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Sentiments

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LA DAME QUI N’AIME PAS PAUL ADAM

Le plus souvent on discourait (confusément) sur l’immortalité de l’âme.

Ce soir-là, nous parlâmes de Paul Adam.

J’aime ces heures silencieuses où l’on poétise une fin de digestion par des arguments métaphysiques. En écartant le rideau de la fenêtre, on voit des flots que la lune ourle d’argent, quelques pins tordus et un ciel clouté d’étoiles, un ciel bleu plus que de raison, bleu d’un bleu profond, mais prétentieux et agressif. — Il est bon d’avoir, à portée du regard et de la main, un paysage d’une si belle tenue, car l’admirer simplement, sans emphase ni froideur donne une contenance durant ces instants où nous ne trouvons rien de bien neuf à dire sur la septième Ennéade de Plotin. On parvient alors, sans peine, à rompre les chiens et faire dériver la conversation vers une matière que l’on possède à fond et des idées que l’on sait exprimer en leur beau.

Mais cela n’est qu’une digression ; je voulais vous dire comment nous en vînmes à parler de Paul Adam.

Ce fut ainsi : la muse de la demeure où j’écris est une vieille dame à cheveux blancs et qui, au mépris des plus sages conseils de son docteur, goûte fort les longues veillées. Elle nous donne, dès le jour fini, son avis sur toutes choses, d’une voix dont le timbre est resté pur et les inflexions délicates. Elle rappelle, par la grâce courtoise de son langage, cette illustre Madeleine de Scudéry dont tant d’honnêtes gens se montrèrent amoureux et qui composait de longs romans où ses contemporains se reconnurent.

Piquée de cette comparaison que nous fîmes, un jour, en sa présence, notre muse désira lire une des œuvres de son modèle. — Le lendemain, je lui apportai Artamène ou le grand Cyrus (10 vol. in-8o). — Ainsi que je m’y attendais, ces dictionnaires lui déplurent, et, de ce fait, elle me fit, une heure durant, mille reproches.

Comme je m’humiliais et lui baisais les mains, elle s’écria :

« Enfin ! je vous pardonne, mais c’est pour vous gronder encore. Eh ! quoi ! ces livres que vous paraissez estimer, ces romans historiques de Paul Adam, sont, d’après ce que vous m’en dites, conçus dans le même esprit que ces pauvretés. »

Et, tandis que je frémissais d’avoir pu desservir par mes gloses un auteur que j’aime, elle ajouta :

« Mais oui ! la demoiselle avait des renseignements inédits sur les batailles et la stratégie du grand Condé par l’entourage de ce prince qui était de ses amis. Ces traits d’histoire secrète expliquent suffisamment la vogue de telles fadaises. Je crois que l’attention que vous portez aux livres de Paul Adam provient de raisons analogues.

« Ce romancier que je n’ai jamais vu, mais qui doit être, j’imagine, fort vieux, à en juger par les vingt ouvrages dont vous me citiez hier les étranges titres… (Les Images sentimentales ! voyons ! est-ce raisonnable ? Chair molle… pouah ! Être… serait-ce une grammaire ? on ne le dirait pas à voir le style de Paul Adam)… ce romancier semble vous avoir fourni, sur toute une époque de notre histoire, des indications qui vous surprirent, des renseignements tout à fait inédits. Suivant lui, nos plus belles révolutions ne sont plus de brusques angoisses du pays, mais le résultat, prévu par quelques initiés, de combinaisons mystérieuses.

« Une chronique, expliquée par des manœuvres de sociétés secrètes, ne me dit rien qui vaille. De mon temps, on rendait l’histoire logique en faisant intervenir la Providence à tous les coins d’un règne. Cela, du moins, était simple. Je ne crois pas que des parlotes de francs-maçons aient pu empêcher Napoléon de gagner des batailles et d’en perdre. C’est vraiment trop enfantin. Aussi, je tiens Paul Adam pour un méchant auteur qui essaye de m’en imposer par ses considérations historiques, et, se fût-il contenté de composer des romans romanesques, il ne me déplairait pas moins, car j’ai lu de lui, dans le temps, un livre où il nous racontait en un français difficile et avec un grand appareil d’hyperboles, de paraboles, de syllepses et d’ellipses plus biscornues que gracieuses, les aventures d’une jeune écervelée du nom de Clarisse et de fort mauvaise éducation, qui m’enlève toute envie de pénétrer plus avant dans les ténèbres de ses considérations historiques. »

Elle s’éventa rapidement avec un délicieux petit éventail où des amours gouachés poursuivaient des nymphes sur un fond d’arbres taillés en pyramide, et se tut. — Elle avait dit.

Je respecte fort ma vieille amie, et, le plus souvent, je la laisse discourir comme bon lui semble, mais, en vérité, il est des jours où, abusant de l’excuse que lui fournissent son âge et cette grâce fanée qui la singularise, elle passe la permission et parle trop insolemment d’un temps qui n’est plus le sien. Je crus de mon devoir de protester, et, m’installant dans un fauteuil, je me carrai comme pour pérorer tout au long.

Je tâchai d’abord de la faire revenir sur son premier grief.

« Les romans historiques de Paul Adam, lui dis-je, cette série qu’il intitule : Histoire d’un Idéal à travers les Siècles, et qui s’étend de Byzance, durant les jours de sa gloire, à Paris durant les heures contemporaines, ne sont pas des chroniques écrites par fantaisie, ni des paysages humains vus à travers des lunettes colorées. Point du tout. Les faits, les mobiles, les intentions ne sont pas déformés par l’œil qui les observe, et, en cela, je vous l’accorde, ils figurent par comparaison de fort mauvais romans historiques. Ce genre, que d’aucuns veulent aujourd’hui ranimer et faire refleurir, était, entre tous, le plus détestable.

« Un écrivain prenait quelque fable, plus ou moins historique par son essence ou ses entours, et la façonnait à l’image que lui proposait sa fantaisie du moment. Quel vilain portrait il nous donnait là ! Moïse, Vercingétorix, Pierre le Grand et Mme du Barry parlaient avec un esprit qui sentait de loin son dix-neuvième siècle. Leurs sentiments, leurs préjugés, leurs amours, étaient d’aujourd’hui, et, faute plus grave, leurs opinions politiques avaient le ton de celles que les chroniqueurs sérieux se sont faites rétrospectivement par la confrontation des textes. De plus, les héros des romans historiques sont toujours de merveilleux divinateurs. Cicéron, qui parle dans tel conte de l’antiquité latine, se doute bien, tandis qu’il se promène, pensif, sur le forum, que la loi du Christ sera la loi du monde. Saint Louis, sous son chêne, prévoit le code civil et en blâme avec esprit certains articles, et quel délice que d’entendre Christophe Colomb, traversant de nouvelles écumes, prophétiser la colonisation anglo-saxonne du nord de ce continent qu’il va découvrir !

« Voilà, dis-je, en levant les yeux vers ma vieille amie pour voir si elle m’écoutait toujours, voilà de la laide besogne. J’avoue que, parfois, elle prête à rire. Un auteur dérange volontiers Jésus-Christ ou Colbert pour le faire causer un moment avec le héros obscur d’une aventure galiléenne ou classique, et de grands hommes, exhibés ainsi pour un court instant, comme un acteur célèbre qui vient réciter une fable à un concert de charité, font piètre figure. — Cela me rappelle l’ironique et si facétieuse biographie de Napoléon que nous donnent MM. Cerfberr et Cristophe d’après la Comédie humaine. »

Je pris un volume sur la table et lus :

« Bonaparte (Napoléon), empereur des Français, né à Ajaccio. Il excusa les manèges infâmes du policier Cotenson. (L’Envers de l’Histoire contemporaine.) En avril 1813, sur la place du Carrousel, il dit à Duroc une phrase courte qui fit sourire le grand maréchal. (La Femme de trente ans.)

« Ce qui est tout naturel chez Balzac devient ridicule chez plus d’un romancier. Je n’aime guère voir la figure connue passer dans le fond du décor comme dans les revues de fin d’année. Ne dérangeons pas les grands hommes.

« Paul Adam procède suivant une méthode un peu différente. Certes, le style des narrations, la facture extérieure du roman, le côté descriptif sont bien à lui, et je ne laisserai pas sans réponse le reproche que vous faites à mon auteur d’écrire mal, mais poussons plus avant. Quels sont donc ces dialogues singuliers, ces bizarres façons, ces coutumes inconnues, ces émotions étranges, ces discours inouïs ? — Ce sont simplement les dialogues, les façons, les coutumes, les émotions, les discours de l’époque dont traite l’écrivain. Ah ! que nous voilà donc loin des Messaline en gutta-percha et des Héliogabale à figure Louis XV ! Les personnages sont vrais, ils sont criants de ressemblance, non comme des photographies, mais comme de bons portraits. Quand un costume nous est décrit, ce n’est pas la gravure de mode que nous revoyons, c’est de la chair habillée. Tant pis pour nous si nous ne reconnaissons pas nos arrière-grands-parents.

« Un auteur, sollicité par le désir d’être pittoresque et d’intéresser l’œil, tombe volontiers dans ce travers un peu bas d’insister, dans ses descriptions de costumes, sur les parties de l’habillement ou de la parure qui ne sont plus en usage. On dirait que les seigneurs du XVIIe siècle, vus à travers la fiction romanesque où ils nous sont décrits, couchent avec leur épée, que les chevaliers ne descendent jamais de cheval et croiraient déchoir s’ils ôtaient leur casque à visière, fût-ce pour boire ou baiser une belle bouche. — Le lecteur ne s’offense pas de ces puérilités à cause du plaisir qu’il trouve à voir un personnage tel qu’il se l’est toujours imaginé depuis les bancs de l’école. Il ne se figure pas Louis XIV sans perruque plus qu’il ne peut se représenter un saint sans auréole.

— N’empêche, interrompit notre muse, que les événements dont Paul Adam nous parle ont un je ne sais quoi d’étrange qui me rebute un peu. L’histoire honnête m’apprit, jadis, que tel grand personnage mourut dans son lit paisiblement et votre auteur me dit, par la bouche de héros, peut-être peints de façon très exacte, que ce même grand homme a succombé grâce à une obscure conspiration dont je ne puis dire si elle s’occupe de politique, d’astrologie ou de morale. Y a-t-il donc tant de philosophes par le monde ? et qui dirigent l’histoire et font le destin des peuples ? Je ne crois pas beaucoup aux souterrains, aux menées obscures, aux masques de fer. Cela me paraît convenir aux seuls petits enfants, lassés des dragons, des sorcières et des farfadets ! Est-ce beaucoup plus vraisemblable ? J’aimais mieux les inventions féeriques. Elles avaient du charme et de la couleur, quelque chose de plaisant qui faisait sourire et le grand mérite de n’avoir pas d’importance, au lieu que les imaginations de Paul Adam ont certain air de prophétiser, de bouleverser les idées reçues et d’obscurcir la plus simple chose, qui me déplaît fort !

— Vous pensez, répondis-je, que l’histoire est, dans ces romans, machinée de façon romanesque ? Vous n’aimez pas le carbonarisme ou ce qui lui correspond ? Vous montrez peu de goût pour les sociétés secrètes ? Leurs rites et leurs petites manies vous déplaisent ? Mais songez donc à l’étrange idée que nos arrière-petits-neveux auraient des années contemporaines si jamais on les leur décrit d’après les premières pages des journaux d’opinions extrêmes, ces journaux que lit votre concierge, mon valet de chambre et la fruitière d’en face ! Ajoutez-y les racontars du coin du feu recueillis par des âmes simples, et les mémoires des gens passionnés. Voyez maintenant quelle inquiétante histoire vous avez composée ! Combien de mines bien creusées nous seraient décrites où jésuites et libres penseurs travailleraient sourdement à de tragiques choses ! Et, sans parler des temps à venir, figurez-vous seulement une chronique des années où l’anarchie commença de se répandre, écrite par un anarchiste littérateur et par conséquent de second plan.

« Nous ne voyons plus, à certaines époques de l’empire romain, que la petite Église chrétienne. Elle est pour nous le centre du monde et, pourtant, nous savons bien que nous faussons l’histoire, puisque les chrétiens étaient alors de très petites gens dont personne ne se souciait. Demain, supposez que le mormonisme convertisse le monde, les mormons nous paraîtront avoir toujours formé une secte redoutable dont toujours nous nous défiâmes, au lieu qu’en vérité on sait d’eux seulement qu’ils prenaient plusieurs épouses, habitent près d’un lac très salé et ne s’occupent guère de nous.

« C’est là le défaut de toute histoire contemporaine. Paul Adam l’a bien vu et de ce défaut il s’est servi. Il a tâché de nous rendre l’aspect d’une époque par les yeux des gens qui vivaient à cette époque. C’est la biographie d’un grand homme faite par son secrétaire, adolescent passionné, imaginatif, de parti pris, mais qui a vu son modèle de près, qui a vécu avec lui et connaît bien les petits travers du dieu, les traits qui le rendent plus humain ; — c’est le récit d’une émeute fait par un passant qui se trouvait dans la foule. Sans doute a-t-il vu de trop près… du moins il a vu. — Sur Napoléon, nous entendons tenir, dans les livres de Paul Adam, de bien singuliers propos… mais tels étaient les propos que des gens estimés comme penseurs, guerriers ou sensualistes, tenaient sur Napoléon, durant l’empire. Un homme d’imagination pense volontiers que l’univers est ligué contre lui ; l’histoire ne retient pas sa crainte. L’histoire a-t-elle retenu les craintes et les espoirs des parents du jeune Héricourt qui, dans l’Enfant d’Austerlitz, est le protagoniste de Paul Adam ? Je ne sais, mais ces mouvements n’en ont pas moins existé dans leur âme et, si l’historien les enregistre à peine, le romancier peut leur donner une grande place. Un cas d’autosuggestion aussi vive est une marque de l’époque, un chroniqueur psychologue aurait tort de le dédaigner. Quand les fouriéristes et les saint-simoniens parlaient d’eux-mêmes, ils semblaient former le centre de l’univers, quand, maintenant, il veut parler d’eux, un biographe est bien forcé de noter cet orgueil et cette illusion qui donnent une physionomie si spéciale à ces socialistes rêveurs. L’histoire, vue de près, est toute imprégnée de rêve. Ce rêve disparaît quand on s’éloigne, les documents le remplacent, l’homme-dieu redevient un homme tout court, ses actions font son histoire, et, par contre, l’homme qui rêva, qui participa aux rêves de ses contemporains, devient une façon de dieu, ses rêves font sa légende. Or, Napoléon était, outre un homme de génie, un homme aussi. Qui sait si les émotions de ses contemporains ne le touchaient pas secrètement et ne déterminèrent pas un peu les plus illustres de ses gestes ? Les travers et les retours de sa fortune, les interférences que produisit son étoile dépendraient donc non seulement du hasard, de ses calculs, des conseils qu’il reçut et des ordres qu’il donna, mais aussi d’influences difficilement appréciables quand un siècle les a lourdement effacés. Encore une fois, cela est possible, et cette possibilité suffit à ce que les opinions, paradoxales à première vue, de Paul Adam, se trouvent justifiées. »

Ma vieille auditrice m’interrompit :

« Mais ce n’est pas cela que je vous demande ! et je n’ai que faire de vos interférences ! J’ai peut-être tort, mais les romans de Paul Adam m’ennuient. Les parlotes de bourgeois idéologues n’ont rien qui me séduise et, si elles ne valent pas plus cher, à ne considérer que leur style, les longues histoires de Dumas père m’amusent davantage. — Écoutez ! — La porte du fond s’ouvre, les courtisans se rangent, la marquise de ce que vous voudrez étouffe un soupir d’émotion, un homme chamarré annonce :

« Le Roy ! »

« Et on a envie de répondre :

« Je le marque ! »

« C’est toujours plus drôle que l’Enfant d’Austerlitz ! »

Notre muse manquait de sérieux. Je tâchai de le lui faire sentir.

« Vous badinez, mais votre plaisanterie est cependant critique. Voyons ! n’en venez-vous pas à mépriser bien vite le ridicule artifice qui donne aux romans historiques du commun le semblant de la vie et leurs grâces de parade. Rien n’est plus romanesque, paraît-il, qu’un adultère couché dans un lit célèbre et les mésaventures conjugales d’un prince du sang ont toujours de quoi intéresser le public. L’auteur prend ainsi la plus misérable intrigue, dont il ne voudrait certes pas pour un conte moderne, et la sauve en plaçant ses péripéties contre un décor que les images ont popularisé. L’alcôve ou le panorama font ainsi passer l’idylle ou la bataille. Paul Adam a visé plus haut.

« C’est une œuvre énorme qu’il a entreprise. Un idéal change suivant le cerveau qui l’a rêvé. Il se transforme ainsi que le fait une personne vivante. Il est une personne vivante, et, dans les romans de Paul Adam, il faut le considérer comme tel. Chacune des « volontés merveilleuses » qui le dictèrent à la foule y mit un peu de sa propre ressemblance et quand cet idéal grisa le petit Omer Héricourt, c’est, dans l’âme incertaine d’un enfant, d’un adolescent, presque d’un homme, d’obscures luttes qui nous sont décrites. L’idéal est parfois trop élevé. Pour atteindre à cette émotion dépensée que prône Paul Adam, il faut des forces vives qui se rencontrent peu aux époques de relâchement. On n’est pas impunément l’enfant d’une victoire, ou, du moins, risque-t-on de devenir l’homme d’une défaite. Et ne voyez pas, dans cette âme, un combat aussi intéressant (je prends le mot dans son sens le plus vulgaire) que parmi les méandres d’un roman parisien ?

« Intelligent et sensible, Héricourt est le reflet équivoque et mélancolique des temps troublés où il se développa. Il souffre de ne pouvoir se former à la ressemblance altière de ses aînés. Il plie sous les chaînes que jetèrent sur lui la famille, le temps, l’heure, les influences, et, s’il se désole d’être prisonnier, son indécision s’en accommode. L’époque ne permet pas d’imiter ces beaux caractères, tout raidis de volonté, qui l’entourent. Ils ne sont plus que les représentants superbes d’un monde en démolition, et le grand coup d’épée qui faisait à son homme une fière allure ne vaut plus que par sa beauté de souvenir. Il faut se composer un nouveau personnage, il faut innover dans les méthodes, il faut inventer sa conscience, et, pour un adolescent, la tâche est dure.

« Ballotté par mille désirs, mais tremblant d’effroi, Héricourt porte en lui une France nouvelle. Elle garde la défroque étincelante et scrupuleuse du temps où soufflait le vent d’épopée. C’est encore de quoi habiller de façon héroïque un jeune homme incertain de la qualité des parures. »

Ma vieille amie agita vivement son éventail et, après avoir créé autour d’elle un petit tourbillon, dit avec l’insolence du dieu qui parle dans sa nuée :

« Un idéal ? un idéal ! cela est fort joli. Paul Adam a donc fait l’histoire d’un idéal ; il nous a rendu les variations de cet idéal, il nous a montré le reflet de cet idéal en divers cerveaux humains. Très bien ! Vous oubliez seulement de me dire quel est cet idéal. Est-ce un idéal traditionnel ou romantique ? Touche-t-il à la morale ou à l’art ? Est-il… »

J’interrompis :

« Le définir est très simple.

« Un homme tue un autre homme ; une bête massacre une autre bête. — La force seule agit. Passons.

« Un homme évite l’attaque d’un autre homme ; une bête s’évade et dépiste une poursuite dangereuse. — La ruse seule est en jeu.

« Un homme est vainqueur d’un autre homme, sans armes, par la seule réflexion, par l’ascendant que lui donne sa pensée. — L’esprit seul est en jeu. La lutte s’est déplacée. L’émotion cérébrale a vaincu l’émotion physique.

« Un homme se trouve devant une statue. Il est subjugué. — C’est la dernière victoire ; celle d’une émotion de pensée.

« Voilà ce que prône Paul Adam.

— Et pensez-vous, sérieusement, qu’avec un tel point de départ Paul Adam arrive jamais à faire vivre ses personnages ? Rappelez-vous, mon cher, les romans de chevalerie ! Le héros éperonné, casqué, monté sur un beau cheval, armé d’un grand sabre, est tellement perdu dans le rêve qui l’occupe de conquérir une princesse que jamais, jamais, entendez-vous ? il ne songe à manger ou à dormir ! Les lecteurs des romans idéalistes ont une belle âme, je vous l’accorde, mais ils n’ont pas d’estomac (et ne voyez pas dans ce mot une basse plaisanterie) ; leur bouche n’est faite que pour le baiser, elle ignore la nourriture, leurs dents mordent mais ne mâchent point, leurs yeux regardent une belle, ils croiraient déroger, sans doute, en se fermant pour le sommeil ! Ces hommes sont de purs esprits ; dans leurs aventures, je cherche en vain ce trait de vérité qui me laisserait entendre qu’avec une âme ils ont un corps, comme aussi, dans leurs discours, ne trouve-t-on jamais cette phrase simple qui, non seulement exprime une idée, mais nous montre celui qui l’exprime. Qu’il parle lui-même ou fasse parler, Paul Adam ne cesse jamais d’employer un langage obscur.

— Il me semble, chère Madame, répondis-je, que sur ces deux points : vérité de caractère, vérité de style, vous faites par excès de sévérité une lourde erreur.

« Tel romancier nous décrit un personnage et nous nous ébahissons : quelle exactitude ! Tout est rendu, depuis la coupe de l’habit jusqu’à la palpitation des narines ! Quelle merveille sobre et précise ! — Donnez-vous la peine de regarder de plus près. — Oui, tout est rendu de ce que l’on voit quotidiennement des gens occupés de petites choses, tout est rendu de leurs gestes, du commun de leurs pensées, tout est rendu à un certain point de vue. — Encore une fois, Paul Adam cherche d’autres effets artistiques. Peu lui importe que l’un de ses héros apparaisse toujours dans notre souvenir avec une verrue sur le nez, mais il triomphe quand nous ne pouvons nous rappeler ce personnage sans qu’aussitôt nous soyons forcés de repenser ses pensées, de voir la direction de ses désirs et de connaître leur essence la plus subtile. — La ressemblance des héros de Paul Adam est celle-là même que savent donner les grands peintres et à laquelle les plus habiles d’entre les photographes n’atteignent pas. — Voulez-vous me faire dire que ces hommes sont dessinés plus grands que nature ?… Oui, cela est presque vrai. Leur démarche est parfois démesurée, leurs paroles, ils les jettent aux quatre vents, à l’aide d’une trompette immense, trompette de gala, toute tintante de grelots, enrubanée de soies rouges, de soies vertes, de brocarts, de bannières et de drapeaux qui sentent la poudre et en sont tachés ; une vive intelligence du monde les retient, un vent de sensualité folle les pousse ; ils ont le prestige des statues colossales qui voient plus d’horizon que nous. Ce n’est pas là notre humanité ?… Eh ! j’en suis bien fâché, mais c’en est une autre !… Et la façon dont elle est décrite nous donne à chaque instant de beaux exemples de ce mauvais style de Paul Adam qui vous trouble si fort !

« Sans doute, il n’est point parfait. — A l’époque où Paul Adam commença d’écrire, les néo-naturalistes parlaient une langue étrange, contournée, excessive, dure par le son et ridicule par le choix, les symbolistes ne parlaient aucune langue, ils balbutiaient difficilement un patois brouillé, liquide, affecté à l’extrême ; ils voulaient, par le placement de leurs vocables, rendre le tintement de la première goutte de rosée qui tombe dans un lys au crépuscule du Vendredi Saint et l’écho du soyeux murmure que faisaient, sur une dalle de porphyre, les sandales de Cléopâtre. Amusettes pour les Petites-Maisons !

De ces écoles, Paul Adam a gardé de mauvais ornements. La parure de son style reste défectueuse, mais le fond est excellent. Ce sont des broderies imparfaites sur une trame solide. Ce n’est pas un beau style. C’est un style musclé. Il ne coule pas, au hasard d’une fantaisie de malade, comme les déliquescentes extravagances de tel poète que l’on vanta. Si ses fleurs semblent parfois artificielles, ses fruits sont les fruits lourds d’un arbre touffu mais bien ramifié.

« Le style de Paul Adam ! Je gage que vous le reconnaîtrez sur quelque feuille que vous le trouviez. Il bouscule, fait crier, tranche, étonne, éblouit brusquement, puis caresse et soupire…

« Ce n’est déjà pas si mal pour un méchant style. »

Il y eut un silence, car je perdais haleine. Notre muse, qui tricotait allègrement sous la lampe, leva ses beaux yeux vifs.

« Mais alors, dit-elle, avec un petit sourire ambigu, Paul Adam serait, à vous entendre et suivant l’expression vulgaire dont vous vous servez parfois, un très gros monsieur ?

— Et je me souviens toujours, repris-je, sans vouloir prendre garde à cette interruption, je me souviens toujours, quand on parle légèrement d’un auteur dont la pensée, la force et la grande production devraient au moins inspirer le respect, à la vilaine figure que font ces jugements lorsqu’on vient à les rappeler quelque dix ans plus tard !

— Oh ! cher ami, voilà un mot cruel ! dans dix ans, songez donc combien ces choses me seront indifférentes ! Seule, j’espère, la voix des séraphins… »

Et, sur ces mots, notre causerie fut interrompue.

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