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Sentiments

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ÉLÉVATION

Où il y a beaucoup de bien, dit l’Ecclésiaste, il y a aussi beaucoup de personnes pour le manger. Trois amis et ma maîtresse sont venus partager le festin de mélancolie que j’avais préparé pour moi seul. Ces commensaux fâcheux se repaissent de mon rêve sans en apprécier la chère amertume, et ils parlent obstinément, et discutent, et font des gestes, ce qui est une façon particulière et personnelle d’être ému par un souvenir. Moi, je sanglote en silence et je regarde d’un air mauvais ces convives qui n’aiment point la méditation.

Ainsi, l’homme tâche à dégoûter l’homme de sa pensée par des gloses impudiques, et, pourtant, l’esprit du contemplateur retourne volontiers vers le spectacle de la détresse et c’est raisonnablement qu’il se plaît à l’écho des larmes du monde. Il vaut mieux aller à une maison de deuil qu’à une maison de festin, car, dans celle-là, on est averti de la fin de tous les hommes, et celui qui est vivant pense à ce qui lui doit arriver un jour.

Méditer sur ces grands efforts que fait la nature pour se jouer de nous est un passe-temps de prix ; s’étonner que les volcans prononcent des discours de feu, que les nuages grondent et s’embrasent, que la mer se dresse en muraille et qu’il pleuve parfois de la cendre d’ossements, vaut mieux que parler de l’âme immortelle, car les débats métaphysiques mènent à la discorde, tandis que l’ébahissement devant les spectacles élémentaires mène à l’humilité ; et, tout aussi bien, est-il oiseux de spéculer sur les causes et d’édifier des théories, en effet, celui qui considère les nuées ne moissonnera jamais.

Je veux être laissé avec le pain et le vin de ma tristesse pour fortifier mon corps et griser mon esprit ; c’est pourquoi je soupire de contentement quand mes trois amis me quittent enfin, pour aller répandre leurs paroles ailleurs, et que ma maîtresse s’endort lourdement sur l’ottomane comme une bête lasse. — Sa figure est ensevelie dans la soie d’un coussin, la lampe, indécise et verte, habille sa chair d’une teinte sinistre, et, tout entière, ma maîtresse ressemble vraiment à un jeune cadavre. — En faut-il davantage pour que mon esprit aille, dans le passé, chercher des similitudes ?

Cette foule prosternée, tandis que passe l’heure mortelle, ces gens qui hâtent, accumulent et embrouillent leurs signes de croix, au pied d’une montagne dont la gueule bave, sont, à l’avis de chacun, parfaitement émouvants et le signe qu’ils font ennoblit même la qualité de l’émotion qui les tient agenouillés et que nous savons être une peur assez basse.

Sans le vouloir explicitement, un homme épouvanté donne belle allure à ses gestes. Nous retrouvons une âme de l’an mil chaque fois qu’un écho de l’an mil se fait entendre, et les imprécations des volcans propagent une terreur que les siècles n’affaiblissent pas. — Dessiner les voies souterraines du feu, apprécier sa puissance, compter les pulsations des montagnes creuses courbe le front des savants ; une étincelle jaillie courbe le front d’un peuple entier, car les spéculations et les prédictions ne valent que le poids léger de la vanité qu’elles inspirent à leur auteur, et, d’ailleurs, tout se fait par rencontre et à l’aventure.

J’aime ce passage d’un vieux livre où Jean de Marcouville, gentilhomme percheron, nous raconte avec simplicité et ce ton naïf et crédule qui seyait alors aux descriptions merveilleuses, l’éruption du mont Etna, et, plus loin, comment l’empereur Caligula s’enfuit devant « la grande impétuosité de feu que vomissait cette montagne », exemple que Pline eût bien fait de suivre au lieu d’examiner, orgueilleux et imprudent, l’ardeur tumultueuse du Vésuve. Pour un lecteur moderne, le tour naïf de cet obscur essayiste force à sourire, et de telles grimaces ne laissent pas d’être inconvenantes. L’usage en est cependant assez répandu et ces gens sont en grand nombre qui ne craignent pas de commenter sans révérence le deuil le plus sublime et le plus désolant. Il est triste qu’il faille à toute force que tout finisse par des chansons et, parfois, l’on se prend à espérer, vainement d’ailleurs, que certaines larmes pourront être répandues sans couplets ni ritournelles. Pour des drames de cette dignité, il n’est de compassion effective que le silence, et qui donc oserait compter des paroles humaines quand discourent les volcans ? Ils n’ont besoin de chantres ni pour la louange, ni pour la raillerie, car ils savent se célébrer eux-mêmes en donnant une âme, une véritable âme de feu, aux poèmes que le premier venu compose.

Les très antiques banalités où les poétereaux s’abreuvent ont, en pareille occasion, une singulière noblesse et comme un regain de vigueur à se voir puissamment illustrés. Si je sais, en considérant cette épouvante dans son lieu et par rapport à tous les autres lieux de la terre, qu’elle n’est pour ainsi dire qu’une flammèche dans l’immensité, je sais aussi que, jadis, une ville heureuse vivait sous le soleil, épanouie comme une rose, et qu’en un jour elle fut toute souillée par la cendre et le feu.

Cependant, tout refleurira dans la nature et dans l’esprit ; les arbres étendront leurs rameaux pour les tresser à la brise ; des femmes seront belles et des hommes en ressentiront du désir ; des oiseaux reviendront se poser sur les laves et chanter leurs chansons, tandis que les nuages, tordus et retordus dans l’espace, dévideront leurs chastes quenouilles, et que la mer reflétera le ciel.

Les tourbillons d’une flamme fréquente n’empêchent pas les vignes de pousser aux coteaux de Torre del Grecco, plus qu’ils n’empêcheront la Martinique d’être, dans quelques années, une émouvante corolle éclose dans l’écume. Tout sera de même : la mémoire des hommes est courte, ils ne dédient jamais à leurs morts qu’une urne brève, car la lumière est douce et l’œil se plaît à voir le soleil.

Oui, dans peu d’années, les enfants de la Martinique iront chercher sur la grève les coquillages aux belles couleurs qui charment leurs yeux étonnés, et si, dans les replis du sable, ils trouvent d’aventure un crâne noir et luisant, ils en auront de la gaieté et se le montreront les uns aux autres avec des éclats de rire, ou, peut-être, ces trouvailles seront-elles si communes qu’ils n’y prendront point garde et ne s’arrêteront pas de jouer.

Mais, si les enfants des morts oublient vite les tombes de leurs aïeux, tombes qu’ils ne voient plus sous l’amoncellement des guirlandes, on ne saurait plaindre d’un cœur assez sincère les hommes de la génération présente qui ont échappé à la destruction. Les survivants d’une guerre, restés debout au milieu de plaines lourdes d’un double sang, peuvent surseoir à leur douleur par de beaux gestes d’exécration ou des mouvements d’orgueil, aussi bien n’ont-ils eu affaire qu’à des forces humaines et ont-ils mérité de leur race ; pour eux, le crêpe se marie au laurier vert. Combien plus grande est la détresse de ceux que le destin fit naître au pied de la sinistre montagne, qui ont vu les jours d’épouvante et ne furent pas poussés dans la grande ombre ! — Ils vivront, hantés par un incessant souvenir qui les brûlera, les noiera et les torturera chaque nuit. La continuelle méditation de l’esprit, dit l’Ecclésiaste, afflige le corps ; eux, traîneront une vie désolée parce qu’il plut à la terre de toucher l’homme de son ardeur ; ils se rappelleront en pleurant les bois anciens, les maisons claires et les sourires d’autrefois ; la plupart ne vivront pas jusqu’à l’âge où ils pourront voir reverdir les nouveaux bois, s’habituer aux nouvelles maisons et, toujours, ils resteront indifférents aux nouveaux sourires. — A bien considérer cette génération, j’ai préféré l’état des morts à celui des vivants.

Pour moi, je songe une minute encore, ma maîtresse gémit sourdement, je m’approche d’elle, je regarde son sommeil, et, durant que les vitres pâlissent parce que c’est l’aube, je considère le nombre harmonieux de sa respiration.

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