés» (Le Médecin malgré lui, III, 1), et ces vers de Benserade, adressés, dans le Ballet des Muses, à Mlle de la Vallière:
Je baise ici les mains à vos beaux yeux
Et ne veux point d’un joug comme le vôtre.»
Dans Psyché (I, 1):
Un souris (sourire) chargé de douceurs
Qui tend les bras à tout le monde,
Et ne vous promet que faveurs.
Dans Le Dépit amoureux (I, 4):
... Ma langue, en cet endroit,
A fait un pas de clerc dont elle s’aperçoit.
Dans Le Sicilien (sc. 2): «Il fait noir comme dans un four. Le ciel s’est habillé ce soir en Scaramouche, et je ne vois pas une étoile qui montre le bout de son nez».
Dans le prologue du Malade imaginaire: «Le théâtre représente un lieu champêtre, et néanmoins fort agréable». Ce néanmoins nous prouve combien la campagne et les beautés de la nature étaient alors peu appréciées.
Voici encore quelques bizarres tournures de phrases de Molière:
Le poids de sa grimace, où brille l’artifice,
Renverse le bon droit, et tourne la justice.
(Le Misanthrope, V, 1.)
Qu’un cœur de son penchant donne assez de lumière,
Sans qu’on nous fasse aller jusqu’à rompre en visière.
(Ibid., V. 2.)
Et leur langue indiscrète, en qui l’on se confie,
Déshonore l’autel où leur cœur sacrifie.
(Le Tartuffe, III, 4.)
Etc., etc.
Les fautes ou singularités de prosodie sont fréquentes aussi chez Molière. Il ne se fait aucun scrupule, par exemple, de ne pas élider les e muets et de les compter pour une syllabe: sans doute on n’était pas, de son temps, aussi strict sur ce point qu’on l’est devenu depuis:
Anselme, mon mignon, crie-t-elle à toute heure.
(L’Étourdi, I, 5.)
La partie brutale alors veut prendre empire.
(Le Dépit amoureux, IV, 2.)
Et tout le changement que je trouve à la chose,
C’est d’être Sosie battu.
(Amphitryon, I, 2.)
Ici, au contraire, l’e muet n’est pas compté:
A la queue de nos chiens, moi seul avec Drécar.
(Les Fâcheux, II, 6 ou 7.)
Dans Sganarelle (sc. 21), le mot honneur rime avec lui-même:
Guerre, guerre mortelle à ce larron d’honneur
Qui sans miséricorde a souillé notre honneur.
Dans la même pièce (sc. 23), trois rimes féminines se suivent:
... La promesse accomplie
Qui vous donna l’espoir de l’hymen de Clélie,
Très humble serviteur à Votre Seigneurie.
Il est vrai que ces trois rimes sont ici «très expressives» et font fort bon effet à la scène. (Cf. Molière, édit. des Grands Écrivains, t. II, p. 214, note 4.)
Dans le prologue d’Amphitryon, presque au début, nous rencontrons deux rimes masculines de suite: venir et pas, las.
Notons ce curieux anachronisme dans Amphitryon (II, 5): Sosie et son épouse Cléanthis, bien que en contact avec Jupiter et Mercure, nous parlent «du diable» à plusieurs reprises:
Nous donnerions tous les hommes au diable.
Et (III, 10):
Et je ne vis de ma vie
Un dieu plus diable que toi.
Etc., etc.
Comme exemples de cacophonie chez Molière, nous citerons:
Ce sont soins superflus.
(L’Étourdi, IV, 3.)
... Une affaire aussi qui m’embarrasse assez.
(Le Dépit amoureux, II, 1.)
Et plusieurs qui tantôt ont appris...
(Sganarelle, sc. 16.)
Tout ce que son cœur sent, sa main a su l’y mettre.
(L’École des Femmes, III, 4.)
Je suis assez adroit...
(Le Misanthrope, III, 1.)
Et suis huissier à verge...
(Le Tartuffe, V, 4.)
Qui le rend en tout temps si content...
(Les Femmes savantes, I, 3.)
D’être baissé sans cesse aux soins matériels.
(Ibid., II, 7.)
Parmi les locutions favorites de Molière, nous signalerons:
Plaisant: «Je vous trouve plaisant de...». (Le Misanthrope, IV, 3; — Les Femmes savantes, I, 2; V, 2; — Le Malade imaginaire, III, 3 et 4; — Etc.)
Impertinent, e: «C’est un impertinent, une impertinente... Voilà une coutume bien impertinente;» — Etc. (La Critique de l’École des Femmes, sc. 5 et 7; — Le Médecin malgré lui, I, 2; II, 9; — Le Malade imaginaire, I, 9; II, 6 et 7; III, 3; — Etc.)
Pendard, pendarde: «Ces pendardes-là.» (Les Précieuses ridicules, sc. 4.) «Comment, pendard, vaurien...» (Les Fourberies de Scapin, I, 4 et 6; II, 5, 7, 11; III, 3, 6, 7; — Le Malade imaginaire, II, 2; — Etc.)
Le plus... du monde: «La plus belle personne du monde... La plus amoureuse du monde...» Etc. (La Critique de l’École des Femmes, sc. 1, 2 et 3; — Le Médecin malgré lui, I, 5; III, 1 et 11: «La plus grande joie du monde»; — Le Bourgeois gentilhomme, III, 7, 9, 19; IV, 5; — Le Malade imaginaire, II, 6; — Etc.)
Etc., etc.
Ce vers de L’École des Femmes (II, 6):
Je suis maître, je parle; allez, obéissez,
se trouve textuellement dans Corneille (Sertorius, V, 6), et cet autre de Tartuffe (III, 3):
Ah! pour être dévot, je n’en suis pas moins homme,
se retrouve encore, sauf un seul mot, dans la même pièce de Corneille (IV, 1):
Ah! pour être Romain, je n’en suis pas moins homme.
Cet autre vers de Tartuffe (V, 3):
Je l’ai vu, dis-je, vu, de mes propres yeux vu,
ressemble beaucoup à celui-ci de La Fontaine (Fables, IX, 1):
Mais enfin je l’ai vu, vu de mes yeux, vous dis-je.
Le sonnet de l’abbé Cotin, que Molière a introduit dans Les Femmes savantes (III, 2), débute par un vers:
Votre prudence est endormie,
qui se rapproche de près de ce vers de Corneille (Nicomède, III, 2):
Ma prudence n’est pas tout à fait endormie.
Les personnes qui estiment que le théâtre peut corriger les mœurs: castigat ridendo... auraient été bien déçues si elles avaient entendu ce grippe-sou dont nous parle Laharpe (Ouvrage cité, t. II, p. 300), qui, au sortir d’une représentation de L’Avare, déclarait, et en toute bonne foi, «qu’il y avait beaucoup à profiter dans cet ouvrage, et qu’on en pouvait tirer d’excellents principes d’économie».
Sainte-Beuve, dans ses Nouveaux Lundis (t. V, p. 275-276), fait une curieuse remarque, à propos d’une pièce de Molière. «Sait-on, demande-t-il, quelle est la pièce en cinq actes, avec cinq personnages principaux, trois surtout qui reviennent perpétuellement, dans laquelle deux d’entre eux, les deux amoureux, qui s’aiment, qui se cherchent, qui finiront par s’épouser, n’échangent pas, durant la pièce, une parole devant le spectateur, et n’ont pas un seul bout de scène ensemble, excepté à la fin pour le dénouement? Si l’on proposait la gageure à l’avance, elle semblerait presque impossible à tenir. Cette gageure, Molière l’a remplie et gagnée dans L’École des Femmes, et probablement sans s’en douter. Horace et Agnès ne se rencontrent en scène qu’au cinquième acte.»
«Il y a, ajoute Sainte-Beuve en note, une autre pièce très connue, où les amoureux ne se rencontrent aussi qu’à la fin: c’est Le Méchant de Gresset.»