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Sentiments

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LA SUISSE ET JEAN MORÉAS

Si quelques personnes ont pris la Suisse en horreur et se sentent soulevées lorsqu’un orgue de barbarie se prend à détailler Guillaume Tell, c’est que, dès l’abord, elles se sont choquées du caractère essentiel de ces paysages, de ce caractère qui, précisément, séduit l’inlassable cohorte des touristes, je veux dire l’abondance de ce qu’en art on appelle le trait.

Plongés dans la neige jusqu’aux oreilles, haussés sur un pic, attablés devant un point de vue, accrochés à une dent, penchés sur un gouffre, pensez-vous que ces malheureux hommes, que ces bourgeois enfiévrés se sont mis en de si singulières postures afin de pouvoir contempler la montagne, la forêt, la glace ou les abîmes ? Non pas ! Vous imaginez-vous que, dans la Symphonie pastorale, ils écoutent la musique ? — Ils sont tous sollicités par ce trait qui les ravit.

Au concert, ce sera l’onomatopée, le bruit du vent, la phonographie du ruisseau, et, particulièrement dans Beethoven, les imitations d’animaux ; dans la montagne, ce sera un rocher à figure humaine, un pin qui se courbe sur un trou noir, et, là ! (oh ! regardez !) une cabane solitaire, solitaire à en pleurer de compassion. Voilà qui fait leur fièvre et leur joie ; voilà qui, dans un paysage, forme la vertu qu’ils jugent seule excellente et seule délectable : le pittoresque.

Pour moi, je sais des paysages tout unis, calmes et prévus, où l’herbe verdoie avec tranquillité, où le soleil poudroie avec bienséance et qui me sont d’un meilleur agrément que tel assemblage, même inédit, de rochers, de cascades et de sentiers en tire-bouchon. Ces tableaux, dans lesquels tout est réduit à la portion congrue, éveillent en moi une complaisance qui se prolonge. Nul objet n’asservit despotiquement le regard ; les champs, les coteaux, les bosquets, le ciel et les ruisseaux jouent honnêtement leur partie dans un concert tranquille, et mon admiration, plus répandue, également divisée, n’en est que mieux satisfaite.

J’éprouve un goût de pareille qualité pour les Stances de Jean Moréas. Ces harmonieux développements, sobres d’images et dont l’expression est comme retenue, fixent d’ordinaire un lieu commun ou figurent une élévation poétique. Leur lyrisme est plein de mesure et leurs accents, pour émus qu’ils soient, ne se forcent point. Le poète souffre-t-il d’une douleur amère, il ne se déchire pas le visage et ne nous livre pas son cœur découpé en petits morceaux. Non. Il préfère se voiler simplement la face avec un beau geste classique ou, se détournant, nous montrer la course légère des nuées dans un ciel pur.

En somme, les Stances semblent participer assez peu de l’art auquel les poètes nous accoutumèrent durant ces dernières années. A une époque où l’on tâche de faire dire aux mots plus qu’il n’y a dans eux, où l’on plie la langue à des exercices inusités, où l’expression est contournée, disloquée et parfois même rompue par d’insolites gymnastiques, Jean Moréas va s’abreuver à des sources plus claires. Parfois ses vers nous paraissent presque fades ; habitués que nous sommes aux émotions violentes, nous cessons de percevoir le charme liquide de son inspiration. La faute n’en est pas au poète, et c’est d’un regrettable exemple que de voir des critiques, trop amateurs d’orchidées, apprécier difficilement les parfums d’un bouquet champêtre et la ligne gracieuse d’une gerbe liée. — A trop vivre dans un hôpital, on ne sent plus la fraîcheur d’une prairie où la brise, en place d’éther et de phénol, ne nous apporte que le facile arome de la saison.

Seules les impressions rares semblent valoir aujourd’hui d’être retenues, et ce n’est pas pour en tirer une loi générale que l’on s’occupe de ces monstruosités particulières, ce n’est pas pour construire une violente synthèse que l’on se penche sur ces exceptions, mais bien pour goûter la joie de les décrire.

Soit ! décrivez des monstres ; occupez-vous du veau à cinq pattes, de l’homme à deux têtes et faites votre ami d’un mangeur de serpents, mais, quand l’heure sera venue de transposer leur charme par votre art, rendez-nous cette horreur avec des mots exacts et dans un vocabulaire assez choisi pour montrer ce qu’il y a d’éternel dans toute difformité. — Filtrez votre langue, rhythmez votre style et, surtout, choisissez, parmi tous les exemples dont vous faites collection, ceux-là seuls qui peuvent éveiller une pensée. — Élevez-vous, en un mot, au-dessus de votre sujet. — Les nains de Velasquez sont l’honneur du Prado.

Voilà qui s’appelle prêcher en vain ! — Pour contenter les amateurs de raretés, il faut que la forme puisse concourir honorablement avec le fond. On écrit, non plus pour se faire entendre, mais pour suggérer, pour évoquer… que sais-je encore ! — Ah ! qui dira les puérilités du style évocateur, des phrases suggestives !

Quel enfant sourd ou quel nègre fou
Nous a forgé ce bijou d’un sou
Qui sonne creux et faux sous la lime ?

Ce que Verlaine disait de la rime s’applique si bien à d’autres sujets !

Les phrases n’ont plus la cadence honorable qu’on leur connaît. Elles ne marchent plus, elles gigotent. Les mots sont placés au petit bonheur. La période se développe comme elle peut ; on y fourre tout ce qu’on trouve. C’est compacte comme du mastic. Quand l’auteur, malgré sa folie, a du talent, les trouvailles sont parfois heureuses, mais que diriez-vous d’une moisson de fleurs pressée dans un petit coffret jusqu’à former une pâte vaguement odorante ? Le livre, construit suivant cette méthode, fait plutôt l’effet d’un mont-de-piété que d’une œuvre d’art, et le dictionnaire dont l’auteur se servit présente vraiment l’aspect d’une Histoire des Martyrs.

Il faut savoir gré à Jean Moréas, qui paraît préférer Malherbe aux poètes Style moderne, d’avoir écrit un livre de poèmes lyriques auquel l’exactitude et la prudence de l’expression donnent, avec le choix du sujet, une espèce de force tranquille. De ces qualités nous étions tout à fait déshabitués, après tant d’ouvrages dont les auteurs nous grisèrent de boissons si nombreuses et de mélanges si américains que nous en venions bientôt au dégoût d’une ivresse absurde et sans rêves.

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