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Sentiments

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LA QUALITÉ DU RIRE ORCHESTRAL

Je m’ennuie, je m’ennuie beaucoup. — Allons ! venez dans ma chambre, tous, tant que vous êtes, vous que j’aime, qui avez de bonnes figures et qui ne pleurez pas ! Venez avec votre fard, vos clochettes, vos fleurs de papier ! Ayez sur le visage toutes vos grimaces, dans la gorge tous vos rires, dans l’âme toute votre folie, et racontez-moi les histoires que vous savez si bien raconter.

Oui, te voilà ! je te reconnais, c’est bien toi qui fus enlevée par le berger fils de Priam et d’Hécube et, pour certifier que tu valais dix ans de siège (Il ne faut pas s’ébahir, disaient les bons vieillards…) tu remues ta hanche et tu montres tes seins agréables à considérer. Tu me plais, ô toi, destructrice de vaisseaux, ô toi femme pendue à un arbre, ô toi pourvue de trois maris (à savoir : Thésée, Ménélas et Pâris), ô facile Hélène qui m’as fait tant rire !

Et toi, bel amiral, fils helvète de Nelson, toi qui portes des éperons pour dompter les vagues et dont toujours l’habit a craqué dans le dos, bel amiral suisse que j’imagine dirigeant ton escadre sur un glacier et faisant suivre à tes torpilleurs le cours impétueux de l’avalanche, combien tu m’as charmé par tes séductions vocales !

Et je vous vois aussi, brigands de grandes routes qui firent rêver les petits romantiques, ô fils délurés de Mandrin, de Cartouche, de Fra Diavolo, de Sacripanti ! ô traboucaires ! ô pendards ! ô gens de sac ! ô malandrins ! ô coupe-jarrets ! ô bandouliers ! vous qui fréquentez cette route étrange qui va de Grenade à Mantoue, qui chantez des canons dont la forme est correcte, tandis que les carabiniers se hâtent d’arriver trop tard, quelle merveilleuse joie vous dispensiez ! et que je vous en savais gré !

Hélène, Falsacappa, Orphée, Calchas, Barbe-bleue ! Roi de Béotie, grâce à vous, Offenbach asséna sur nos têtes une implacable gaîté, avec ce certain air d’Alcide en goguette que lui seul peut avoir. Et, en sortant du théâtre, notre démarche se cassait, malgré nous, selon le chant qui dansait sur nos lèvres, nous étions forcés d’avouer que l’on ne pouvait rire davantage, mais, comme le propre de l’homme est de raisonner, le désir nous vint de distinguer mieux la qualité de notre allégresse.

Cette joie ne provenait-elle pas autant du jeu des acteurs que de la musique et du livret ? — Et il nous parut alors (ingrats que nous étions !) il nous sembla qu’au lever du rideau nous avions éprouvé quelque peine à suivre Offenbach vers les régions musicales où il voulait nous mener, et qu’à certaines imitations d’opéras italiens nous n’avions ri que par entraînement et comme de confiance.

Les dieux antiques sont toujours vivants et, quand Calchas, dans la Belle Hélène, nous en parlait avec impertinence, le sacrilège nous ravissait. Nous goûtons moins la parodie d’une beauté qui semble déchue. Pour amusant qu’il soit, cet orchestre sonne bien maigre à nos oreilles habituées à de la polyphonie, et, si nous apprécions encore l’éclat de rire que tonne la batterie au prélude de la Belle Hélène, d’autres détails, et fort nombreux, nous échappent. Songeons qu’à l’époque où l’on jouait ces opérettes, les œuvres montées par l’Opéra avaient les mêmes moyens d’expression ; c’est en les empruntant pour créer du rire qu’Offenbach atteignit à l’essence la plus parfaite de la gaîté.

Il n’en reste pas moins qu’à la longue nous éprouverions du malaise à toujours nous figurer vivant sous le second Empire, quand l’envie nous prend d’écouter de la musique joyeuse. N’aurons-nous jamais un compositeur qui, du drame lyrique, fera jaillir le rire, comme Offenbach l’évoqua de l’opéra italien ?

Tout reste à faire dans cette voie ouverte par Wagner ; une forme d’art, un nouveau genre théâtral : la bouffonnerie lyrique est à créer. A peine quelques exemples guideront-ils.

Richard Strauss nous a révélé des drôleries inouïes, quand il boucha ses cuivres pour faire bêler et piétiner dans la poussière le troupeau de moutons où don Quichotte voit une armée ennemie ; déjà Vincent d’Indy nous a récréés quand, dans Wallenstein, deux moines s’avancent ridiculement, mus par le contrepoint habile de deux bassons ; de même, Dukas nous réjouit lorsqu’au cours de son Apprenti sorcier, après la pluie crépitante et l’inondation, nous atteignons au rire franc, du fait de ce balai magique dont les deux tronçons se prennent à fuguer. Et, pour quitter la musique de concert, Berlioz nous enseigna une ironie charmante par la sérénade que Méphisto chante sur l’accompagnement en pizzicato des instruments à corde ; sans oublier, parmi les innombrables gaietés de Wagner, le luth pincé de Beckmesser. Le timbre d’un orchestre polyphonique recèle des trésors de joie et ce n’est là qu’un de ses moyens d’expression. Le rhythme seul nous force à rire dans la tétralogie, quand l’orchestre sautille pour suivre les piaillements de Mime, et, parfois, une charmante drôlerie espiègle et bon enfant se balance, tandis que les violons à l’aigu, les flûtes et le glockenspiel nous disent les facéties de Loge.

Dans quelles délicieuses folies de rhythme un compositeur pourra-t-il se jeter ! Il semble vraiment que les opérettes modernes ne peuvent dépasser les effets faciles d’un éternel trois-temps. Que de valses nous furent infligées, où toutes les têtes de l’orchestre battaient une mesure ternaire !

Où est-il le compositeur qui, délaissant pour un temps le soin de faire mourir son héros, sérieusement, tandis que sonne aux cuivres un vague thème de rédemption, voudra, poussé par une immense joie, et sur le livret que lui aura soufflé la verve d’un Aristophane, broder la large symphonie lyrique, bouffonne et hurluberlue où une savante et nombreuse masse orchestrale éclaterait de rire ?

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