Récréations littéraires, curiosités et singularités, bévues et lapsus, etc.
V
Lamartine. Ses étourderies et incohérences. La phrase du chapeau, de l’académicien Patin, et autres phrases de longue haleine. Toujours de l’à peu près chez Lamartine. Le Lac. Lamartine accusé d’indécence. Jugements de Lamartine sur Rabelais, etc. Lamartine jugé par Flaubert.
Alfred de Vigny. — Auguste Barbier. Le substantif Centaure. — Gérard de Nerval.
Alfred de Musset. — Théophile Gautier. Bizarreries et inadvertances. Emploi des termes techniques.
Leconte de Lisle. — Théodore de Banville.. — Henri de Bornier. — Sully Prudhomme. — François Coppée. — Catulle Mendès. — Clovis Hugues.
Lamartine (1790-1869) a pris avec la grammaire des licences aussi fréquentes qu’exagérées. Il écrit, par exemple, vêtissait, au lieu de vêtait, non seulement dans ses vers, où il pouvait être gêné par le rythme, mais en prose: «Le soleil qui le vêtissait de son auréole de rayons.» (Le Tailleur de pierres de Saint-Point, III, p. 24; Hachette, 1899.)
Il a des inadvertances de ce genre:
Ah! qu’il pleure, celui dont les mains acharnées,
S’attachant comme un lierre aux débris des années,
Voit avec l’avenir...
(Nouvelles Méditations, V, p. 44; Hachette, 1858.)
Pour fournir une rime à lune, il crée l’incohérente locution l’une après l’une (au lieu de l’une après l’autre):
Deux vagues, que blanchit le rayon de la lune,
D’un mouvement moins doux viennent l’une après l’une
Murmurer et mourir.
(Ibid., XXIV, p. 152.)
Ou bien il fait rimer ténèbres avec cèdres:
Quelques-uns d’eux, errant dans ces demi-ténèbres,
Étaient venus planer sur les cimes des cèdres.
(La Chute d’un ange, 1re vision, p. 47; Gosselin, 1849.)
Ou encore jour avec amours:
Treize ans pour une vierge étaient ce qu’en nos jours
Seraient dix-huit printemps pleins de grâce et d’amour.
(Ouvrage cité, p. 55.)
Plus tard, Lamartine a corrigé, a mis amours au pluriel, ce qui donne à la phrase un sens bizarre et grotesque.
Pour les besoins de la rime encore, il fait le mot orbite du masculin:
Ces astres suspendus dans le vide des airs
Croisant, sans se heurter, leurs orbites divers.
(Nouvelles Méditations, Réflexion, p. 228; — et Recueillements, Réflexion, p. 316; Hachette, 1902.)
... Jeune ami dont la lèvre,
Que le fiel a touché, de sourire se sèvre.
(Recueillements, XI, A M. Guillemardet, p. 46.)
Pour touchée.
Il dit à une femme (Nouvelles Méditations, XXIV, p. 158):
Souviens-toi de l’heure bénie
Où les dieux, d’une tendre main,
Te répandirent sur ma vie
Comme l’ombre sur le chemin.
Comme si l’on pouvait répandre quelqu’un.
Dans le même recueil (XV, Les Préludes, p. 99-100), il nous décrit en ces termes «un lugubre silence»:
... Et sur la foule immense
Plane, avec la terreur, un lugubre silence:
On n’entend que le bruit de cent mille soldats
Marchant, comme un seul homme, au-devant du trépas,
Le roulement des chars, les coursiers qui hennissent,
Les ordres répétés qui dans l’air retentissent,
Ou le bruit des drapeaux soulevés par les vents...
... Des sons discords que rendent chaque sens.
(La Mort de Socrate, p. 333; Hachette, 1860.)
Lamartine avait même d’abord mis: chaques avec une s
... que rendent chaques sens.
(Cf. Littré, Dictionnaire, art. Chaque.)
Il écrit dans Jocelyn (Prologue, p. 30; Hachette, 1858):
Comme luttent entre eux, dans la sainte agonie,
L’immortelle espérance et la nuit de la vie.
Plus loin (Jocelyn, 1re époque, p. 46):
Des présents de l’époux les fragiles merveilles
Etalés sur le lit...
Au lieu d’étalées, qui gênait le vers.
Dans Jocelyn encore (4e époque, p. 158):
Que m’importe...
Ton travail en ce monde, et le pain dont tu vive,
pour rimer avec suive.
Dans Jocelyn toujours (9e époque, p. 334), il use de cette singulière périphrase:
Le sol boit au hasard la moelle de nos yeux.
C’est-à-dire nos larmes.
Il parle de la presque éternité des astres:
Astres, rois de l’immensité!
Insultez, écrasez mon âme
Par votre presque éternité!
(Harmonies, II, 20, p. 205; Hachette, 1856),
sans songer qu’on est éternel ou qu’on ne l’est pas du tout, qu’ici il n’y a pas de milieu ni de presque.
L’enfance et la vieillesse
Sont amis du Seigneur,
(Ibid., XIII, La Retraite, p. 287),
au lieu d’amies.
Dans Toussaint Louverture, «tragédie nègre qui parut, en 1843, dans la Revue des Deux-Mondes» (Cf. Le Journal, 12 février 1899), nous trouvons cet étrange distique:
Vous, semblables en tout à ce que fait la bête,
Reptiles dont je suis et la main et la tête.
«Une larme m’était montée au cœur», écrit Lamartine dans Graziella (p. 162; Hachette, 1865). D’ordinaire, c’est aux yeux que montent les larmes.
Dans Raphaël (p. 134; Hachette, 1859), cette phrase qu’on pourrait rapprocher de la fameuse phrase du chapeau[28], de l’académicien Patin: «C’était un de ces moments où l’âme a besoin de cette glace que l’accent d’un sage jette sur l’incendie du cœur pour retremper le ressort d’une énergique résolution».
Dans Raphaël encore (p. 6) et dans Les Confidences (p. 169 et 221; M. Lévy, 1855), Lamartine se plaît à faire manger du pain aux hirondelles, qui, affirment les encyclopédies et dictionnaires d’histoire naturelle, Larousse, par exemple, «sont exclusivement insectivores».
Dans son Histoire des Girondins, Lamartine, par une singulière inadvertance, fait de Drouet, le maître de poste de Sainte-Menehould, et du général Drouet d’Erlon, un seul et même personnage. (Cf. Ernest Beauguitte, L’Ame meusienne, p. 248, note 1)[29].
Dans son Histoire de la Restauration (t. IV, livre 34), il assure que l’évasion de La Valette ne fut pas étrangère à la sévérité du jugement qui atteignit le maréchal Ney. Or, le héros de La Moskowa fut fusillé le 7 décembre, et ce ne fut que le 20 décembre — treize jours plus tard — que le comte de la Valette parvint à s’évader. (Cf. Le Flambeau, 18 décembre 1915, p. 874.)
A d’autres endroits du même ouvrage, Lamartine place Marie-Joseph Chénier, mort en 1811, et Mme Cottin, morte en 1807, au rang des écrivains de la Restauration. Il confond Annibal avec Alcibiade, etc. (Cf. Sainte-Beuve, Causeries du lundi, t. IV, p. 406-407.)
«Il se glisse de l’à-peu-près dans tout ce que fait M. de Lamartine», a remarqué Sainte-Beuve (Ibid., p. 397 et suiv.) «... Ses livres d’histoire ne sont et ne seront jamais que de vastes et spécieux à-peu-près...»
Et cette phrase, extraite de la Préface générale des œuvres complètes de Lamartine, préface, d’ailleurs, très émouvante et fort belle: «Si j’avais à recommencer la vie, sachant ce que je sais, je n’y chercherais pas le bonheur, parce que je sais qu’il n’y est pas, mais j’y chercherais soigneusement l’obscurité et le silence, ces deux divinités domestiques qui gardent le seuil des heureux»; — comment l’interpréter? Puisqu’il n’y a pas de bonheur sur terre, comment peut-il y avoir des heureux, des mortels en possession du bonheur?
Le célèbre hémistiche du Lac, qui est dans toutes les mémoires:
O temps, suspends ton vol!
forme le début d’une strophe de l’académicien Thomas (1732-1785):
O temps, suspends ton vol, respecte ma jeunesse...
(Cf. Laharpe, Lycée ou Cours de littérature, t. III, 2e partie, p. 443.)
Qui se douterait que le chaste chantre du Lac et de Jocelyn a été, tout comme Racine (Cf. ci-dessus, p. 33), accusé d’indécence, disons le mot, d’obscénité? «Nous croyons rêver aujourd’hui, quand nous apprenons par sa Correspondance (de Lamartine) que la critique de 1823 accusa l’auteur des Nouvelles Méditations d’être à lui tout seul plus «obscène» que Catulle, Horace et l’Arioste ensemble, écrit Ferdinand Brunetière (Histoire et Littérature, t. III, p. 251)... Il faudrait dire alors qu’en 1823 la critique avait peu lu l’Arioste, et encore moins Catulle.» On voit, d’après une telle accusation, combien tout est relatif ici-bas.
Les jugements littéraires portés par Lamartine ont été fréquemment cités comme des prototypes d’inexactitude et de paralogisme. «Le sens critique lui fera si absolument défaut (à Lamartine) qu’il ne cessera d’étonner ses contemporains par l’étrangeté de ses appréciations littéraires», — ainsi s’exprime Raoul Rosières, dans un article très soigné et amplement documenté paru dans la Revue bleue (8 août 1891, p. 184). «Rabelais, dira-t-il, n’est qu’«un pourceau», La Fontaine rebute avec «ses vers boiteux, disloqués, inégaux, sans symétrie ni dans l’oreille ni sur la page» et «leur philosophie dure, froide et égoïste d’un vieillard»; Ossian, «ce Dante septentrional aussi grand, aussi majestueux, aussi surnaturel que le Dante de Florence, est plus sensible que lui»; Rousseau est «un cuistre»; André Chénier semble «un reflet de la Grèce, mais n’est pas un rayon». Lamartine aimera mieux une strophe de Byron ou de Sapho que «Molière, La Fontaine et Béranger»; il déclarera Ponsard «parfois supérieur à Corneille». Etc. On peut conclure, en somme, que Rabelais, La Fontaine, Molière, ces auteurs si français, ont été lettres closes pour le chantre du Lac.
A maint endroit de sa Correspondance, Flaubert se montre très dur pour Lamartine, écrivain «faux» par excellence (Cf. t. II, p. 93-95; Charpentier, 1889); «ses phrases n’ont ni muscles ni sang» (t. II, p. 221); «... Lamartine est un robinet» (t. II, p. 319); etc.
Devenu vieux, dans son chalet de Passy, Lamartine avait parfois de telles amnésies qu’entendant un jour un de ses amis lui lire la mort de Laurence, dans Jocelyn, il eut des larmes d’émotion et demanda: «De qui sont ces beaux vers?» (Mémorial de la librairie française, 3 avril 1913, p. 211.)
Ce qui est tout le contraire de La Fontaine demandant, lors de la première représentation de sa comédie Le Florentin: «Quel est donc le malotru qui a commis cette rapsodie?» (Cf. ci-dessus, p. 49).
Alfred de Vigny (1797-1863), tout comme Jacques Delille, cultive parfois volontiers la périphrase. Dans son poème Dolorida (Poésies complètes, p. 107; Charpentier, 1882), il nous parle de la chemise de son héroïne en ces termes, qu’on pourrait rapprocher de ceux de Racine, dans Britannicus (II, 2: «dans le simple appareil d’une beauté,» etc.):
Dolorida n’a plus que ce voile incertain,
Le premier que revêt le pudique matin,
Et le dernier rempart que, dans sa nuit folâtre,
L’Amour ose enlever d’une main idolâtre.
Et plus loin (Le Bal, p. 156), à propos d’un piano:
Sur l’instrument mobile, harmonieux ivoire,
Vos mains auront perdu la touche blanche et noire.
Ce vers d’Alfred de Vigny, si souvent cité,
J’aime le son du cor, le soir, au fond des bois
(Le Cor, p. 149),
se rapproche de très près d’un vers de Victor Hugo, dans Hernani (V, 3), prononcé par Dona Sol:
Ah! que j’aime bien mieux le cor au fond des bois!
Dans Stello (p. 342; Charpentier, 1882), Vigny nous montre une charrette, — gigantesque, sûrement, — «une charrette... chargée de plus de quatre-vingts corps vivants. Ils étaient tous debout, pressés l’un contre l’autre. Toutes les tailles, tous les âges...»
Dans ses Iambes (L’Idole, p. 37, 38; Dentu, 1882; et Larousse, art. Iambes et Poèmes), Auguste Barbier (1805-1882); détournant de son acception originaire le mot centaure (monstre fabuleux, moitié homme et moitié cheval) et l’employant dans le sens de «bon cavalier», «homme toujours à cheval», avait d’abord écrit, à propos de Bonaparte:
O Corse à cheveux plats! que ta France était belle
Au grand soleil de messidor!
C’était une cavale indomptable et rebelle,
.................
Tu parus, et sitôt que tu vis son allure,
Ses reins si souples et dispos,
Centaure impétueux, tu pris sa chevelure,
Tu montas botté sur son dos.
Il va de soi qu’un centaure, d’après la définition même de ce mot, ne peut pas, botté ou non, monter à cheval. Aussi Auguste Barbier fit-il plus tard disparaître ce terme et modifia-t-il ainsi son vers:
Dompteur audacieux, tu pris sa chevelure.
Le même sens abusif du mot centaure se retrouve dans les Mémoires d’Alexandre Dumas (chap. 72; t. III, p. 122): «Ces Numides, cavaliers terribles, centaures maigres et ardents comme leurs coursiers...»
Et Gustave Chadeuil, dans Le Siècle (Cf. Larousse, art. Bévue, p. 663, col. 2): «L’hippodrome a repris son rang dans la série des plaisirs parisiens. Des chevaux courent dans la vaste arène, valsent et polkent, montés par des centaures».
Et Timothée Trimm, dans Le Petit Journal (même source): «Rigolo (un mulet) a vingt manières de lancer son prétendu dompteur dans l’espace, il rue, il allonge le cou, il se tient tout droit, il se couche au besoin. Un centaure y perdrait ses éperons».
Un centaure avec des éperons!
«Les chevaux ont été inventés pour l’agrément des jolies femmes, et si les hommes étaient des centaures, ça n’en vaudrait que mieux,» estime bien singulièrement un personnage de Paul de Kock (La Mare d’Auteuil, p. 79; Rouff, s. d., in-4).
Ajoutons qu’un écrivain grec, «ayant à parler d’un centaure, l’appelle un homme à cheval sur lui-même». (J.-J. Barthélemy, Voyage du jeune Anarcharsis, t. IV, chap. 58, p. 478; Didot, an XII.)
Un article du Figaro (9 décembre 1874) nous apprend que nombre des devises figurant autrefois sur les mirlitons:
Je vous aime ardemment,
C’est ce qui fait mon tourment;
Etc., etc.,
sont de Gérard de Nerval (1808-1855), qui en livra un jour cinq cents pour 50 francs.
Alfred de Musset (1810-1857), dans Les Marrons du feu (Premières Poésies, p. 63; Charpentier, 1861), nous montre un poisson qui regarde en silence, comme si les poissons avaient coutume de regarder autrement, et avaient jamais reçu le don de la parole:
L’esturgeon monstrueux soulève de son dos
Le manteau bleu des mers, et regarde en silence
Passer l’astre des nuits...
Ce qui rappelle le fameux vers de l’original et fantaisiste Saint-Amant (1594-1661):
Les poissons ébahis les regardent passer.
(Cf. Théophile Gautier, Les Grotesques, p. 180; M. Lévy, 1859.)
Plus loin (L’Andalouse, p. 87), Musset nous demande si nous ayons vu dans Barcelone, qui appartient à la Catalogne,
Une Andalouse au sein bruni.
Rien n’empêcherait, en effet, une Andalouse d’habiter la Catalogne; mais, comme le remarque très justement M. Maurice Donnay, dans la première de ses Conférences sur Alfred de Musset (p. 3; édit. des Lectures pour tous), «une Andalouse dans Barcelone, c’est, pour fixer les idées, une Provençale en Amiens. Cela peut se trouver, mais on préférerait en Avignon».
Dans Venise (Premières Poésies, p. 98), le poète avait d’abord écrit:
Dans Venise la rouge
Pas un cheval qui bouge.
Un cheval à Venise! Dans l’édition de 1840, Musset remplaça son intempestif cheval par un bateau:
Pas un bateau qui bouge.
«Mais, en 1830, c’est une impression vénitienne vue du perron de Tortoni.» (Maurice Donnay, ibid.)
Dans sa Nuit de mai (Poésies nouvelles, p. 48; Charpentier, 1864), Musset prétend que
La bouche garde le silence
Pour écouter parler le cœur,
et que (Ibid., p. 49)
... le vent d’automne
... se nourrit de pleurs jusque sur un tombeau...
Il nous assure, dans le même poème (p. 44), que
... la bergeronnette, en attendant l’aurore,
Aux premiers buissons verts commence à se poser;
oubliant que la bergeronnette se pose sur le sol, sur les pierres, sur les toits, sur un tronc d’arbre, «sur un saule cultivé en têtard», mais non sur les branches, ni sur les buissons, surtout quand ils sont garnis de feuilles, quand ils sont «verts». (Cf. Brehm, L’Homme et les Animaux, Les Oiseaux, t. III, p. 750-752.)
... Si je doute des larmes
C’est que je t’ai vu pleurer,
écrit Musset dans La Nuit d’octobre (Poésies nouvelles, p. 70), en s’adressant:
... à toi qui la première
M’as appris la trahison.
Vu pour vue.
Ces vers de Rolla (Ibid., p. 6) ont souvent été déclarés incompréhensibles, «n’ayant aucun sens» (Cf. L’Intermédiaire des chercheurs et curieux, 10 septembre 1901, col. 335):
Jacque était grand, loyal, intrépide et superbe.
L’habitude, qui fait de la vie un proverbe,
Lui donnait la nausée. Heureux ou malheureux,
Il ne fit rien comme elle, et garda pour ses dieux
L’audace et la fierté, qui sont ses sœurs aînées.
Les sœurs aînées de qui?
Dans Namouna (I, 47; Premières Poésies, p. 323), on trouve un vers de treize syllabes:
Jamais confessionnal ne vit de chapelet
Comparable en longueur...
L’expression «beau comme le génie», qui se lit dans le même poème (II, 25, p. 340):
Pensif comme l’amour, beau comme le génie,
a été employée par Mirabeau dans son portrait de Frédéric II: «Brillant de toutes les qualités physiques et morales, fort comme sa volonté, beau comme le génie...» (Mirabeau, De la monarchie prussienne; Œuvres, t. II, p. 12; édit. Vermorel.)
Dans ce même poème de Namouna (II, 35, p. 343), ce vers:
Rend haine contre haine, et dédain pour dédain,
existe dans Corneille (Pertharite, II, 1):
Rendre haine pour haine, et dédain pour dédain.
Enfin l’idée exprimée par ces vers de Rolla (V, Poésies nouvelles, p. 20):
Ah! comme les vieux airs qu’on chantait à douze ans
Frappent droit dans le cœur aux heures de souffrance!
Comme ils dévorent tout! comme on se sent loin d’eux!
Comme on baisse la tête en les trouvant si vieux!
se retrouve dans Les Confessions de J.-J. Rousseau (Partie I, livre I; Œuvres complètes, t. V, p. 318; Hachette, 1864): «... Je me surprends quelquefois à pleurer comme un enfant en marmottant ces petits airs d’une voix déjà cassée et tremblante. Il y en a un surtout qui m’est bien revenu», etc.
Théophile Gautier (1811-1873) avait d’abord mis au début de la strophe LXV de son poème Albertus (Poésies, p. 28; Charpentier, 1858):
Le papier que la belle, avec un air d’angoisse,
Dès la strophe 36 de ce poème froisse...
36 en chiffres arabes. Un ami lui ayant fait observer que trente-six a trois syllabes:
«Je le sais bien, répondit Gautier; aussi est-ce pour cela que j’ai exprimé le nombre par des chiffres».
Il se ravisa cependant, et modifia ainsi son second vers:
Dans sa petite main aux ongles roses froisse.
(Cf. La République française, 2 juillet 1898.)
Cette strophe n’a d’ailleurs pas eu de chance, car on y trouve cette grossière faute (p. 29, même édition):
... l’écriture et le tour
Ont quelque chose en soi qui trahissent la femme.
Pour trahisse.
Et cette cacophonie (même page, strophe LXVI):
Le papier se tordit comme un damné du Dante
En dardant...
Du Dante, pour de Dante, puisqu’on ne doit pas dire Le Dante, l’article, en italien, se mettant devant le nom (l’Alighieri) et non devant le prénom (Dante pour Durante): cf. Larousse.
Dans le même recueil (Paysages, VIII, p. 81), le martinet est confondu avec l’hirondelle:
Le martinet, sentant l’orage, près du sol,
Afin de l’éviter, rabat son léger vol.
C’est l’hirondelle qui rase le sol aux approches de l’orage; le martinet, lui, grâce à l’extrême rapidité de son vol, s’empresse de quitter la région orageuse.
Page 210 du même recueil (Les Vendeurs du temple, III) se trouve un verbe des plus rares, le verbe retuer, tuer une seconde fois:
Ils joignaient (des damnés, des spectres), pour prier, leurs deux mains de squelette,
Mais tu les retuais, sans plus sentir d’effroi
Que pour guillotiner un véritable roi.
Voltaire, dans Candide (Cf. Littré) a aussi employé retuer: «Je te retuerais si j’en croyais ma colère!»
Plus loin (p. 334, Sérénade), un amant demande à sa maîtresse, qui se trouve sur un balcon, de vouloir bien défaire son peigne, dénouer ses cheveux et les pencher vers lui, pour qu’il puisse s’en servir comme d’échelle et aller la rejoindre:
... Défais ton peigne,
Penche sur moi tes cheveux longs,
............
Aidé par cette échelle étrange,
Légèrement je gravirai,
Etc., etc.
Bien étrange échelle, en effet, et dont on ne se servirait pas sans faire hurler de douleur la señora, et très probablement la faire choir à terre.
Et ces amusantes phrases, dans Mademoiselle de Maupin:
«La vieille Égypte bordait ses routes d’obélisques, comme nous les nôtres de peupliers; elle en portait des bottes sous ses bras, comme un maraîcher porte ses bottes d’asperges» (Préface, p. 27; Charpentier, 1866).
«Le rubis rougirait de plaisir de briller au bout vermeil de son oreille délicate» (p. 101).
«Il était cinq heures du matin lorsque j’entrais dans la ville. Les maisons commençaient à mettre le nez aux fenêtres» (p. 343).
Et l’auteur a trouvé cette dernière locution tellement à son goût qu’il l’a employée à plusieurs reprises: «Ses diables de vers (poésies) lui grouillaient dans la poche, et faisaient tous leurs efforts pour mettre le nez à la fenêtre.» (Les Jeunes-France, p. 132; Charpentier, 1879.) «...Son mouchoir mettant le nez hors de sa poche...» (Ibid., p. 180.)
Et cette affirmation que Le Cri de Paris (27 septembre 1908, p. 11) dit avoir rencontrée aussi dans Mademoiselle de Maupin: «Il faut avoir un pavé dans le ventre, au lieu de cœur».
Dans Mademoiselle de Maupin encore, un des personnages s’écrie (p. 207-208): «Mon cœur a sauté dans ma poitrine comme saint Jean dans le ventre de sainte Anne, lorsqu’elle fut visitée par la Vierge». Phénomène extraordinaire, puisque la mère de saint Jean est, non pas sainte Anne, mais sainte Élisabeth.
Dans Les Jeunes-France (p. 127), il est question de l’écriture anglaise «penchée de gauche à droite», ce qui est tout le contraire: la pente de l’écriture anglaise va de droite à gauche.
Les médaillons littéraires réunis par Théophile Gautier sous le titre de Les Grotesques (Didot, 1844, 2 vol.) contiennent de nombreuses inadvertances que Sainte-Beuve a relevées, en partie, dans un de ses articles (Portraits contemporains, t. V, p. 125 et suiv.), et que l’auteur n’a pas pris soin de corriger, car on les retrouve dans l’édition publiée par Michel Lévy en 1859. «M. Théophile Gautier nous dira en un endroit (t. II, p. 315) que Mme de Sévigné et sa coterie étaient pour Pradon contre Racine; c’est sans doute Mme des Houlières qu’il a voulu dire... Le poète nous cite (t. I, p. 156) comme le plus charmant endroit et comme le plus adorable morceau de Théophile une page de prose qui devient parfaitement inintelligible telle qu’il la transcrit, et dans laquelle des lignes indispensables au sens (ligne 16, p. 57) ont été omises. Dans l’histoire abrégée du sonnet qu’il retrace d’après Colletet (t. II, p. 43), nous croirions, d’après lui, que Pontus de Thiard a eu pour maîtresse poétique Panthée, tandis que c’est Pasithée qu’il faut lire; Olivier de Magny n’a pas célébré non plus Eustyanire, mais bien Castianire; de même aussi que, tout à côté de là (p. 31), les Isis nuagères ne sauraient être que des Iris. Mais, continue Sainte-Beuve, par quel bouleversement de chiffres Chapelain a-t-il pu naître, selon notre auteur, en 1569, c’est-à-dire en plein seizième siècle?» Etc.
A propos du brillant et savant style de Théophile Gautier, Émile Faguet, dans ses Études littéraires sur le dix-neuvième siècle (p. 323), a émis les très judicieuses considérations suivantes:
«... Ce style a ses défauts pourtant. Il est quelquefois pénible. L’emploi du terme technique est une très bonne chose; il n’est que le scrupule du terme propre. Il est certain toutefois qu’il ne faut pas en abuser jusqu’à rendre l’usage du dictionnaire indispensable à un lecteur lettré. Le style d’un bon auteur est avant tout le style d’une conversation entre «honnêtes gens» convenablement instruits. Il y a affectation à nous parler dans un roman la langue d’un traité d’architecture. Est-il vrai que Gautier disait en riant: «Il faut, dans chaque page, une dizaine de mots que le bourgeois ne comprend pas. C’est ce qui relève pour lui la saveur du morceau?[30]» J’ai peur qu’il n’ait un peu donné dans ce moyen trop facile, et qui n’est pas sans charlatanisme, de piquer l’attention.
«Notez que, poussé à une certaine outrance, ce moyen va contre le but. Le but légitime, ici, c’est de renouveler la langue, de verser dans l’usage un certain nombre de mots absolument justes, précisément parce qu’ils n’ont pas encore été déformés par l’usage courant. En introduire quelques-uns, bien accompagnés, rendus clairs par le contexte, c’est les faire adopter; les prodiguer, c’est réussir à les faire oublier à mesure qu’on les enseigne, et ne produire qu’un effet de papillotage bien frivole, jeter de la poudre aux yeux, sous ombre d’être clair.»
Leconte de Lisle (1820-1894) n’a cessé d’hésiter sur l’orthographe du nom de Caïn, le meurtrier d’Abel, qu’il a si magnifiquement chanté. Dans la première édition de ses Poèmes barbares, «il avait écrit avec un K, Kaïn, le nom du déshérité qu’il réhabilitait. Dans la réédition de ces poèmes, il modifia cette orthographe parce qu’on lui fit observer que le premier-né selon la Genèse avait été nommé par Ève «Celui qui est acquis». Du verbe hébraïque qoûn, acquérir, serait dérivé qaïn[31]. Mais je ne sais quel savant entreprit de lui démontrer que la forme consacrée par tant de siècles, la forme Caïn, avec un C, est la meilleure.» (Fernand Calmettes, Leconte de Lisle et ses amis, p. 328.)
La belle strophe qui termine le Dies iræ des Poèmes antiques de Leconte de Lisle (fin du recueil):
Et toi, divine Mort, où tout rentre et s’efface,
Accueille tes enfants dans ton sein étoilé,
Affranchis-nous du temps, du nombre et de l’espace,
Et rends-nous le repos que la vie a troublé,
forme comme l’écho d’un vers de Pongerville, dans sa traduction de Lucrèce: Cette nature, par qui tout être,
Dans son premier asile à sa voix rappelé,
Retrouve le repos que la vie a troublé.
(Pongerville, Notice sur Millevoye, en tête des Poésies de Millevoye, p. 18; Charpentier, 1851.)
Théodore de Banville (1823-1891) écrit, dans ses Odes funambulesques (Une vieille lune, p. 69; Charpentier, 1883):
Un corset un peu juste, une étroite chaussure
Ont-ils égratigné d’une rose blessure
Tes beaux pieds frissonnants...
Un corset qui égratigne des pieds?
Dans ses Idylles prussiennes (Sabbat, p. 415, même volume), Banville fait d’une urne qui n’a plus d’anse un modèle de folie:
Germania mène la danse,
Plus folle qu’un cheval sans mors
Ou qu’une urne qui n’a plus d’anse,
Sur la colline où sont les morts.
Pour l’inauguration du buste de François Ponsard à l’Académie, Henri de Bornier (1825-1901) composa une pièce de vers qui fut imprimée la veille de la cérémonie et distribuée aux journaux. Dans cet éloge funèbre, le poète, s’adressant à l’auteur d’Agnès de Méranie, s’écriait:
Tu mourus en pleine lumière,
Et la victoire coutumière
T’accompagna jusqu’au tombeau.
Quelles ne furent pas la stupeur et la douleur de Bornier en lisant le lendemain, dans un grand journal:
Tu mourus en pleine lumière,
Et Victoire, ta couturière,
T’accompagna jusqu’au tombeau!
(Cf. L’Avenir de la Meuse, 22 mars 1885.)
On lit, dans La Fille de Roland (I, 4) du même poète:
... Chrétienne,
Ma générosité doit répondre à la tienne.
Et dans Corneille, Le Cid (III, 4), le même vers:
De quoi qu’en ta faveur notre amour m’entretienne,
Ma générosité doit répondre à la tienne.
Henri de Bornier s’occupait autant sinon plus de viticulture que de poésie; il possédait, dans le midi de la France, un cru renommé, et «était plus fier peut-être de son vin que de ses vers».
«Et comme il a raison!» concluait l’auteur des Corbeaux, le féroce Henry Becque. (Cf. Le Journal, 9 août 1898.)
Le grand poète et profond penseur Sully Prudhomme (1839-1907) estime que
Le vrai de l’amitié, c’est de sentir ensemble.
(Les Vaines Tendresses, p. 5.)
Et dans son poème Le Gué (Poésies, t. I, p. 237), il déclare que
... tous, même les morts, ont fui jusqu’au dernier.
Ce qui rappelle cette phrase du romancier Gustave Aimard (Les Rois de l’Océan, t. I, chap. 5, p. 112; Roy, 1891): «Ils se trouvèrent à plusieurs milles de ces deux cadavres, dont l’un était plein de vie.»
François Coppée (1842-1908), qui a si bien chanté la vie et les souffrances des petits et des humbles, tombe fréquemment et pour ainsi dire forcément dans la banalité et la vulgarité. Son Petit Épicier (Poésies, t. II, p. 15 et suiv.; Lemerre, s. d., in-12) est célèbre par son prosaïsme:
C’était un tout petit épicier de Montrouge,
Et sa boutique sombre, aux volets peints en rouge,
Exhalait une odeur fade sur le trottoir.
.......... des tonneaux
De harengs saurs ou bien des caisses de pruneaux.
.................
Il partage le lit d’une femme insensible,
Et tous les deux ils ont froid au cœur, froid aux pieds.
..................
.......... Il trouve
La colle et le fromage ignobles à toucher.
.......... il oublie,
Et, lent, casse son sucre avec mélancolie.
Et ailleurs:
Le dimanche, ils allaient souvent se promener
Ensemble au Luxembourg, donnaient du pain aux cygnes,
Et revenaient.
(Un Fils, Poésies, t. II, p. 22.)
Ils songent à l’avance aux lessives futures,
Et, vers le temps des fruits, ils font des confitures.
(Petits Bourgeois, ibid., p. 33.)
Sur la berge, là-bas, la foule est assemblée,
Et la gendarmerie est en pantalon blanc.
(Au bord de la Marne, ibid., p. 164.)
Je pris le bateau-mouche au bas du Pont-Royal,
Et sur un banc, devant le public trivial,
Je vis un ouvrier avec sa connaissance
Qui se tenaient les mains...
(En bateau-mouche, ibid., p. 195.)
Et, ce qui ne laisse pas de déconcerter et d’étonner, dans le même tome II de ses Poésies (Le Cahier rouge, Prologue, p. 218), Coppée fait cette déclaration:
... J’ai l’horreur du banal.
Il est vrai qu’il faudrait s’entendre sur le sens du mot «banal».
Dans L’Indépendance de l’Est du 21 février 1900, je rencontre cette phrase de Coppée: «Elle venait de s’asseoir entre ses deux filles, deux jumelles âgées l’une et l’autre de dix-huit ans».
Suivant l’exemple de Lamartine, que nous avons vu écrire l’une après l’une, au lieu de l’une après l’autre, et pour obtenir une rime à lune (Cf. ci-dessus, p. 81), Catulle Mendès (1843 ou 1841-1909) crée la locution l’autre et l’une, au lieu de l’une et l’autre:
Et tandis que, claire lacune,
S’ouvre en la nuit brune la lune,
Pâmez-vous d’amour l’autre et l’une.
(Catulle Mendès, Poésies, L’hymnaire des amants, t. III, p. 256; Charpentier, 1892.)
Elle a parfois de terribles exigences, la rime!
Clovis Hugues (1851-1907), qui était de Marseille, il est vrai, a découvert un jour qu’il y avait trois moitiés dans un tout:
Quoi! parce qu’un coquin qui s’avance en rampant,
Moitié tigre, moitié chacal, moitié serpent.
(Cf. L’Écho de la semaine, 24 octobre 1897, article signé Le Chercheur.)
La même découverte a été faite par le romancier François de Nion, dans un feuilleton intitulé Pendant la guerre (dans Le Journal, 17 mai 1915, in fine): «Moitié plâtre, moitié briques, moitié bois, ces maisons servaient d’habitations à des rentiers d’Aix-la-Chapelle.»