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Sentiments

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JEUX D’ENFANTS

Te rappelles-tu ? — Il n’y a pas si longtemps ! — L’île était au milieu d’un petit lac… de l’océan, veux-je dire !… et il s’y trouvait, suivant notre fantaisie, tantôt une forêt vierge, tantôt le palais des Mille et Une Nuits. Nous abordions à l’aide d’un affreux bateau à fond plat, disgracieux, qui penchait à gauche et prenait l’eau, mais que nous ornions de fleurs, car c’était fête tous les jours. Puis, aussitôt la galère attachée (la galère ! quel beau vocable ! et que nous étions fiers de le prononcer, toi d’un ton léger : « As-tu attaché la galère ? » moi, humblement : « Princesse ! la galère est à l’ancre ! »), aussitôt la galère attachée, nous nous enfoncions dans les ténèbres de la grande forêt.

Elle était vaste, obscure, pleine d’épouvantements ; j’y suis mort vingt fois et cent fois j’y fus blessé. Chaque jour nous courûmes en elle vers un nouveau trépas et il advint même que tu t’y déchiras quelque peu la main sur une épine.

Dès les premiers pas, c’était le mystère avec toutes ses complications. D’abord, la caverne où sont les brigands, les sacs d’or, les belles étoffes ; plus loin, le piège à tigres où nous finîmes par attraper un chat, bête importée, bien entendu, pour servir aux grandes chasses et qui parvint à s’échapper je ne sais trop comment ; enfin, le serpent python que simulait à ravir un bourrelet de porte et qui, tragiquement enroulé sur une branche basse, perdait ses crins du dedans.

Quand nous avions égorgé les trente ennemis qui nous menaçaient, que j’avais piqué dans tes cheveux les plumes de trophée, nous nous arrêtions à l’orée d’une clairière… (divine, cette clairière où nous ne mettions pas encore de rayons de lune !) tu t’asseyais par terre au milieu de ta jupe ronde et je commençais à te raconter mes aventures. Daniel de Foë, Jules Verne, Swift et bien d’autres écrivains renommés faisaient la trame sur laquelle je brodais, longuement, — et toi, tu t’inquiétais de mon sort quand je me battais avec un monstre démesuré ou que mon ballon se crevait dans les airs, ou bien que je faisais la rencontre d’un nain si petit, si petit, que tu ne pouvais t’empêcher de rire en le voyant si petit à côté des cèdres et des chênes que je te décrivais si grands !

C’était l’époque où la nature nous paraissait toujours hostile. Sentiment naturel et primitif que nous avons eu tort de perdre et surtout de remplacer. — Dois-je le dire ? nous étions très orgueilleux ! Si une caverne nous servait d’abri, c’est que nous l’avions creusée, ou, pour le moins, découverte, à force de patience ingénieuse ; si quelque fruit étrange apaisait notre faim dans ce désert où des brigands avaient volé nos vivres, c’est que ma science te renseignait sur la bonté de ce fruit, car nul n’ignore que toutes les plantes sont vénéneuses, toutes les bêtes malfaisantes et toute la nature éternellement vouée à combattre l’homme livré à lui-même. Nous étions les maîtres de la terre, par une savante ruse, et, malgré l’orage, les tigres, la bave des volcans, les raz de marée, les grands serpents, les avalanches (la neige la plus froide se rencontre très bien dans les plaines les plus ardentes), je partais, plein de confiance, mon fusil sur l’épaule, pour trouver notre nourriture du jour, et toi, tu restais dans la hutte à garder nos enfants, dont le nombre était variable, et tu cousais ensemble des peaux de bête avec une arête de poisson, où mon ingénieux esprit et ma bonne mémoire distinguaient la première aiguille. — Plus tard, la nature nous parut maternelle, complice, amollissante… Combien je préfère le temps où nous ne savions voir en elle qu’une esclave, une esclave souvent révoltée.

Ainsi nous jouions à vivre, ainsi nous mettions dans notre route mille traverses, mille accidents, nous doutant peu que ces malheurs si plaisants à supporter nous assailliraient plus tard, pour tout de bon, et, peut-être, tandis que nous rusions avec les bêtes cruelles de la forêt, avons-nous inconsciemment appris cette ruse qui nous est d’une si grande utilité maintenant que nous jouons notre vrai personnage.

Nos jeux étaient donc des répétitions de théâtre ? Il me semble qu’ils en avaient certains caractères. Nous supposions ou nous complétions le décor, à notre fantaisie ; nous nous passions de public, — je crois même qu’un public nous eût gênés ; enfin, tout geste, toute action était provisoire et pouvait se recommencer s’il paraissait mal venu. Combien de fois avons-nous repris une bataille, une évasion, parce que nous jugions qu’il était possible de mieux fuir ou de combattre plus vaillamment. Et nous goûtions aussi l’imprévu des répétitions de théâtre, nous connaissions la scène ajoutée que l’on garde dans la pièce parce qu’elle est jolie… et qui force parfois l’auteur à changer son dénouement.

Un matin que j’avais désobéi à je ne sais quel ordre, tu me condamnas à la torture. Tu me scias le cou, tu me brûlas les pieds, tu me fendis la tête, tu m’arrachas les yeux, tu me coupas les mains, mais je vivais toujours ! Je vivais si bien que je te pris par tes petites épaules et t’embrassai sur la joue. Je t’embrassai sur la joue et tu me rendis le baiser…

Oui, oui, vraiment, nous apprenions nos rôles. T’en souviens-tu ?… Il n’y a pas si longtemps !

Ah ! les beaux jours !

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