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Sentiments

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NOTES SUR PIERRE LOUŸS

Il était une fois un jeune homme qui fit sortir du marbre la figure d’une Vénus au miroir. Le marbre était pur, la statue était belle, l’œuvre plut. — Comme chacun s’attendait, l’année suivante, à voir, de ce sculpteur, une Vénus et l’Amour, ou, plus simplement, la réplique de sa première déesse, ce fut une Espagnole dansante qu’il donna. Si l’on avait pu relever quelque faute, on eût volontiers murmuré. Plusieurs, mécontents, dirent même qu’ils ne comprenaient pas. — C’est que l’art imite chaque jour davantage les procédés de l’industrie où tel article qui se vendit bien est représenté jusqu’à l’heure extrême où personne n’en veut plus ; analogie fâcheuse que nous favorisons en classant les artistes, non point d’après l’idée vertébrale qui est, proprement, leur génie, mais d’après la forme qu’ils ont donnée à l’œuvre où notre attention fut d’abord retenue.

Nous revenons à l’art en considérant à ce point de vue les romans, les contes, les poèmes et les articles de Pierre Louÿs, car chacun d’eux nous surprend par une séduction inédite, bien que nous retrouvions partout ce trait qui, avec la haine du laid, signale vraiment l’auteur qui nous occupe, je veux dire cette incapacité singulière, étonnante, absolue à être ennuyeux ou obscur. — De lui, nous eussions volontiers lu vingt récits alexandrins. Il ne veut nous en donner qu’un seul. La statue achevée, il s’en détourne et l’oublie. — Fait-il pas mieux d’animer d’une âme nouvelle la glaise informe ou le marbre brut que de mouler l’œuvre ancienne ? — Il est encore des artistes qui aiment les cires perdues.


En vérité, Pierre Louÿs est un des auteurs vivants dont le vocabulaire est le plus souple et le mieux choisi. On dirait que les parties du discours sont à sa dévotion. Jamais, dans l’emploi qu’il en fait, on ne sent de frottement, de mauvais joint. Le bois dont il se sert n’a pas de volonté, il ne joue pas. Son marbre est sans tache, taillé d’équerre. Il n’arrive point qu’une de ses phrases ait un autre sens que le sens exact concerté par l’auteur ; les mots ne sonnent jamais plus haut ou plus bas qu’il ne l’a voulu, et la pensée qu’il exprime, nous l’avons entière, sans approximation. — Nous voilà loin des romanciers qui écrivent au jugé et par tâtonnements ; leur style, fait d’à peu près et de demi-mesures, paraît toujours servir d’excuse à une histoire trop floue, et l’on ne saurait vraiment apprécier des imaginations dont la forme est à ce point imprécise. — Au contraire, livrer à la critique sa pensée toute nue, ou vêtue d’une tunique qui la suit avec exactitude, est d’une belle audace, — ne pensez-vous pas ? — audace élégante, à la manière classique, audace malaisée et qui sent son maître. — Hélas ! Boileau avait depuis longtemps décrit et fixé, sous la forme d’un distique rimant en adverbes, cette qualité des bons auteurs, sans que les mauvais y prissent garde et songeassent à « mieux concevoir ».


Il est intéressant de suivre Pierre Louÿs dans un de ses contes. D’une intrigue souvent complexe il se tire avec une incroyable aisance. Il conte facilement, comme un bon chanteur doit chanter. Il sait conter. Ces histoires qui nous divertissent, nous terrifient ou bien nous charment, on a le sentiment de les avoir composées soi-même. C’est qu’elles sont simplement excellentes et qu’une œuvre parfaite paraît presque toujours de facture facile. Après les avoir relues vingt fois, on n’arrive pas à croire qu’il les écrivit autrement qu’en se jouant. Cela est propre, net, bien délimité, et l’on peut en faire le tour ainsi qu’on fait le tour d’une statue. Le récit n’a point de longueurs lassantes, ni de ces raccourcis trop violents qui, dans le but de donner une impression de force, n’arrivent qu’à en donner une d’effort ; il est tel qu’on l’eût entendu se développer idéalement dans un songe, et l’on n’y relève pas ces marques ouvrières qui déparent la face des œuvres que leur auteur conçut difficilement et façonna dans la peine. — Oh ! qu’une invention de Pierre Louÿs sent peu le labeur ! — Fille inspirée d’un heureux instant, elle naquit toute éclose. C’est d’ailleurs par là, détour malicieux, qu’elle échappe à la critique, bien qu’elle semblât s’offrir à elle par la franchise de sa forme. Une œuvre où le travail ne paraît pas se prête mal aux recherches de l’analyse… mais aimerions-nous qu’un papillon portât les stigmates de sa chrysalide ?


Et enfin, M. Pierre Louÿs est un merveilleux animateur. Je veux dire qu’il fait vivre les acteurs de ses fictions avec tant d’exactitude et de façon si persuasive que nous perdons pied et refusons de croire que des récits d’une telle humanité soient de brillants mensonges. L’imagination ainsi entendue n’a pas les caractères que le plus souvent nous trouvons en elle : le désordre et le manque de tenue, pour n’en citer que deux. Nous sommes encore infectés de romantisme, et c’est pour nous une surprise inédite que de voir un homme, dont le talent est créateur, écrire en manchettes.

Conte-t-il une histoire antique, c’est toujours dépouillée de ses bandelettes et tout animée d’un jeune sang qu’il nous présente une femme d’autrefois. Pour l’hiératisme, il a peu de goût, et, s’il veut donner une impression de majesté, ce ne sera point par des attitudes figées et difficiles, mais par une subtile harmonie dans les mouvements.

Nous fait-il un récit moderne, les acteurs seront, dès la première page, nos amis, ou, dès la première page, nous les haïrons. Nous les regardons vivre avec d’autant plus d’intérêt que nous avons devant les yeux et dans notre mémoire leur portrait de chair, frémissant et réel. C’est de même qu’il traite le rêve, la folie, le cauchemar. Ses fantaisies les plus audacieuses tiennent à la vie comme ce bel arbre qui s’agite dans le vent avec fureur et semble se mêler à l’air, mais n’en est pas moins lié au sol par d’inébranlables racines.

Pour atteindre à de tels résultats, quels sont donc les étranges sujets que choisit Pierre Louÿs ? — Étranges ils le sont, à coup sûr, et précisément en ceci qu’ils paraissent souvent être les premiers venus. Certains d’entre eux eussent aussi bien, à ne considérer que l’anecdote, servi de chapitres à un roman feuilleton, ou, sous ces en-têtes : « horrible vengeance », « crime affreux », d’entrefilets aux colonnes d’information d’un journal pour concierges… mais… mais un souffle les anime, ce souffle singulier que l’on nomme, je crois, l’inspiration.


Raoul de Vallonges possédait une gravure qui figurait le bain d’une nymphe ; cette gravure était faite à la pointe sèche. J’en sais une autre, au vernis mou, qui nous donne l’image d’un satyre poursuivant une feuille morte dans le vent d’automne. — Naguère, le Mercure de France, en tête d’un de ses numéros, publia les notes et la cadence suivant lesquelles pouvait se chanter un lied d’Henri Heine, et un journal, voué à l’art décoratif, reproduisit, quelque temps après, l’esquisse d’une frise en marbre qui représentait, si ma mémoire est fidèle, les rois mages rentrant chez eux après adoration faite. — Les gazettes, que chaque matin ramène, nous apprirent un jour que des sépultures gallo-romaines avaient été découvertes dans un canton désolé de la Champagne. — Enfin, sur une petite scène, sise à Montmartre, des chansons furent chantées, un de ces derniers hivers, par une adolescente pour qui le jury du Conservatoire avait été avare de lauriers et qui se consolait en prêtant sa voix à d’aimables mélodies. — Gravures, musique, bas-relief, fouilles et chansons étaient du même auteur.

Hélas ! je crains fort que Pierre Louÿs ne considère point l’art comme un sacerdoce. Bien plutôt le verrait-il sous les traits aimables d’une jeune personne qu’il est savoureux de vêtir diversement suivant l’heure et la fantaisie, et, quand il écrit un essai d’histoire ou un poème, entre un conte et une étude d’esthétique, je pense que ce n’est point du tout pour faire étalage de son érudition, mais simplement pour se reposer d’un travail par un autre et pour montrer avec négligence qu’un vrai artiste peut avoir diverses façons de s’exprimer.


Je ne sais si, à l’instant où il achevait l’Homme de pourpre, Pierre Louÿs s’aperçut qu’il avait écrit un chef-d’œuvre, mais il semble bien que c’en est un et des plus parfaits. Né de quelques lignes perdues dans Sénèque, autant dire né de rien, ce conte indispose. On ne saurait le louer en ses parties et les décrire ; tout au plus pourrait-on le célébrer et cela même serait oiseux. Il est des louanges insupportables. — On est mécontent de ne point arriver à savoir comment cela est fait, de quelle façon la phrase est construite, par quel secret le récit se lie et se délie, pourquoi il nous étreint si puissamment et avec tant de mystère.

L’aventure de Parrhasios qui écartela un homme libre, beau, célèbre en son pays, et peignit avec ce modèle martyrisé un tableau sublime, cette « tragédie de mort et de hurlements » est écrite en une langue limpide comme un ruisseau de cristal. Si vieille que soit la comparaison, elle reste juste. Le style de ce conte coule sans digues, sans retenue, sans détours brusques, et poursuit sa course avec harmonie. Parfois, dans la cascade où le jette une pierre, son chant s’amincit, et, parfois, il gronde quand une côte le change en torrent, mais, toujours, il est fait d’eau vivante et claire que seul le soleil colore.

Pierre Louÿs a le don du style, et c’est à peine si on peut lui en savoir gré, tant cela semble être une vertu acquise en naissant. Sans doute, artiste encore ignorant de lui-même, s’essayait-il déjà à balancer des phrases au rhythme de son berceau. Il ne déforme point la langue pour lui faire rendre des sons inusités. Les aspects de la nature ou de la passion que sa pensée retient, il les exprime, avec aise et vérité, par les mots qui leur semblent logiquement dévolus. Il n’est ni myope, comme un romancier naturaliste, ni presbyte, comme certains écrivains panoramiques ; il voit juste et parle de même. Son équation personnelle est nulle, et jamais nous n’avons à remettre ses descriptions à un point qui nous est plus familier. A cause de cette méthode, la moindre audace, la plus légère acrobatie de style, prend une singulière importance et, donnant tout son effet, double la force du langage.

La Femme et le Pantin n’est qu’une longue nouvelle, l’Homme de pourpre a quelques pages. Je pense que Pierre Louÿs juge inutile, si l’on veut laisser son nom à la postérité, d’accumuler des volumes et de vouloir d’abord être le père d’une bibliothèque. Construire une colline d’ouvrages rehausse parfois un auteur quand il peut se tenir à son sommet… Le plus souvent il est dessous. — Pourquoi noircir une rame de papier écolier quand deux feuilles de papier à lettre suffisent ? Volupté est un bien gros livre, Carmen une bien courte chose ! Aussi, je gage que plus d’une des encyclopédies romanesques qui nous sont journellement offertes serviront à surélever des tabourets de piano ou à distraire le chiffonnier quand l’Homme de pourpre restera encore ouvert sur la table.

Oui, je le vois, il est malaisé de louer comme il convient ce conte dont l’horreur a la beauté de certains masques de statues grecques, où l’artiste ancien avait fixé les traits d’une tranquille Cérès, que les larmes de la terre, avec la brûlure des siècles, ont métamorphosée en Méduse.


Quelle étrange impertinence ! A l’époque où tous les poètes composaient des vers obscurs, Pierre Louÿs, avec une rare obstination, écrivit des sonnets d’une révoltante limpidité, et, même lorsqu’il essaya de s’exprimer en vers libres, si la forme était quelque peu indécise et falote, le sens n’en restait pas moins rigoureusement clair. Pierre Louÿs savait nous dire le réveil des nymphes, les clairières ensoleillées et la danse sur un tapis bleu. Il ne profitait pas de ce don poétique pour mettre sa pensée au cachot. Malgré une certaine préciosité qui ne tarda pas à disparaître, malgré la recherche de rimes si opulentes que l’on ne savait plus ce que ces vocables à beau son signifiaient au juste, malgré certains essais malheureux… (mais cela se passait dans des temps très anciens, longtemps avant Aphrodite !) ces vers avaient déjà de l’aisance, du souffle et, dans le mince recueil, se trouvent plusieurs pièces d’une grande beauté. — Cette poésie sent bon, et rappelez-vous qu’à l’époque où elle fut écrite, toute ou presque toute la poésie des jeunes gens sentait l’encre.


Je viens de reprendre les Aventures du Roi Pausole. — Ah ! je voudrais chanter les mille grâces et une grâce de ce petit évangile, en me tenant sur un trapèze, de préférence la tête en bas, ou sur une corde roide, sans balancier, ou, mieux encore, habillé en grand prêtre de Cythère, sur la plage de Nauplie, tandis que la brise agiterait ma belle barbe blanche. Là, je composerais, en l’honneur de cet excellent Pausole, un poème monorime qui, tout entier, développerait ce vers étonnant où le pur génie de Meilhac et d’Halévy s’atteste :

Je suis gai ! Soyons gais ! Il le faut ! Je le veux !

Vous le savez, ce pieux ouvrage traite de mille choses édifiantes, entre autres, d’une mule paisible, d’un chameau coureur, d’un cheval hongre et d’un eunuque, d’une gardienne de framboises et d’une jeune fille violée, d’un page, d’un étang, d’un cerisier, d’une couronne en aluminium, d’un exemplaire noyé de Télémaque, de trois cent soixante-six reines et d’un grand roi qui est, je crois bien, le protagoniste du drame. — Et comme l’histoire est simple, lumineuse, touchante ! — Le cas de ce monarque est émouvant, de ce monarque qui, à travers mille dangers, parcourt son royaume en quête de sa fille fugitive et profite du voyage pour s’instruire !

Je crains fort que certaines personnes n’aient point apprécié Pausole. Je crains plus encore que ces personnes eussent beaucoup déplu à ce bon roi ! A vrai dire les Aventures… seront toujours le bréviaire des gens paresseux qui prisent les émotions douces et le loisir ; elles seront toujours chères aux rêveurs, à tous ceux qui sont fous de belles formes, de fleurs et de parfums, mais elles ont sans doute blessé les innombrables commentateurs de la Bible revue par Osterwald, les partisans du cilice-pour-autrui et de la discipline-appliquée-au-prochain. Car ce livre est mieux qu’un manuel d’ascétisme, il figure une séduction nouvelle. Il est un charmant plaidoyer pour la liberté de danser en rond, pour la licence de goûter aux bonnes choses qui font le plaisir de la vie, enfin, une savoureuse protestation contre la charge des règles inutiles et des catalogues superflus. Le rire n’y est point une grimace amère, ni l’ironie un prêche déguisé et l’on aura bien lu ce feuillet inédit de l’almanach de Gotha « si l’on a su de page en page ne jamais prendre exactement la Fantaisie pour le Rêve, ni Tryphème pour Utopie, ni le roi Pausole pour l’Être parfait ».

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