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Sentiments

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PARTICULARITÉS

à madame Alec Ralli.

J’étais arrivé depuis une heure à peine, et, déjà, nous causions, assis à la limite de l’oasis, dans un lieu où l’ombre des palmes est rafraîchie par le chant d’un ruisseau.

Dès les premiers instants de notre entretien, je compris que j’avais bien fait de rendre visite à mon camarade, car, sans parler du plaisir que j’avais à le revoir après cinq ans de séparation, je l’écoutais projeter, pour le lendemain et les jours suivants, mille divertissements dont les grandes lignes et le détail m’agréaient fort : chasses, courses à cheval et flâneries nocturnes sur les bords du désert. — C’en était assez pour ravir le sensualiste que je suis. — En outre, il semblait heureux que j’eusse accepté son invitation malgré les ardeurs de ce mois d’août qui ne laisse pas d’être pénible dans certaines régions de l’Algérie.

Aussitôt sa lettre reçue, je m’étais mis à faire mes malles. On ne se laisse pas prier deux fois, sauf si l’on est insensé ou cul-de-jatte, pour gagner, lorsqu’on vous en prie, le pays des enchantements, et, d’ailleurs, Étienne B… est un esprit délicat qu’il fait bon fréquenter. Habitué à se servir de ses yeux en honnête homme, il sait considérer un bel arbre sans s’extasier aussitôt ; élevé à connaître les instants où la plus discrète parole est inconvenante, il ne souffle mot en considérant les étoiles. Dès son plus jeune âge il avait appris à se servir de ses cinq sens et à ne pas en abuser. — Devant des boissons fraîches, en promenade, ou sous le regard d’une lampe, mon ami Étienne B… est un causeur que je prise.

« Tu t’ébahis, me dit-il, parce que je suis venu m’installer ici, quand, aussi bien, j’eusse pu rester en France et m’y faire une position acceptable ! »

Il sourit, admira la belle opale de son verre d’absinthe que traversait un rayon de soleil et reprit, sans attendre ma réponse :

« Je vois que tu ne comprends rien aux délices de la vie que je mène. Vois-tu ! elles passent de loin en perfection celles que nous jugions inimitables quand, tous deux, à Aix-en-Provence, nous entreprenions bruyamment des études juridiques. Mon existence d’aujourd’hui, où les cafés, les beuglants et les petites modistes n’apportent guère leur appoint, est pourtant la seule qui me convienne absolument. Mon ami le caïd Ali, que tu verras demain, quelques touristes de passage, des camarades qui viennent me voir et ma maîtresse suffisent à me rattacher au monde, et, avec des livres, des journaux, un fusil et mon chien, je n’ai vraiment pas grand’chose à désirer. »

Comme j’objectais la monotonie de cette vie privée d’incidents :

« Tu comprends de moins en moins, dit Étienne. Quand, d’aventure, je rencontre un inconnu, je tâche de le connaître mieux, plus exactement qu’on ne le fait à Paris pour une relation de café ou un passant, bousculé par mégarde. Considère, vil Européen ! combien les paroles tombées de la bouche d’un étranger prennent de valeur et gagnent en signification quand elles se détachent sur ce fond de silence et de murmures que nous donne chaque soir la chute du soleil.

« Tiens ! le mois passé, un jeune Anglais est venu séjourner dans le village voisin ; il voulait, en tuant des outardes, prendre l’air des sables, le ton du désert. Je m’offris à le piloter. Eh bien ! je crois, en vérité, que, par nos entretiens et les indications qu’il me donna, je me suis composé une image plus nette (je ne dis pas plus juste) du jeune Anglo-Saxon que par la lecture de dix livres spéciaux et de quarante quotidiens. Ah ! quel curieux roman un auteur anglais fera, dans quelques années, en prenant, comme sujet de son étude, la génération de jeunes gens qui sortent ces temps-ci d’Oxford et de Cambridge ! Cela pourrait être, dans un plan tout différent et avec une autre distribution de lumières et d’ombres, une intéressante réplique aux Déracinés de Maurice Barrès.

« Certains soirs, je prends encore grand plaisir à compléter, par quelque trait imaginé, la figurine que j’avais modelée de mon mieux d’après les opinions de John S… La chasse finie, il parlait volontiers de ses compatriotes, et souvent avec aigreur, car, Écossais de naissance et citoyen du monde bien plutôt que d’une île, John S… avait un tour d’esprit dont le cosmopolitisme était parfois cynique. — J’ajouterai qu’il parlait fort bien notre langue, voire élégamment, et le léger accent qui marquait son origine, bien loin d’offusquer ou de sembler ridicule, donnait un certain piquant à ses discours. Oui, les propos de John S… me divertirent. Nous les tenions devant une bouteille d’absinthe et des cigarettes et, si quelqu’un nous interrompait, ce n’était point le gêneur des villes trop peuplées, mais un berger, par sa flûte lointaine, le passage d’un chameau chargé ou le crépuscule qui venait nous surprendre.

— Voici que je ne te suis déjà plus, interrompis-je. Ton ami John S… me semble être un exemple d’une espèce d’Anglais que je connais un peu et que l’on ne peut guère choisir comme type. Ceux dont je parle professent peu de goût pour Londres et ses brouillards, moins encore pour la campagne anglaise et ses humidités, et, pourtant, après avoir parcouru la France de Paris à Blois, de Blois à Pau, de Pau à Nice, ils trouvent un contentement secret à rentrer chez eux. Ils affectent de ne vanter que les architectures des bords de la Loire et les théâtres parisiens, toujours, sois-en certain, ils nourrissent le regret de leurs cigarettes blondes et de leur whisky et ce regret passe en violence toute émotion artistique. Je gage que John S…, quand il s’embarquera à Boulogne, secouera la poussière de ses souliers et que, dès le premier aspect des falaises de Folkestone, celui qui te paraissait, à Bou-Saada, un citoyen du monde, se livrera, avec simplicité et sans nulle vergogne, à des attendrissements nationalistes, ce dont je le loue d’ailleurs, car, distinguant une côte française après un long voyage, nous en ferions tout autant. »

Étienne alluma sa quinzième cigarette et répliqua un peu aigrement :

« Aussi n’ai-je point envie d’étendre à la généralité de l’espèce les quelques particularités que je notai chez le spécimen qui m’était offert ; avec cette méthode, j’arriverais à juger toute l’Angleterre par l’Armée du Salut ou les effrayantes familles que promène l’agence Cook, et toute la France par ses déplorables commis-voyageurs. — Non ! John S… (il l’avouait lui-même avec ingénuité) était supérieur à la moyenne de sa génération, mais, d’après la description qu’il me donna, un jeune homme qui sort d’une université anglaise me semble présenter une piteuse figure, car je le vois, avec quelques vertus, ignorant, de goût flottant et peu critique, et, pour tout dire, d’esprit maladroit.

— Tes trois qualificatifs sont défendables, répondis-je, mais ils demandent pourtant des notes marginales. Pour l’ignorance, elle n’est que relative : un jeune Anglais ne sait pas les mêmes choses qu’un Français de son âge, mais, ce qu’il sait, il le sait très passablement. A vrai dire, sur les bancs de l’école, il n’est point poussé par ses maîtres. Il a une trop belle raison de ne rien faire pour se donner beaucoup de mal : le sport est un masque excellent qui convient à la paresse d’un adolescent vigoureux. C’est au sport que vont presque tous les honneurs et c’est des seules prouesses athlétiques que l’on tire vanité, car il n’y a d’émulation que là. Ce qui est chez nous un passe-temps est presque un sacerdoce dans les fields anglais. — Cette ignorance est encore grossie à nos yeux parce que les choses qui nous préoccupent laissent un jeune Anglais indifférent ; elles ne l’intéressent pas ; exactement, il les ignore.

— Oui, dit Étienne, j’avais déjà pu remarquer combien devait être fausse, de l’autre côté du détroit, cette plaisanterie qui dit que le goût de la métaphysique vient en savourant le café du soir. Te souviens-tu des heures où nous nous promenions sous les platanes du cours Mirabeau à Aix ? Nous discourions, comme de bons petits romantiques, de questions qui n’avaient avec nos occupations du jour que des rapports très indirects et tout spirituels. Souvent, le bon sens nous échappait et notre conversation, entreprise sur un mode grave, finissait par un éclat de rire, mais nous n’en méditions pas moins avec ferveur, et je sens encore le bénéfice de ces élévations.

— Certes, ces traits-là, tu ne les trouveras guère dans les veillées de deux jeunes Anglais ; ils dédaignent cette gymnastique de l’esprit et pensent que ce n’est pas là leur affaire. Ils ont des philosophes pour leur fournir une philosophie, s’il leur prend fantaisie d’en chercher une, comme, aux Indes, ils auront un natif pour curer leur pipe. — C’est la division du travail mise en pratique. — Et tu ne trouverais pas davantage dans leurs conversations les vivacités continuelles qui donnaient à nos propos si plaisante figure. N’entends point que les jeunes Anglais soient chastes dans leurs discours ; je dis seulement qu’ils ne savent point les relever d’un piment érotique dont le goût se discerne sans emporter la bouche. — Autre ton de l’autre côté du détroit. Un jeune homme de là-bas veut-il être gaulois et inconvenant, on est étonné des salauderies qu’il peut émettre, ordures dont ne voudrait pas le plus infâme de nos corps de garde. Je sais que la langue se prête peu aux historiettes, mais la raison de cette grossièreté est plus profonde : à une certaine époque, les questions sexuelles, si absorbantes qu’elles soient, restent pour nous sans gravité ; ces petits jeux, auxquels nous nous livrons de grand cœur, sont, en quelque sorte, le complément de nos études, nous en parlons sans honte, avec aisance, et nos familles ont la discrétion de fermer les yeux et de sourire. — C’est le profil aimable d’une sensualité de bon aloi. — Un Anglais donne de ce sujet une toute autre interprétation. Au déduit, se rattachent mille et trois idées apocalyptiques qui en font un crime, un exemple affreux dont il serait malséant de parler, et, d’autre part, ce même plaisir est considéré comme étant de peu d’importance, plaisir inutile sur lequel la moindre émotion athlétique a le pas. — C’est le profil tragique et bas d’une sensualité de mauvais renom. — Deux façons de sentir inverses, qui peuvent s’opposer, et dont l’atlas nous donne une explication suffisante, sinon complète, par la différence des latitudes ; mais comment veut-on qu’un jeune Anglais parle élégamment du plaisir, s’il s’en fait une si laide image ?

— Tu ne m’accuseras pas de partialité pour notre race, car sur mes critiques, tu renchéris encore ! Tu fais un jeune oxonian d’aspect plus offensant que je ne le rêvais, et tu étends singulièrement son ignorance. Je la restreignais à ceci, qu’il ignore communément les plus élémentaires lois de physiologie, notions simples qui sont en quelque sorte le terreau de notre pensée. Pour indulgent qu’on soit, on s’effare un peu à voir un jeune homme bien bâti et point du tout goitreux ni imbécile, ignorer profondément ce qui différencie un pin parasol d’un casoar à casque, comment l’homme le moins compliqué respire, et de quelle façon élégante le sang parcourt ses membres !

— Je t’arrête ! m’écriai-je. Sur ce dernier point, s’il n’a pas des lumières très précises, il sait du moins que Harvey en eut plus que lui. Cela rentre dans le patrimoine national. Mais quelle étrange façon as-tu de raisonner ! et pourquoi ne donner au peuple voisin ton approbation que si tu trouves en lui ta propre image ? Un Anglais est élevé suivant un système contraire à celui que l’on prône chez nous. Quoi d’étonnant à ce que les produits d’élevages différents ne se ressemblent pas ? — Nos méthodes datent du dix-neuvième siècle ; le jeune homme formé par elles n’est guère livré qu’à des influences contemporaines, au lieu que l’adolescent soumis à la discipline d’Oxford est bien forcé de sentir obscurément que le système par lequel il est dirigé n’est que le résultat d’une longue habitude, la forme dernière d’une tradition qui remonte au douzième siècle. Les règles ont changé sans doute, depuis lors, changé au point de n’être plus reconnaissables, mais cela ne s’est point fait brusquement. En Angleterre le progrès, dont la marche est, je pense, aussi rapide qu’ailleurs, se développe par des amendements successifs, non par des révolutions. Les coutumes existantes n’ont point cet aspect codifié dont la figure géométrique plaît à notre intelligence latine, elles n’offrent rien d’architectural ; bien plutôt pourrait-on les comparer à des futaies d’une belle venue, un peu surchargées, peut-être, et dont l’ordre subtil (qui se rattache bien plus à la raison qu’à l’art) n’apparaît pas à première vue. Un jeune Anglais s’accommode fort bien de la complexité, des demi-mesures et des lignes sinueuses, comme le citoyen du commun s’accommode, passé le détroit, d’un régime dont on ne peut dire au juste s’il est surtout impérialiste ou surtout démocratique. A cet égard, nous avons des instincts d’arpenteur géomètre qui ne laissent pas d’être parfois un peu puérils, et, de même qu’il nous faut une république à bonnet rouge ou un empire semé d’abeilles, à la minute où les lys ont cessé de nous plaire, de même, adolescents, ne pourrions-nous souffrir un compromis dans l’éducation que l’on nous donne, et ne pense-t-on d’ailleurs pas à nous l’imposer.

« Le Français, qui fut toujours, en art, l’ami des demi-mesures et du lieu-commun (opinion éprouvée par le bon sens, et, par conséquent, infiniment complexe) qui, par ce fait, créa la littérature la plus universelle qui soit, est, dans les affaires d’éducation et de politique, un sectaire, partisan farouche des systèmes rationnels, bien dessinés et dont tous les angles paraissent.

« Au lycée, nos maîtres nous bourrent la cervelle de faits, d’opinions, d’exemples ; ils nous donnent à considérer des façons de voir, de penser et d’agir ; ils nous montrent des rapports, sans beaucoup nous les expliquer, et leur effort se borne à tenir notre esprit dans un état de réceptivité. Puis vient la classe de Philosophie, où l’on nous offre des méthodes à choisir. Inconsciemment (car tu penses bien que ce travail ne se fait pas en pleine lumière), suivant la secrète indication que nous donnent notre nature et les influences familiales, nous en prenons une, et voilà tout le fatras que l’on prétendit nous inculquer qui se classe lentement. — Heures graves ! — L’adolescent fermente ! — Comme pour les raisins dans la cuve, cette fermentation le trouble parfois jusqu’au plus profond de son être. C’est l’époque où sa cervelle imagine les plus folles choses, voire d’être amoureux d’étoiles diverses et souvent très basses sur l’horizon, — mais, peu à peu, il se calme, la méthode choisie s’altère, disparaît, — seul le classement reste. Il entre dans la vie, ayant reçu des lueurs de tout, lueurs qui lui donnent du monde une vue un peu floue, panoramique, et lui permettent de se spécialiser ensuite en connaissance de cause. Il a appris pas mal de faits dont il n’a retenu que les rapports, et, à cette école, il a gagné une vertu excellente, meilleure mille fois que l’érudition courte : la vertu d’oublier intelligemment. — Ainsi, nous formons l’enfant destiné aux universités par un système qui, idéalement appliqué à des générations idéales, donnerait une élite intellectuelle. Avouons-le, c’est la théorie qui nous séduit surtout : ce jeune homme qui trouve par lui-même sa raison de vivre, à qui ses maîtres ont fourni seulement les arbres du bûcher et qui, de sa propre main, allume le flambeau, ne figure-t-il pas une agréable image ?

« Cette méthode animatrice qui, chez nous, couronne l’éducation et nous est simplement proposée, est, en Angleterre, imposée au collégien dès l’abord, non pas formellement, mais de manière secrète et sûre. Il la trouve dans le règlement sévère de ses premiers jeux ; il la retrouve dans ses premières leçons. Du latin, du grec, de la géométrie, de l’histoire exacte (presque des chroniques), la glorification démesurée des grands hommes de son pays, suffisent à nourrir son cerveau, mais, dès les premiers jours, on lui apprend à former son jugement, à s’enorgueillir de lui-même, de ses muscles, de sa terre, de sa race… »

Étienne m’interrompit :

« A former son jugement ! à former son jugement d’une certaine façon, devrais-tu dire ! On pense qu’un garçon qui est d’esprit assez discipliné pour jouer dans un match de foot-ball (ce qui, je l’accorde, n’est déjà pas une mince affaire) et assez méthodique pour composer proprement un cent de vers latins, pourra, plus tard, tenir, de façon très honorable, son emploi dans le civil service et l’administration des colonies lointaines, mais c’est le sens critique, le bon goût, l’adresse d’esprit que je lui refusais, non une certaine logique de tradition, mécanique spirituelle qu’un collège de jésuites enseigne aussi bien qu’un collège anglais !

— Eh ! mon ami, tu dérailles ! m’écriai-je. Que cherche l’Angleterre et comment le cherche-t-elle ? Veut-elle, comme nous, former une élite intellectuelle ? Non pas ! Tous ses efforts, efforts patients, bien dirigés et scrupuleux, tendent à former une élite de patriciens. — Elle n’essaye pas de créer, comme on tâche de le faire chez nous, un immense collège d’électeurs éclairés, mais une aristocratie de dirigeants. Ce n’est pas un cerveau qu’elle tend à modeler dans ses universités, mais bien un caractère. — Le jeune homme est tenu loin des grands centres, loin par conséquent d’une influence étrangère (fût-ce celle de sa famille) et, dès que les portes d’Eton, puis d’Oxford, sont refermées sur lui, on lui enseigne bien moins à travailler qu’à vivre. — Si l’enfant anglais devient moins tôt que le Français un être raisonnable, combien, d’autre part, il devient plus tôt un homme tout court ! — Essaye de faire, dans un lycée, un cours de morale pratique, pas un élève ne t’écoutera, chacun regardera voler les mouches avec un petit sourire entendu. Même en classe de Philosophie, l’enseignement de la Morale est réduit à peu de chose et disparaît dans une indifférence que le professeur partage.

« En Angleterre, tout le programme des études se résume en un cours de morale pratique et, dans ce programme, il faut comprendre les jeux. L’enfant apprend la responsabilité au foot-ball, il apprend l’émulation sur la rivière, partout il acquiert cette continuité dans le dessein, cette stubbornness qui est une sorte de vaillance têtue.

« C’est là une vertu cardinale, une de ces vertus vivantes qui ne créent pas des saints, mais font de grands hommes d’action. — Un grave défaut l’accompagne : je veux dire le manque de curiosité. L’éducation donnée au jeune homme anglais tend à étouffer ses tendances à l’investigation ; elle le rend conservateur. Par opposition, prenons un exemple chez nous. La plupart des jeunes gens qui pratiquent le font par conviction. La crise religieuse qui surprend l’adolescent français le laisse, une fois passée, très croyant ou très indifférent ; un Anglais, tout au contraire, est religieux et pratiquant par habitude, par décence, parce que ses parents le sont, parce qu’enfin le culte, compris d’une certaine façon, est un trait de la grandeur de l’Angleterre et comme une des figures de la patrie. Plus tard, il pourra perdre toute foi, toute croyance, peu importe ! une habitude a été prise. — Un esprit curieux eût agi autrement. — Il en va de même en politique. Regarde combien, au temps de l’affaire Dreyfus, la jeunesse mit de diligence à comprendre exactement la portée de ses opinions, à les peser, à les définir ; j’entends la jeunesse qui prit parti non point à cause des opinions anticléricales de son entourage, non point parce que le père, la grand’tante et le confesseur affirmèrent au dîner la culpabilité de l’ex-capitaine, mais celle qui, gagnée, par nature, à une doctrine, voulut en outre, par honnêteté et scrupule, se rendre bien compte de ce qu’elle sentait.

« La conduite intellectuelle d’un jeune Anglais eût été toute autre, on l’a bien vu pendant la guerre du Transvaal. Les hommes mûrs, si bons patriotes qu’ils fussent, raisonnaient parfois leur enthousiasme et le rectifiaient d’une critique saine, d’une objection ; les jeunes gens s’y laissaient aller. A leur place, nous n’eussions pu résister au plaisir de donner à la guerre, le premier émoi passé, un commentaire et des notes ; eux, ils accueillirent les défaites par des considérations du genre de celle que l’on peut lire sur la tranche de nos pièces de cent sous, et saluèrent les victoires comme de joyeuses trompettes.

« Voilà où le manque de curiosité du jeune Anglais lui rend l’avantage, voilà qui nourrit son magnifique orgueil et son copieux dédain de tout ce qui n’est pas lui ; mais, quoi d’étonnant à ce qu’en fait d’art ce jeune homme, qu’il faut considérer comme un bel animal, confonde, dans une même admiration vague et de commande, Beethoven et Stephen Heller, Miss Austen et notre Balzac ; qu’il ne distingue pas très bien le beau du joli, la passion de la sentimentalité, et qu’enfin de compte tout cela lui soit indifférent ? Qu’importe que ses heures d’attendrissement soient ridicules, qu’il bâille devant un tableau de prix, et rêve de sport à l’audition d’une belle symphonie ! Ses dents sont bien plantées, voilà le grand point, et il sait mordre.

— Autant dire, interrompit Étienne, que tout est parfait au delà du détroit, que le système adopté par les Anglais est l’unique système pour élever des enfants parce qu’il est une politique de résultats et non de théorie, enfin que, dans cette belle arme de progrès, il n’y a pas une paille.

— Point du tout. Je pense simplement que cette méthode convient seule à la race, au climat, aux habitudes des Iles Britanniques, qu’elle a autant de défauts qu’une autre, et dont les Anglais se plaignent amèrement. — Et d’abord, le placement des Universités loin des grands centres, s’il a des avantages, a aussi plus d’un inconvénient. Le Quartier latin de Paris ne sert pas uniquement à rapprocher, dans un but de commodité, les lieux de culture, mais rapproche aussi les intelligences, crée une sorte d’atmosphère intellectuelle enivrante, bienfaisante aussi. Ce commerce idéal qui naît entre étudiants est presque méconnu en Angleterre. Le système d’instruction s’y oppose. Lorsqu’un enfant apprend par cœur certaines notions très précises, avec la manière de s’en servir, il ne pense guère qu’à garder ce trésor pour lui, au lieu que, chez nous, l’enfant, devant plus ou moins trouver lui-même sa méthode, a dans l’esprit des notions non définies, des forces non dirigées, et, parmi ces richesses, il puise pour discourir, pour converser, pour discuter. La science, chez l’étudiant français, devient une valeur d’échange dont il se sert libéralement. Il cherche à systématiser son intelligence en s’enquerant des systèmes voisins, en visitant l’esprit de ses condisciples, en respirant l’air de la rive gauche, en s’inspirant des leçons de l’heure passée.

« Penser par soi-même ! — Beaucoup de maîtres anglais déplorent de voir leurs élèves en être incapables. Il y a cinquante ans, cela n’avait que peu d’inconvénients. Les derniers développements de l’industrie ont montré le danger. — Ces temps-ci, on a fait en Angleterre beaucoup d’écoles techniques, et, dans certaines Universités, des sections techniques importantes. Elles ont produit des hommes qui connaissaient fort bien les éléments de leur science, qui étaient pleins d’érudition, mais qui, de cette érudition ne savaient pas se servir. Prenons, comme exemple, les études d’électricité. C’est dans les ateliers, non dans les écoles que sont nés les hommes utiles. Les ateliers avaient une atmosphère d’émulation corporative et scientifique qui manquait aux écoles, et mieux vaut un ouvrier habile qu’un ingénieur bon humaniste, mais maladroit.

« Voilà qui nous mène à une autre question. Chaque année l’Angleterre a besoin d’un plus grand nombre d’administrateurs pour ses colonies, puisque ces colonies se développent. L’industrie, le commerce, lui enlèvent des hommes tous les jours, mais l’Inde et les autres terres anglaises n’ont pas moins besoin d’être administrées. Or cette théorie chère aux Anglais qui met à la tête du pays une élite de patriciens commence à faiblir. L’aristocratie anglaise, je veux dire celle qui dirige le pays, devient fictive en tant qu’aristocratie lettrée. On est obligé de prendre les maîtres sur un plan moins élevé. Bientôt, les directeurs de l’Angleterre ne seront plus tous ou presque tous des classiques, car les familles ne peuvent plus payer leur éducation et l’on ne trouve pas, chez l’Anglo-Saxon, ce puissant amour de la culture qui fait se saigner les familles allemandes. — L’Anglais, épris de réalités visibles, montre moins d’enthousiasme que l’Allemand pour se dévouer à un idéal lointain. C’est une des tares de son caractère et dont la raison est facile à découvrir, puisque, durant toute sa jeunesse, on lui a montré l’importance des faits en négligeant d’indiquer celle des réflexions.

« Ces défauts que je te montre, certains Anglais les voient fort bien. Ils essayent d’y remédier, non point par une révolution à la façon française, par des décrets qui jetteraient le trouble dans tout le pays et paraîtraient sacrilèges aux hommes épris de tradition, mais par des efforts insensibles et continus, donnés sans lassitude et sans nervosité, suivant la manière habituelle de ce grand peuple.

— Oui, dit Étienne qui suivait sa première idée, on ferait un bon roman en prenant, comme sujet d’étude, quelques spécimens de cette race dangereuse et antipathique, quelques beaux spécimens de petits gentlemen bien portants, obtus et crevant de vanité… Et, maintenant que j’y pense, il me semble que lorsqu’il me quitta, mon ami John S… sifflotait le Rule Britannia d’une façon un peu ironique ! »

Mais je n’écoutais plus mon ami ; je prêtais l’oreille à des aboiements rauques et singuliers que je situais assez loin, par delà l’oasis.

« Qu’est-ce donc ? demandai-je.

— C’est un chacal, sans doute, quoiqu’il soit bien tôt encore. Si tu veux, nous pouvons aller lui rendre visite avec nos fusils.

— Volontiers ! m’écriai-je. Emmenons-nous Saïd ? »

Le sloughi d’Étienne tendait vers moi sa tête fine. C’est une vaillante bête, vigoureuse, têtue et dénuée d’esprit.

« Nous l’emmenons, dit Étienne, mais ne le caresse pas trop : il a des puces. »

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