Récréations littéraires, curiosités et singularités, bévues et lapsus, etc.
V
Champfleury et Henry Murger.
Champfleury (1821-1889), le père de l’école réaliste, et son frère d’armes Henry Murger (1822-1861), le chantre de la bohème, nous fournissent l’un et l’autre une ample moisson de pathos et de drôleries. Avec eux, avec Champfleury surtout, qui a bien plus écrit que Murger, nous n’avons que l’embarras du choix.
«Les quelques soirées que passa Mme de la Borderie dans cette société lui parurent glaciales comme la peau d’un serpent. Le venin du Club des femmes malades ne trouvait plus de proie... Rien que l’arrivée de Mme de la Borderie rompait le fil électrique empoisonné qui servait de conducteur à l’esprit de la société...» (Les Amoureux de Sainte-Périne, p. 55; Librairie nouvelle, 1859.) Le fil électrique empoisonné!
«M. Perdrizet sautillait de loge en loge et semblait un pinson à lunettes d’or.» (Ibid., p. 75.)
«Les dames chuchotèrent en se regardant avec des bouches souriantes et des roucoulements d’yeux qu’eût enviés une actrice pour jouer des rôles de Marivaux.» (Ibid., p. 150.) Pour: «des roulements d’yeux» sans doute.
«... Une main froide, longue et amaigrie, s’empara de son crâne... Ces terribles doigts prenaient leur force de ce que les pouces des deux mains s’accrochant dans les embrasures des oreilles de faune de M. Perdrizet, les autres (?) se rejoignaient sur le sommet du crâne, qui, malgré son poli, était pris comme par huit étaux allongés.» (Ibid., p. 208.)
«Longtemps les médecins seuls ont écrit sur les maladies mentales; mais leurs travaux... ne pouvaient et ne devaient pas sauter le fossé qui sépare le monde des savants du monde des curieux...» (Les Excentriques, Berbiguier, p. 102; M. Lévy, 1856.)
«... Les charbons de la curiosité n’en étaient que plus attisés.» (Ibid., Cadamour, p. 242.)
«L’abbé Châtel s’intitule socialiste. Veut-on savoir comment le traitent les socialistes sérieux, à la tête desquels marche le satirique P.-J. Proudhon, qui a été le premier à montrer aux partis que les savants seuls et les têtes fortes servaient à faire avancer des idées, et non ce vil troupeau, cette écume, cette lie qu’on rencontre à la queue d’une école, espérant en manger la tête un jour!» (Les Excentriques, L’abbé Châtel p. 297.) Quel galimatias!
Dans le même volume (p. 341, Miette), Champfleury nous parle d’un individu qui confond plaisamment un dictionnaire de poche avec les dictionnaires de Boiste, de Wailly, de Napoléon Landais, etc. Il fait de Poche un nom propre.
«Les modernes alchimistes de nos jours qui ont découvert mieux que l’or...» (La Mascarade de la vie parisienne, p. 3; Librairie nouvelle, 1860.)
«Le peuplier dresse sa tête vers le ciel, et se plaît dans cette belle attitude fière et simple.» (Ibid., p. 7.)
«Elle... ne put détacher ses regards de cet horizon enflammé où les femmes nageaient dans la musique, les bijoux, la danse et l’amour.» (Ibid., p. 26.)
«C’était une fête qui se renouvelait souvent, non pas tant pour fêter la femme que pour se livrer à des boissons considérables.» (Ibid., p. 62.)
«Tout était or et glace dans cet appartement; l’or semblait heureux de se mirer dans les glaces, et les glaces renvoyaient ses reflets sans vouloir les garder.» (Ibid., p. 193.)
«Comme les chanteurs, elles (des femmes galantes) ont passé douze ans à lutter, à dépenser leur jeunesse, qu’elles exploitent plus tard et qu’elles servent sous le masque de l’adresse.» (Les Souffrances du professeur Delteil, p. 158; M. Lévy, 1857.)
«A une portée de la ville, on aperçoit une immense tour...» (Ibid., p. 190.) A une portée de quoi? De fusil?
«Le dandy... a passé un pouce déhanché dans son gilet pour en dégager les revers...» (Les Demoiselles Tourangeau, p. 67; M. Lévy, 1864.)
«Paris a le beau côté d’ouvrir toutes les portes à une réputation naissante.» (Ibid., p. 243.)
«Elle prit à tâche d’entrer dans les idées de cet enfant décousu pour mieux pénétrer dans son cœur.» (Fanny Minoret, p. 30; Dentu, 1882.)
«... Une pauvre veuve qui n’avait qu’un fils unique.» (La Pasquette, p. 218; Charpentier, 1876). Il est certain que si elle avait eu «deux fils uniques», ç’aurait été bien plus curieux.
«L’amour du bien répandait ses harmonies dans des cœurs qui battaient à l’unisson. L’appel aux habitants du village était une chaîne descendant de la montagne à la vallée, et qu’on pouvait espérer tendre sur tout le territoire.» (La Pasquette, p. 270.)
La Pasquette donne une bague à l’un des personnages (Ibid., p. 198), et un peu plus tard (p. 281) cette bague se trouve transformée en médaille.
«La porte des Funambules était particulièrement attirante par un parfum de miroton qui jetait sa note intense dans le concert des odeurs désastreuses s’échappant...» (La Petite Rose, p. 10; Dentu, 1877.)
«L’étudiant regarda le battant de la porte dont un des côtés venait d’être ouvert à l’endroit du genou.» (Ibid., p. 87.)
«Le pépin du mécontentement était semé dans une terre fertile et allait donner en peu de temps un arbre touffu.» (Monsieur de Boisdhyver, p. 12; Poulet-Malassis, 1861[44].)
«Elle bravait l’air froid, la gelée, la neige d’hiver.» (Ibid., p. 96.) Comme s’il y avait de la neige d’été.
«Le docteur Richard, à cinquante ans, était plus jeune que ses confrères de trente ans... Ce vieillard à la physionomie spirituelle...» (Ibid., p. 105-106.) Est-on un vieillard à cinquante ans, surtout lorsqu’on est plus jeune que des hommes de trente ans? Nous avons déjà vu cette même question se poser dans un chapitre précédent, à propos du romancier Charles de Bernard.
«Si un peu d’or peut faire un heureux d’un malheureux, ne le ménagez pas» (l’or). (Ibid., p. 126.)
«Sa tête, qu’elle baissait, servait d’excuse à la pourpre qui inondait sa figure et qui lui enlevait la faculté de s’occuper sérieusement de sa tapisserie.» (Ibid., p. 133.)
«Si je n’ai pas péché, je ne dois pas en inventer.» (Ibid., p. 187.)
«La physionomie de la jeune fille était si pure, si calme et si chaste que la moindre peine s’y inscrivait comme la peau du lézard sur le sable.» (Ibid., p. 328.)
«Le soleil pénètre par échappées à travers les branches... et dépose un baiser lumineux sur le ventre rose des pommes.» (Monsieur de Boisdhyver, p. 418.)
Dans Les Amoureux de Sainte-Périne encore (p. 22 et 99), Champfleury laisse invariables certains adjectifs: «Ces détails, je ne les connus qu’un à un, après divers visites...» — tout comme Lamartine: «leurs orbites divers»: cf. ci-dessus, p. 82, — «En entendant ces traîtres inductions...»
Arrêtons-nous; il faudrait tout citer, et ce serait à n’en plus finir.
Le chef de l’école réaliste a d’ailleurs été jadis renommé pour son style négligé, incorrect, et ses nombreuses incongruités de langage; Louis Veuillot, entre autres, dans ses Odeurs de Paris (p. 273; Palmé, 1867), le tance vertement à ce sujet et lui reproche notamment son barbarisme: décourageateur, — «Béranger, sans s’en douter, jouait le rôle d’un décourageateur» — engendrant le verbe décourageater.
Ce qu’il y a d’étonnant, c’est que Champfleury revoyait et corrigeait avec beaucoup d’application non seulement ses épreuves, mais les diverses éditions de ses ouvrages: «J’ai appris peu à peu à me défier de la facilité de la plume; je me suis enfermé cinq ans, lisant, réfléchissant... Toute dépense m’a paru inutile, qui ne regardait ni les lettres ni les arts... Que de temps passé à revoir mes œuvres anciennes pour en enlever les négligences et les longueurs! Mes livres, quand je les revois à distance, ressemblent à de vieilles villes dans lesquelles une bonne administration fait des percées pour les assainir, leur donner du jour et de la lumière... Tout livre que j’ai publié dans une revue ou un journal n’a été pour moi qu’une sorte de première épreuve...» (Champfleury, Souvenirs et Portraits de jeunesse, Notes intimes, p. 252 et 292; Dentu, 1872.) Et tout cela est scrupuleusement exact; il suffit, pour s’en convaincre, de comparer entre elles les diverses éditions des romans de Champfleury: Les Bourgeois de Molinchart, par exemple, édition de 1855, Librairie nouvelle; et édition de 1859, M. Lévy; Les Souffrances du professeur Delteil, édition de 1857, M. Lévy; et édition de 1886, Dentu; etc.; il y a des variantes à chaque page, presque à chaque ligne, et parfois même des modifications sont apportées à l’intrigue du roman; mais les dernières versions ne valent souvent pas mieux et parfois même valent moins que les premières.
Croirait-on que Flaubert s’est alarmé de la publication faite en feuilletons, en 1854, des Bourgeois de Molinchart, qui offrent, en effet, certaines analogies de situation avec Madame Bovary, qu’il était en train d’écrire? Mais... «Quant au style, pas fort, pas fort!» (Gustave Flaubert, lettre à Louis Bouilhet, 5 août 1854; Correspondance, t. III, p. 2.)
Passons à Henry Murger; et tout d’abord cette drôlerie:
«Un soir, en traversant le boulevard, Marcel aperçut à quelques pas de lui une jeune dame qui, en descendant de voiture, laissait voir un bout de bas blanc... — Parbleu, fit Marcel, voilà une jolie jambe: j’ai bien envie de lui offrir mon bras.» (Scènes de la vie de bohème, p. 176; M. Lévy, 1861.)
«Je m’appelle Fanny, j’ai dix-huit ans et je suis une des dix femmes de Paris pour qui les hommes les plus considérables marcheraient à deux pieds sur tous les articles du code pénal, déclare une des héroïnes des Scènes de la vie de jeunesse (p. 85; M. Lévy, 1859) du même romancier. La porte par où l’on sort de mon boudoir ouvre sur le bagne ou sur le cimetière, et, pour y pénétrer, il y a des pères qui ont vendu leurs filles, il y a des fils qui ont ruiné leurs pères. Si je voulais, je pourrais marcher pendant cent pas sur un chemin de cadavres, et pendant une lieue sur un chemin pavé d’or...»
«... Le nommez-vous mon frère?... Mais, en vous appelant ainsi de ces noms fraternels, ne savez-vous point que vous semez tout simplement de la graine d’inceste dans le terrain de l’adultère?» (Ibid., p. 160.)
«Sa tête était de plomb, et il avait un enfer dans l’estomac.» (Ibid., p. 177.)
«Au fond de sa poitrine, et flottant dans un océan de larmes, son cœur assassiné par la souffrance se débattait en criant au secours.» (Ibid., p. 191.)
«... Il entendait toujours ces mêmes mots, dont les syllabes lui perçaient le cœur comme les dards d’une couvée de serpents.» (Ibid., p. 194.)
«... Dégagée de toute préoccupation qui eût pu jeter de l’ombre sur son plaisir, chaussant pour la dernière fois le soulier des promenades buissonnières, elle comptait courir d’un pied libre et léger à ce dernier rendez-vous donné par elle-même à son insouciance enfantine, qui avait si peu duré, que son dernier jouet avait été brisé tout neuf sous le pied du malheur, quand il avait renversé la fortune paternelle. Jetant aux buissons de la route les façons d’être un peu sérieuses, qui raidissent les attitudes, immobilisent le visage, règlent la voix dans le registre d’une gamme monotone, et sont pour ainsi dire le costume moral de sa profession, elle espérait retrouver, débarrassée de cette défroque du pédantisme scolaire, cette pétulance, cette vivacité qui faisait d’elle», etc. (Les Buveurs d’eau, p. 203; M. Lévy, 1857.)
«C’est qu’il est telles discussions où la colère arme la bouche de mots qui font balle, et que toute balle fait trou.» (Ibid., p. 276.)
«Un langage onctueux et parfumé comme un sirop de fleurs de rhétorique.» (Les Vacances de Camille, p. 27; M. Lévy, 1859.)
Pour dire qu’à Londres les bars ou cabarets ne sont pas fréquents: «On est quelquefois obligé de marcher pendant une heure avant de rencontrer un endroit où l’on puisse se livrer tranquillement à l’antithèse de la soif.» (Propos de ville et propos de théâtre, Notes de voyage, p. 229; M. Lévy, 1858.)
«La plus belle attitude d’une créature dans l’humanité est celle de l’homme qui se penche sur son œuvre pour rester debout devant lui-même.» (Henry Murger, dans Poitevin, La Grammaire, les Écrivains et les Typographes, p. 221.) Cette phrase se trouve dans Le Sabot rouge de Murger (p. 46; C. Lévy, s. d.), mais corrigée: le dernier membre de phrase a été supprimé.
«Il faut mettre une rallonge à la patience et une à tes robes, quand elles seront usées; car l’horizon est d’un noir à faire de l’encre avec.» (Henry Murger, dans Poitevin, ibid., p. 225.)
A propos de Murger, n’oublions pas cette comique révélation de son historiographe et ami Schaunard (Alexandre Schanne, Souvenirs de Schaunard, p. 175; Charpentier, 1887): «Banville et Murger ont vu Mimi avec les yeux de l’artiste. La vérité est que, sans s’être trompés d’une façon absolue, ils ne l’ont aperçue qu’au travers d’une lorgnette trempée dans l’eau de jouvence.»