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Sentiments

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LES RECETTES DE L’ÉPOUVANTE

Il est, en Provence, un petit golfe aux bords escarpés, une calanque, ainsi que l’on dit chez nous, dont les contours et les couleurs m’émeuvent étrangement. Il fait face à l’île de Calseraigne, rocher minuscule et dépourvu de toute végétation, qui flotte à quelques centaines de brasses de la côte, entre le bec de Sormiou et Maïre. Peu de gens connaissent ces « pays ». Ils sont fort désolés, stériles à souhait, d’un abord malaisé, mais baignés d’une mer si bleue !

Pour ma calanque, elle me ravit davantage, chaque fois que je vais la visiter. Les teintes de ses eaux sont celles de la tunique d’Amphitrite et sa plage de galets blancs brille au soleil entre les deux petites falaises qui l’enserrent.

Contre les parois du rocher étincelant qui baigne dans les flots et les brises bleues sont attachés des touffes de romarin et des coquillages. Au-dessus de l’eau, c’est la région des parfums agrestes ; au-dessous, celle des couleurs humides. Et voici un plaisir qui peut toujours satisfaire celui qui s’y livre avec sincérité :

Un nouveau plant de romarin vient d’écarter deux cailloux ; un coquillage, dont le beau manteau de nacre se couvre d’algues minuscules, s’est fixé pour tout de bon sur un galet que chaque frisson de flot submerge. Timides, l’un et l’autre, mais promettant de bien faire, ce sont les enfants de la dernière nuit. Que deviendront-ils ? Chaque jour je suis leur progrès. — Le romarin est mort ou bien le romarin a grandi ; non, il fait mieux : il a délogé une pierre gênante et répand sur une autre sa verdure sèche, divisée et sombre. Il en va de même pour le coquillage : parfois il reste solitaire et parfois je retrouve tout un banc. Plus tard, j’en détacherai un individu qui grossira ma collection, et, de la plante, je couperai une tige avec sa fleur pour la sécher dans le dictionnaire français-arabe où je choisis pour mes moments de colère des imprécations pittoresques et fort mystérieuses.

Voilà qui fait de charmants amis. Je me les suis découverts, et, si je leur demande une part d’eux-mêmes pour mon musée, ce n’est pas la vaine passion du collectionneur qui me pousse, non ! c’est le désir de me les mieux rappeler.

Chères délices ! mais que l’on ne peut goûter qu’en certains coins de nature. En d’autres lieux, et particulièrement chez les mammifères, de pareils plaisirs sont décevants. Vous notez, aux pages d’une revue un article signé d’un nom aussi inconnu que l’est mon romarin ou mon coquillage… vous lisez, dans un journal, dans une feuille de province, quelque poème dont la couleur est vive, l’auteur obscur… à moins qu’en place de cœur vous n’ayez une dalle et que les épanchements des gazettes quotidiennes suffisent à nourrir votre admiration, vous voilà tout ému, n’est-ce pas ? — Constater qu’un jeune homme débute par une œuvre précieuse, quand bien même elle serait de courte haleine, est chose infiniment plaisante.

Eh bien ! il est tout à fait inutile de vous exciter. Neuf fois sur dix, vous en serez pour vos frais d’admiration. L’auteur a déjà signé, pendant quarante années, des historiettes médiocres, des odes plates ; goutte d’eau sale qu’un souffle égaré façonna par hasard en bulle irisée, il redevient goutte d’eau sale. Et si, d’aventure, il est jeune, à gonfler sa bulle de façon si étincelante, je gage qu’il s’est époumonné. Il deviendra courtier d’assurances, clerc de notaire, amateur vague. Ou bien encore, ce sera une vieille fille qui, de toute son âme racornie, aura exprimé une émouvante fiction et se remettra ensuite à tricoter pour les petits Annamites et les Madeleines repenties… Tant de gens n’ont qu’un mot à dire, le disent bien parce que, ce jour-là, un élégant nuage passait dans le ciel de mai, et puis se taisent ! Aussi, le plaisir que donne la découverte est-il trop mélangé de mélancolie pour être vraiment doux.

Tout de même, il arrive, de temps en temps, qu’une œuvre nouvelle offre, avec des qualités qui séduisent, ces promesses de durée que la force du style, la sûreté de la composition, l’originalité de la pensée, semblent déjà tenir. — Il n’est pas impossible d’imaginer une première œuvre qui soit déjà un chef-d’œuvre (entendez le mot non point dans le sens étymologique, mais dans son acception courante) et qui, par la qualité même de son excellence, promette de ne point rester solitaire.

J’eus une pareille surprise en lisant le recueil de contes par lequel débuta M. Claude Farrère : Fumée d’opium.

Entre toutes les vertus qu’un auteur peut avoir, je prise fort celle qui oblige à la crédulité.

Tel poète me montre du doigt un chêne, majestueux au milieu de ses feuilles, et dit :

« Voyez un dieu ! »

Mais je continue à voir le bel arbre entouré de verdures et chargé d’oiseaux.

« Voyez un dieu ! » dit tel autre poète.

Aussitôt, devant moi, se dresse une stature divine et la frondaison n’est qu’un manteau de sinople, et, si je continue à entendre ramager les fauvettes, c’est par les trous d’une flûte immortelle. — Je dois croire. — Je ne puis que croire. — Celui-là seul qui m’y contraignit par la force de sa parole et la persuasion de son geste est le vrai poète.

« Soyez en tel lieu ! »

Déjà je m’y trouve !

« Souffrez ! riez ! troublez-vous ! rêvez ! »

Et je souffre, je ris, je me trouble, je rêve !

Le trésor des bons artistes est fait d’une plante et d’un tissu : l’herbe magique des métamorphoses qui change l’homme en dieu ou en bête, et le tapis des quatre Facardins qui transporte son possesseur où bon lui semble.

Je veux bien qu’il soit malaisé pour un romancier de montrer une ville de province, voire un lieu quelconque du monde avec une si vive exactitude que le lecteur croit y habiter, mais il me semble plus ardu et d’un art subtil d’emmener celui qui vous écoute dans les nuées sans qu’il pense à s’en étonner ni qu’il souhaite se trouver ailleurs. — Exhorté par M. Claude Farrère, il est tout à fait inquiétant et terrible de vivre devant la Lampe, la Pipe et l’Aiguille, tandis qu’alentour s’infléchissent, fuient, se déroulent et rôdent les vapeurs noires de la Bonne Drogue.

Dans les dix-sept contes qui forment Fumée d’Opium, nous nous voyons assaillis par dix-sept épouvantes dont aucune n’a même visage ni même expression, et c’est, de la part de l’auteur, un élégant scrupule d’émouvoir non seulement par la sincérité de l’accent et la saveur du style, mais par la diversité des méthodes.

Quel est donc le procédé de ces contes qui, en nous parlant des plaisirs et des peines de l’opium, nous donnent d’abord un étrange sentiment de gêne, pour, peu à peu, nous pousser jusque dans l’effroi ? Chez Claude Farrère quel est donc le véhicule de l’épouvante ? Hoffmann, dans ses histoires surfaites, regarde le rêve à travers sa chope de bière. Marcel Schwob nous mène à la peur par les sentiers retors d’un labyrinthe. C’est par son raisonnement mathématique qu’Edgar Poe nous alarme ; par son évangélique sincérité que Thomas de Quincey donne ce ton de désespoir à ses Confessions et à ses Suspiria de Profundis. Rider Haggard nous stupéfie par la disposition de son paysage, et comment ne pas accepter l’horreur quand elle nous surprend dans les Mines du Roi Salomon ? Stevenson saisit qui l’écoute comme un puissant orage, et Wells, par son aisance à franchir les siècles et à nous parler d’heures non encore échues. Si Boissière nous inquiète par ses Fumeurs d’Opium, c’est que le scrupule de sa description inspire confiance en ce qu’il va dire, et c’est enfin par son calme affecté que Maupassant semble bien avoir atteint les dernières désinences de la peur, en nous imposant la vue de tout le visage de Méduse.

Pour son premier livre, Claude Farrère s’est permis la singulière audace de varier ses effets, à tel point que pas un des contes du recueil ne se ressemble ou n’est construit de même. A risquer d’avoir cette méthode, on risque aussi de se casser les reins. Claude Farrère paraît ne point trop se ressentir de son exploit, puisqu’il a fait, sans parade ni coups de cymbale préparatoires, un livre plein de variété et d’un intérêt puissant.

Il est plaisant, même un peu triste, de voir la gêne que nous éprouvons à louer nos contemporains. Eh ! je sais bien qu’ils promettent souvent beaucoup et ne tiennent rien, mais à quoi donc cela peut-il mener, après avoir copieusement bâillé, comme il convient, tout le long de l’insipide Princesse de Clèves, que d’accorder du génie à Mme de Lafayette, si morte de toutes les manières, quand nous savons ne pas en penser un mot ? et pourquoi ne pas dire à voix haute et vive, qu’un livre récemment paru et déjà relu vingt fois, qui est devenu notre compagnon, avec qui nous avons associé nos songes, en un mot le vrai livre de chevet, le livre frère, a des traits d’excellence à cause de sa force, de son unité et d’inoubliables pages ? — Peu m’importe que l’auteur soit vivant, car si vraiment la louange est excessive, il aura toujours des amis pour le lui faire sentir, et, si elle est juste, ces mêmes amis ne le lui laisseront pas croire.

Donc, poussé à écrire et déjà, par une faveur du ciel, maître de son style, Claude Farrère, ayant choisi l’opium comme inspirateur de ses rêves, s’est toutefois bien gardé de lui en permettre l’organisation. Il n’a pas asservi son art à l’opium et, de là vient, sans doute, une part de cette liberté de composition qui nous charme et toute cette joyeuse passion avec laquelle il nous culbute au sein de l’épouvante. Dans ce voyage vers des pays inconnus, dans cette course à l’abîme, l’opium est le point de départ, sa fumée obscure, nous la voyons encore au fond du gouffre, mais c’est Claude Farrère seul qui nous a conduits ; aussi ne faudra-t-il pas s’ébahir si sa prochaine œuvre nous parle d’autre chose. Il paraît être un de ces hommes qui devinent toutes les possibilités d’un rêve, en épuisent les formes puis qui passent à quelque émotion nouvelle, tandis que nous rêvons encore aux beaux contes qu’ils nous contaient. — Comme l’a fortement dit l’admirable artiste qui fit la préface de Fumée d’Opium : « Il est des écrivains à qui une seule expérience suffit pour imaginer un monde nouveau et qui, en jetant la seule pipe d’opium qui ait jamais touché leurs lèvres, savent ainsi prolonger indéfiniment une heure de songe et d’extase… » Et Pierre Louÿs est de ceux qui peuvent ne point disserter de ces choses en ignorant.

Les divisions mêmes de Fumée d’Opium promettent la variété de ton sans laquelle dix-sept cauchemars successifs formeraient un supplice insoutenable. — D’abord, Claude Farrère nous parle des Légendes de l’opium, de son origine mystérieuse et des héros demi-divins qui s’en grisèrent les premiers, — puis, il nous dit les Annales de la bonne drogue, et nous sommes en Indo-Chine dans le palais du Ton Doc, et nous sommes à Versailles avec M. de Fierce que nous voyons mourir dans un combat naval… (et, ce conte-là est un des meilleurs du livre, plein d’artifice, presque drôle par endroits, — tout à fait inquiétant). Les Extases nous donnent les joies de l’opium ; les Troubles, ses angoisses ; les Fantômes, ses épouvantes ; le Cauchemar, sa folie. — Cependant, l’auteur nous a entraînés, avec lui, des fumeries tonkinoises, bruissantes de moustiques et de cloportes, à Constantinople, dans les jardins du Palais Rouge, gras d’ancien sang répandu, de la baie d’Along où ricanent de monstrueux rochers, jusqu’à cette chambre du boulevard Thiers où un clown jaune et bleu écouta le latin médiéval d’Héloïse et puis s’occupa d’autre chose, l’opium lui ayant sans doute montré des visions plus merveilleuses.

Examinons les façons subtiles et sûres par lesquelles Claude Farrère nous amène à subir cette impression de gêne un peu stupéfaite, d’anxieux étonnement, qui est, dans ses contes, la porte du cauchemar.

Tantôt, c’est, au cours d’une description presque banale en sa simplicité, la survenue de quelque accident bizarre qui déconcerte, ou c’est encore, coupant une période dont la langue est choisie, la familiarité soudaine d’un mot grossier. Tantôt, l’entêtement illogique que met l’auteur à noter plusieurs fois le même trait nous déroute, bien que ce trait n’eût rien qui pût surprendre, mais il arrive à inquiéter, parce qu’il est rappelé avec insistance et hors de propos. Ici, l’accumulation de détails étranges, le paysage exotique, les parures du style créent tout de suite une atmosphère particulière, et là, au début même d’un conte, souvent à la première ligne, une proposition manifestement absurde nous stupéfie, d’autant plus que son absurdité, qui n’en est souvent une que de langage, est bien mise en lumière, est éclatante, est frénétique.

Ce n’est pas tout. — Parfois, un effet préparé pendant plusieurs pages, effet qui semble être la fin du conte, rate tout à coup ; parfois, le mélange du réel et du rêve est tellement intime, que l’hypothèse qui sert à conclure paraît dès l’abord improbable. — Et encore, si Claude Farrère raconte une histoire tout unie, toute sage, qui n’offre rien d’anormal, ne voilà-t-il pas qu’il lui propose une morale par laquelle, soudain, nous voyons la série des événements sous un nouveau jour, sinistre à l’ordinaire ! ou bien il offre deux solutions parallèles, qui, toutes deux, expliquent les faits, mais dont l’une est si banale que nous la rejetons pour prendre celle qui touche à la folie ; ou bien il nous fait un effrayant récit et passe outre, comme si l’historiette n’avait rien que de négligeable ; ou bien, enfin, il nous lance, tête première, dans l’atroce, le mystérieux, l’ahurissant, et nous en fait manger, et nous en fait boire, et nous en gave, et nous en saoule, si bien que nous ne savons plus s’il faut croire ou douter, mais que nous ne cessons pas de frémir…

Et j’oublie l’âpre gaîté qui passe souvent dans ces contes pour en accentuer le mystère, et aussi cette mélancolie grise qui met de la brume à certaines pages, et le grand soleil qui brûle certaines autres, — et le style, surtout, mâle et souple, caressant et brusque, plein d’audaces à la manière classique, un style d’essence française et de grand effet dont quelques phrases sont, dirait-on, jetées et d’autres retenues, sans compter celles qui s’interrompent, on ne sait pourquoi (on le sait au paragraphe suivant), et celles, sinueuses, qui mènent l’esprit à des pensées que l’on aurait voulu fuir, — et encore, l’humanité de ces contes, la vérité des foules, la vérité des individus, car il est très joli de montrer un fantôme, mais il vaut mieux faire croire qu’il existe.

Claude Farrère nous présente des invraisemblances tout à fait vraisemblables, des revenants pleins de vitalité, des rêves de midi (et ce choix de l’heure double leur atrocité), des suppositions de chair et d’os, des égarements rationnels et un délire où le bon sens n’a rien à reprendre… et je pense qu’en somme il vaut mieux que vous lisiez vous-même ce livre que de m’entendre disserter à son sujet.

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