Récréations littéraires, curiosités et singularités, bévues et lapsus, etc.
VIII
Romanciers populaires. — Ponson du Terrail. Lapsus et bévues. Encore les serpents. Anachronismes.
Adolphe Dennery. — Gustave Aimard. — Albert Blanquet. — Gontran Borys. — Paul Saunière. — Léopold Stapleaux. — La Vénus de Milo. — Alexis Bouvier.
Incohérences et drôleries diverses commises par les feuilletonistes. — Noms à donner aux personnages des romans afin d’éviter les réclamations. Système d’Eugène Chavette.
Passons à des écrivains moins préoccupés du style et de la forme, aux romanciers dits populaires, aux feuilletonistes.
Un des plus célèbres d’entre eux, Ponson du Terrail (1829-1871), qui, durant sa courte existence, a trouvé moyen de pondre tant de passionnants romans, plus de cent volumes[51], est, encore à présent, demeuré légendaire par ses lapsus, coq-à-l’âne, calembredaines, drôleries de toutes sortes.
«Elle avait la main froide d’un serpent.» (Cité dans Le Soleil, 11 septembre 1897.) Quel rôle les serpents jouent dans les romans, quelle place ils y occupent! Nous en avons vu des exemples à propos de Balzac, d’Alexandre Dumas père, d’Amédée Achard, etc.
«Cet homme est un verrou incarné.» (?!) (Cité dans La Journée, 14 janvier 1903.)
«Le général, les bras croisés et lisant son journal...» (Dans Larousse, art. Ponson du Terrail.)
«Melchior n’avait pas cessé de boire durant toute la route et n’avait point desserré les dents.» (Id., ibid., et art. Bévue.)
«La jeune fille se précipita dans les bras du pauvre invalide», écrit le brave Ponson, après nous avoir appris que ledit pauvre invalide est manchot. (Id., art. Bévue.)
Ponson du Terrail se plaisait à invoquer les anges dans ses romans. Nous lisons, dans un de ses plus dramatiques feuilletons, Les Compagnons de l’Épée, suivis de La Dame au gant noir, des phrases comme celles-ci:
«Marguerite, dit enfin Gontran, vous êtes un ange, et vous demeurerez ange jusqu’à l’heure où Dieu, par les mains d’un prêtre, aura fait de vous ma femme: regardez-moi comme votre frère.» (Les Compagnons de l’Épée, 1re partie, chap. 32; dans le journal Le Voleur, 1er avril 1859, p. 339, col. 2.)
«Vous êtes bonne, dit-il, noble et bonne comme les anges, Dieu vous récompensera.» (Ibid., 2e partie, chap. 1; ibid., 8 avril 1859, p. 355, col. 2.)
«Ah! enfant, murmura-t-il, Dieu m’est témoin que je vous aime aussi ardemment que les anges peuvent aimer Dieu.» (Ibid., 3e partie, Épilogue; ibid., 5 août 1859, p. 213, col. 3.)
«Et tandis qu’au fond de son âme il adressait à Dieu une dernière prière... il prit dans ses bras l’ange de la réconciliation, dont la voix pure et virginale,» etc. (Ibid., p. 214, col. 1.)
«J’admets donc que vous m’aimez... — Ah! dit-il, comme les anges aiment Dieu!» (La Dame au gant noir, 2e partie, chap. 6; ibid., 17 février 1860, p. 244, col. 2.)
Dans ce même roman, Les Compagnons de l’Épée (1re partie, chap. 22; Le Voleur, 4 mars 1859, p. 277, col. 2), nous trouvons de jolies phrases comme celle-ci: «Un sourire infernal passa sur les lèvres du chevalier, et M. de Lacy frissonna jusqu’à la moelle des os, et sentit ce sourire lui pénétrer au fond du cœur comme la lame glacée d’un stylet napolitain.»
«Le baron de Mort-Dieu habitait la terre dont il portait le nom, et qui était située au fond du Berry, entre la Châtre et Châteauroux... M. le baron de Mort-Dieu était assis au coin du feu du grand salon de sa belle demeure normande...» (Ibid., 2e partie, chap. 1; ibid., 8 avril 1859, p. 354, col. 3.) Normande dans le Berry?
Les anachronismes — c’était à présumer — ne sont pas rares chez Ponson du Terrail.
Dans Les Escholiers de Paris, dont l’action se passe sous François II (1559-1560), figure un moine «qui sait son Molière par cœur» (déjà!), qui s’écrie:
Il est avec le ciel des accommodements,
ou encore:
Ah! pour être dévot on n’en est pas moins homme.
Ce même moine, toujours en avance, jure par saint Ignace de Loyola, — qui ne fut canonisé que longtemps après, en 1622. (Cf. Larousse, art. Ponson du Terrail.)
Dans La Jeunesse du roi Henri (même source), une des œuvres les plus reproduites de Ponson du Terrail, un certain Godolphin, égaré par une nuit sombre, a d’assez bons yeux cependant pour reconnaître qu’il se trouve devant la façade du Louvre, la colonnade de Perrault, — construite seulement deux cents ans plus tard.
D’Adolphe Dennery (1811-1899), encore plus connu comme dramaturge que comme feuilletoniste, et l’un des ancêtres du genre, cette sensationnelle découverte, relative à l’un de ses héros: «Plusieurs fois il serait mort de faim ou de soif...» (Dans le journal L’Opinion, 19 août 1885.)
De Gustave Aimard (1818-1883), l’illustre auteur — illustre en son temps — des Trappeurs de l’Arkansas: «Bientôt les navires se trouvèrent à plusieurs milles de ces deux cadavres, dont l’un était plein de vie» (Les Rois de l’Océan, t. I, chap. 5, p. 112; Roy, 1891), phrase déjà citée par nous à propos d’un vers de Sully Prudhomme (p. 96).
«...Peu d’instants après, une voiture les emportait au trot de deux bons chevaux lancés au galop», écrit Albert Blanquet (1826-1875), dans son roman Le Parc-aux-Cerfs. (Dans Larousse, art. Bévue.)
«Mme Haveril est morte de saisissement», nous apprend Gontran Borys (pseudonyme d’Eugène Berthoud: 1828-1872), dans son récit d’aventures Le Beau Roland (dernier chapitre). «On lui avait annoncé sans précaution que son frère Paul Mérel, à qui elle ne pensait plus, était trépassé en léguant à Diane vingt-quatre millions. Cette nouvelle l’a tuée roide.»
Décès qui nous rappelle celui-ci: «La princesse Zélie se fâcha avec le prince. Elle mourut à la suite de ce refroidissement.» (Le journal La Nation, 3 août 1892.)
De Paul Saunière (1829-1894):
«Il se dirigeait vers un bosquet de verdure.» (Une Fille des Pharaons, p. 35.) Sans doute pour: un cabinet de verdure.
«Il (Maurice) se mit à table... La bouche de Bridet, en le servant, s’élargissait d’un énorme sourire.» (Ibid., p. 42.)
«Il tomba dans une mélancolie noire.» (Ouvrage cité, p, 69.) (Mélancolie: mélas, noire; chole, bile.)
Le romancier belge Léopold Stapleaux (1831-1891), qui, comme écrivain, selon l’expression d’Aurélien Scholl (Les Ingénues de Paris, p. 335 et 341), «équivalait à un marchand de marrons», était coutumier des plus singulières inadvertances. Nous avons déjà cité ces phrases célèbres perpétrées par lui (Cf. ci-dessus, Préambule, p. 11): «Il portait un veston et un gilet à carreaux avec un pantalon de même couleur... Il avait soixante-dix ans et paraissait le double de son âge». Dans son roman Les Amours d’une horizontale (p. 318; Dentu, 1885), Stapleaux écrit sans s’émouvoir: «De même que celles du firmament, les étoiles parisiennes... ont gagné longuement et péniblement leurs chevrons, et l’abus du fard a laissé sur leur front de précoces rides, et sur leurs joues ces tons blafards», etc.
Plus d’une fois la Vénus de Milo — statue de Vénus, à laquelle manquent les bras, trouvée en 1820 dans l’île grecque de Milos ou Milo — a donné lieu à d’amusantes bévues. Nous avons vu (p. 161) Auguste Vacquerie prendre le nom de Milo pour un nom d’homme, le nom d’un illustre sculpteur; d’autres écrivains ont suivi sa trace:
«La vraie merveille, c’était elle-même, avec... son cou ferme et solide, sa superbe poitrine, ses hanches fortes et sa prestance, avec laquelle Milo, l’artiste dont la renommée a traversé les siècles, aurait donné un pendant à son immortelle statue.» (Charles Mérouvel [1832-....], Millions, Amour et Cie, dans Le Petit Parisien, 1er février 1911.)
Un autre romancier, Amédée de Bast (1795-1864), nous annonce qu’un de ses héros, «Joseph de Plumard, mit un genou en terre et déposa sur cette main blanche et potelée comme celle de la Vénus de Milo, le plus respectueux des baisers.» (Le journal Le Voleur, 31 janvier 1879, p. 80.)
Et M. Jules de Gastyne (1848-....):
«... Elle dit, soulevant son bras blanc, modelé comme le bras de la Vénus de Milo, étincelant comme du carrare», etc. (Chair à plaisir, dans La Nation, 19 juillet 1889.)[52]
Dans le même feuilleton (cité dans La Nation, même date), M. Jules de Gastyne écrit: «Eh bien! vrai, ce n’est pas trop tôt!» soupira le nègre. Le commissaire, qui s’attendait à voir son prisonnier pâlir...»
Elle est de M. Charles Mérouvel encore cette perle enchâssée dans son roman Jenny Fayelle (p. 28): «Cette femme avait... une taille svelte et souple qu’une main d’homme eût emprisonnée dans ses dix doigts.»
D’Alexis Bouvier (1836-1892), dans La Princesse saltimbanque (chap. 4, dans Le Radical, 7 juillet 1885): «... Et il prit sa petite fiole; l’enfant la repoussant, il lui saisit brutalement la tête, lui en vida le contenu dans la bouche, et l’enfant retomba suffoqué.» Il y avait de quoi!
La Grande Iza (Rouff, s. d.), un des romans les plus en renom d’Alexis Bouvier, nous présente un même personnage ayant, à une même époque, des âges différents, ici trente-cinq ans, là plus de quarante-cinq (Cf. p. 28 et 310); et la même lettre insérée en deux endroits du livre (p. 118 et suiv. et 262 et suiv.) dans des termes dissemblables.
Une erreur, une ligne omise, dans une reproduction de ce roman a donné lieu à un plaisant quiproquo. On lit page 32:
«(Un canotier)... se mettant à son aise pour barboter dans le bateau, c’est-à-dire retirant son paletot, son gilet, ses chaussettes, restant nu-pieds et le pantalon relevé jusqu’aux genoux, les manches de chemise relevées jusqu’aux coudes, il détacha le bateau...»
Un journal qui reproduisait ce roman en feuilletons a sauté la ligne «jusqu’aux genoux, les manches de chemise relevées», en sorte qu’on lisait: «le pantalon relevé jusqu’aux coudes...», malencontreuse omission qui a valu à l’auteur plus d’un brocard. (Cf. Fantasio, 1er avril 1918, p. 454.)
Dans un roman-feuilleton mentionné par Le Radical (22 juillet 1884): «C’est par une froide nuit de décembre que Paul, après avoir causé à sa mère d’horribles souffrances, vit le jour pour la première fois.»
Ce qui, soit dit en passant, se trouve déjà dans Virgile (Énéide, X, 703, 704):
... una quem nocte Theano
In lucem genitori Amyco dedit...
(... Un fils que, dans la nuit, Théano donna [mit] au jour à son père Amycus); et peut aussi se rapprocher de cette annonce, cueillie dans le journal La Nation (12 juin 1890): «La femme Antoinette Marchand a donné le jour à un enfant aveugle», et d’une phrase de Léon Cladel citée ci-dessus, p. 231.
Et ces autres incohérences et drôleries de divers feuilletonistes, citées par M. Marcel France dans L’Indépendance de l’Est du 21 février 1900:
«Daniel ne répondit pas. C’était la première fois qu’il parlait ainsi à son père.»
«Ils ronflaient, comme seuls ronflent les cœurs innocents.» Et l’on prétend que le sommeil du juste est paisible!
«Qu’aurais-tu dit, si ce mari trahi t’avait tué? Ne l’aurais-tu pas accusé de barbarie?...»
Et celles-ci encore:
«La marquise allait prendre la parole, quand la porte, en s’ouvrant, lui ferma la bouche.»
«Les réverbères, qui n’étaient pas encore inventés, rendaient la nuit plus obscure.»
Etc., etc.
Les romanciers et auteurs dramatiques sont fréquemment en butte aux réclamations de gens ayant rencontré leurs noms parmi ceux des personnages d’un livre ou d’une pièce de théâtre, et qui se prétendent pour cela outragés, déshonorés, etc. Ces pudibonds et pointilleux bourgeois n’hésitent pas parfois à intenter un procès à l’auteur, et à demander, comme dommages-intérêts, la forte somme.
Un jour que l’auteur des Courbezon, Ferdinand Fabre, était assis au bord d’une route des environs de Bédarieux, son pays, il vit venir un homme qui lui dit, embarrassé et tournant entre ses doigts son grand chapeau rond:
«Vous êtes monsieur Ferdinand?
— Oui, mon ami. Que me voulez-vous?
— Voilà: il paraît que vous avez fait un livre à Paris, et qu’il y a dans ce livre que, moi Pancol, j’ai tué M. l’abbé Courbezon. Je vous jure que ce n’est pas vrai. J’ai porté un lièvre chez votre frère (le gibier est rare dans cette région) pour que vous cessiez d’être animé contre moi. Car enfin, je ne l’ai pas tué!
— Mais non, mon ami.
— Je n’ose plus passer devant la gendarmerie quand je vais à Bédarieux vendre mes pauvres châtaignes. Et les mauvais gars du pays répètent comme ça qu’on va m’arrêter un beau matin.
— Mais non. D’abord votre curé ne s’appelait pas M. Courbezon; je m’en souviens, c’était M. Montrosier. Et puis, Justin Pancol ne le tue pas...»
Impossible de convaincre le vieux paysan. En vain Ferdinand Fabre l’emmena-t-il manger sa part de son lièvre; pendant tout le dîner, il se tint sur le bord de sa chaise, marmottant: «Je ne l’ai pas tué». Il fallut lui promettre, puisqu’il ne s’appelait pas Justin, de dire que c’était un autre Pancol qui avait fait le coup, un prénommé et prétendu Justin Pancol.
Ce n’est pas la seule réclamation qu’aient suscitée les romans de Ferdinand Fabre, continue la Revue bleue (13 novembre 1886, p. 639), à qui j’emprunte ces détails. Dans Mademoiselle de Malavieille, Ferdinand Fabre met en scène un notaire, M. Forestier, dont la femme est très dévote et dit chaque soir son chapelet sur l’oreiller conjugal. Quelle fut la surprise du romancier, quand il reçut d’un M. Forestier, notaire en province, une lettre furieuse: «Mais c’est infâme! Comment avez-vous pu pénétrer ainsi dans ma vie? Comment savez-vous?...» — Ferdinand Fabre avait inventé trop juste.
A l’origine, Tartarin de Tarascon se nommait «Barbarin»; Alphonse Daudet dut modifier le nom de son héros pour éviter les réclamations, — une croisade qui s’annonçait contre lui. «Il y avait justement à Tarascon une vieille famille de Barbarin qui me menaça de papier timbré, si je n’enlevais son nom au plus vite de cette outrageante bouffonnerie. Ayant des tribunaux et de la justice une sainte épouvante, je consentis à remplacer Barbarin par Tartarin sur les épreuves déjà tirées, qu’il fallut reprendre ligne à ligne dans une minutieuse chasse aux B. Quelques-uns ont dû m’échapper à travers ces trois cents pages; et l’on trouve, dans la première édition, des Bartarin, Tarbarin, et même tonsoir pour bonsoir.» (Alphonse Daudet, Trente ans de Paris, p. 155; Marpon et Flammarion, 1888.)
Pareille mésaventure faillit arriver à Louis Ulbach pour son roman Françoise, où un conseiller d’État, du nom de Berthelin, créé de toutes pièces par l’auteur, correspondait trait pour trait et par un pur hasard à un conseiller à la Cour, portant le même nom de Berthelin, demeurant pareillement rue Tronchet, ayant le même jour de réception que son imaginaire homonyme, etc. (Cf. Revue bleue, 4 février 1882, p. 154; art. de Louis Ulbach.)
De même pour Émile Zola et son roman Pot-Bouille, où figurait un personnage baptisé Duverdy, nom d’un conseiller à la Cour d’appel, qui s’empressa de protester et jeter les hauts cris. (Cf. Revue bleue, ibid.)
C’est pour éviter ces inconvénients, se garer de ces plaintes et assignations, qu’Eugène Chavette (1827-1902), de joyeuse mémoire, s’avisa de l’expédient suivant:
«... Pour mon roman L’Oreille du cocher, écrit-il à son éditeur Dentu, je me suis fait un devoir de n’employer que des noms de gens ayant été guillotinés. Si ceux-là réclament!!!» (Lettre publiée par le journal La République, 20 mai 1902.)
Effectivement, tous les personnages de L’Oreille du cocher portent des noms de suppliciés de marque: Dumollard, Tropmann, Avinain, Papavoine, etc.
Eh bien, malgré cela, il y en eut un, paraît-il, un homonyme, un certain Dumollard, simple plaisant peut-être, qui grommela et montra les dents. C’était vraiment jouer de malheur.