Sentiments
LA JOURNÉE PRÈS DU FLEUVE
pour Stratonice, reine orientale.
Ici, près du bord, le fleuve n’a presque plus de courant. C’est un coin de lac dont une plume flottante trahit seule la secrète circulation. Je viens, dans le réduit que je me suis ménagé parmi les roseaux, surprendre la vie aquatique et riveraine dans ses moindres mouvements.
C’est à l’aube qu’il faut d’abord considérer le fleuve. Il n’est point encore dévêtu de ce manteau plombé dont la nuit le couvre. Certaine lueur diffuse en fait miroiter la soie. De temps en temps, pour une seconde, un poisson le perce de son nez, et la déchirure reste ouverte. Un autre poisson vient goûter l’air, un autre encore. Le beau manteau de soie grise sera bientôt une guenille.
Le paysage est en argent. Les roseaux luisent dans la pénombre, à l’envi des feuilles mouillées. Les saules de la rive semblent ne montrer que le brillant de leurs arêtes. L’herbe ondule au passage des musaraignes qui vont à leurs affaires en silence, et l’arbre mort, qui tient le milieu de l’île et préside sur ses cailloux, se drape frileusement d’un reste de brouillard.
L’heure est froide. Les confins du ciel sont encore pâles. Si les oiseaux se réveillent, c’est à petit bruit. Le fleuve ne fait aucun murmure. Tout au plus, peut-on entendre, très loin sur la plaine, le son d’une trompe de berger, et, peut-être, dans le secret de l’onde, on ne sait où, un accord de harpe insensible… Mais un gros rat sort de chez lui et plonge. Cela est le premier événement du jour et, bientôt après, le soleil se lève.
Maintenant, il vient du monde sur le chemin de halage. Des enfants sortent du chaland qui semblait dormir depuis la veille. On jette des baquets d’eau pour nettoyer le pont. Je crois même qu’on chante. Il faut commencer à vivre ; on s’évertue, et des moineaux mènent grand train de cris dans un buisson, récriminent, s’injurient, piaillent et s’échappent de toutes parts.
Une importante émotion se propage. Chacun la ressent. Regardez ! Ça se voit à peine, là-bas… tout là-bas, mais dans quelques minutes les rives en seront convulsées. Un vapeur remonte le courant. Il pousse l’eau comme s’il lui voulait du mal, et, déjà, de longues vagues zèbrent le bord. Le fleuve lutte, résiste, se gonfle de colère, mais, finalement, est toujours vaincu.
On dirait que ses profondeurs mêmes sont troublées. D’énormes méduses aqueuses paraissent dans le sillage. Elles se gonflent. Elles sont huileuses. Elles éclosent comme des fleurs grasses et incolores. Elles se répandent sur l’onde environnante, puis il se forme un remous subit où tournent des feuilles, des brins de paille et des corolles, et le bateau passe.
Les femmes, qui viennent laver leur linge, donnent de la voix quand la vague les mouille, se retirent précipitamment, puis font signe de la tête et du bras aux mariniers, et les mariniers répondent avec ampleur, avec affectation. Le monstre s’éloigne, mais le fleuve prend quelque temps pour se remettre. Au sein des herbes, entre les cailloux, des myriades d’insectes se sont noyés. Ce sera tout un appareil de funérailles.
Le soleil monte lentement. Des garçons et des filles se baignent. Dans l’eau de midi, les torses bruns s’agitent. On joue à des jeux de tritons. Il est plaisant de battre le fleuve à pleine paume, de rire et de mouiller l’air. Il est plaisant de se moquer des filles qui se trempent avec prudence et ne s’aventurent pas, mais, surtout, qu’il est donc savoureux de se laisser cuire par le soleil et d’écorcher de ses membres le fleuve dont la belle peau fraîche reluit et resplendit, toute nue !
Un autre bateau vient de passer, suivi de plusieurs autres. On se lasse d’échanger des messages. Même les enfants ne s’émerveillent plus. Chacun vit pour soi. Les routes, les chemins de halage, sont pleins de monde. On sent courir de la richesse et l’eau secoue des écus d’or au fil de chaque sillage. Une périssoire traverse le fleuve, vive comme un martin-pêcheur, vernie et nette comme un objet de luxe.
Maintenant, avec mollesse, le fleuve se repose. Il nous rend l’image d’une belle femme accablée, immobile et qui, sans dire mot, écouterait le concert des moustiques errants. Il s’en forme des colonies qui bourdonnent et chantent tout contre l’eau. Souvent un oiseau les traverse, happe ce qui lui vient au bec, mais, diminuées, elles n’en continuent pas moins leurs bourdonnements et leurs chants pointus.
L’heure bâille, s’étire et n’en finit pas de passer. Le jour s’écoute. Soudain, tremblante et grise, une vapeur paraît à l’horizon. Elle se fonce ; elle s’étend ; nuée, elle envahit le ciel ; nuage sombre, elle s’arrondit et se bosselle au zénith… Un instant, on manque d’air, puis la chose noire crève en une giboulée.
L’averse et les coups de vent cinglent le fleuve entier. L’eau est toute frissonnante et gercée. Le cri d’un pêcheur sonne comme un cri d’alarme. Des oiseaux s’épouvantent et tournoient. Des teintes bistres glissent sur l’eau qui semble avoir pris en elle la lumière. Une colombe se lève d’un peuplier voisin, frémit au-dessus des branches et disparaît avec une plainte longue.
Bientôt, tout se rassérène. Des rayons clairs font sourire le nuage. Un merle fastueux s’égosille. Les escargots de l’herbe, sortis à frottement doux de leur coquille, se promènent, sans mauvaises pensées, et, comme pour saluer l’onde paisible et de nouveau joyeuse, un petit taureau pointe sa tête entre deux saules.
J’en vis un jour tout un troupeau qui traversait un bras du fleuve pour quitter l’île où se trouvait leur pâturage. O grandes migrations de quadrupèdes dont nous parlent les naturalistes, qu’avez-vous donc de si pathétique, et d’où vient que l’on ne peut vous décrire sans éveiller l’émotion ?
Le lendemain, il y eut une forte crue et l’île fut dangereusement inondée. Les maîtres d’école ont coutume, avec nombre de gens attentifs, ceux-là pour instruire leurs élèves, curieux de l’anecdote, ceux-ci pour eux-mêmes, de s’étonner devant ces traits singuliers de l’instinct. A vrai dire, les taureaux qui vivent près de mon fleuve en apprendraient long à qui voudrait les considérer d’un œil intelligent.
Celui qui m’occupe secoue ses cornes d’un air de défi, se retire, paraît encore et fait avec son sabot des éclaboussures. Maintenant il se penche pour boire, hésite, renifle ; deux moineaux le regardent et sautillent près de lui, sans s’effaroucher de si peu. — Allons ! va-t’en ! n’as-tu pas entendu la trompe de ton gardien ? Rentre chez toi. Voici le Crépuscule !
C’est un jeune homme cendré qui se hâte et croit qu’il n’arrivera jamais à fuir tout à fait la Nuit qui le poursuit et qui le désire. Il se retourne, craintif ; il jette un coup d’œil vers celle qui le chasse, et repart, les mains peureusement pressées contre sa poitrine. Parfois, du collier de perles mauves qui pend à son cou, une pierre tombe avec un bruit triste. Le Crépuscule passe. Souvent, une feuille se détache d’un arbre et flotte après lui, mais la Nuit s’en empare et la noie dans l’eau mortelle, tandis que le Crépuscule se hâte en égrenant son collier d’améthystes.
Et voici la Nuit ! Écoutez-la ! Regardez-la ! Elle bondit jusqu’à nous, soufflant aux quatre coins du ciel son haleine obscure qui ranime les étoiles. La Nuit danse dans l’air avec de grands gestes désordonnés. Nous ne la voyons pas bien encore, mais nous la savons présente, cette immortelle et sordide passagère du plein ciel, qui laisse s’éparpiller, insoucieuse de se montrer nue, les haillons de son vêtement !
Elle vient de s’arrêter dans un endroit où restait une toile d’araignée oubliée par le Crépuscule. Elle l’essuie d’un coup de son balai. Elle gravit l’escalier sombre en montrant ses jambes à la terre. Elle frotte tout le ciel. Elle le veut bien noir et net de toute cendre, puis, courbant sa bouche en une grimace qui essaye de sourire, elle secoue sa robe en lambeaux.
Brusquement, on se retourne, parce que l’on pense que, peut-être, quelque chose de fugitif et d’obscur nous a frôlé la joue. — Frémissons et passons ! n’y prenons point garde. — C’est la Nuit qui jette en gambadant les loques de sa robe… et le fleuve, que les rayons du jour dénudèrent, se recompose, avec ces haillons, un vêtement pour dormir.
La nuit est close, tout à fait, et je me demande, immobile, les yeux fixés vers les astres dont la clarté vient à moi contre la surface des eaux, quelles monstrueuses décompositions, pendant le sommeil du fleuve, doivent traîner parmi les roseaux et les vases, au fond de ce lit séculaire, près des rochers graisseux et des fluides anguilles, sous ce titanique épanchement d’une onde qui, toujours, va porter au bleu des mers une image de l’azur du ciel ou le reflet des étoiles vives.