← Retour

Sentiments

16px
100%

LES BELLES HISTOIRES DE RENÉ BOYLESVE

On ne saurait assez dire et l’on n’a pas assez dit, ce me semble, le charme singulier et la particulière excellence des romans de René Boylesve. Déjà, son œuvre présente un développement harmonieux, dessine une arabesque depuis le Médecin des Dames de Néans jusqu’au dernier paru de ses livres. On aime à voir le talent évoluer ainsi, sans à-coup, et passer du bon au meilleur, lentement, d’une façon qui est satisfaisante pour l’esprit et comble ce désir inconscient de logique où chacun de nous retrouve sa naissance latine. — D’ailleurs, les deux vertus qui paraissent dominer le talent de René Boylesve accentuent cette impression d’harmonie. Elles sont, je crois bien, la modération et l’entêtement. Si ce dernier mot vous choque, nous le remplacerons par « fermeté dans les desseins », mais « entêtement » me semble beaucoup plus exact.

Les influences que le talent de René Boylesve subit à ses débuts eurent ceci de remarquable que, par une exceptionnelle faveur du ciel, elles furent bienfaisantes. — Un poète, un romancier qui commence à se développer est marqué, d’ordinaire, par la littérature de son temps, de son heure, ou par une grande admiration pour un maître aux pieds duquel il se jette. Malgré l’originalité qu’il pourra, plus tard, acquérir, ses premières années d’artiste sont touchées comme les enfants le sont par les maladies de leur âge. Les stigmates restent souvent, s’effacent quelquefois, mais ont toujours paru. — Ceux de René Boylesve étaient de qualité.

Durant que, sur la jeunesse, régnait encore l’obscure et despotique oligarchie des symboles, en place de fréquenter les cygnes, les lys, les sardoines, les princesses maigres et leurs fervents, René Boylesve, par une bizarre fantaisie, ou, plus simplement, à cause d’un penchant naturel, se prit à entretenir commerce avec Montesquieu, avec Voltaire, et avec cette exquise tribu d’écrivains mineurs du dix-huitième siècle qui savaient conter et qui savaient sourire. — C’est leur main, je pense, qui dirigea sa main lorsque, le démon aidant, il écrivit son premier livre. Elle se retrouve encore le jour où l’idée lui vint de broder à nouveau sur la trame dont Poggio Bracciolini s’était servi pour ses Bains de Bade, et encore dans la Leçon d’Amour.

A cette merveilleuse école de style et de narration, René Boylesve apprit à parler juste et à conter aisément. C’était déjà beaucoup, mais il y apprit encore autre chose de très supérieur, et c’est de ne prendre sa plume que lorsqu’il avait quelque chose à dire, en un mot, de n’écrire qu’après avoir pensé et non avant. Là, nous trouvons le fondement même de sa méthode, méthode qu’il a mis une incroyable obstination à appliquer sans défaillance, au mépris de tout engouement passager, et là, nous trouvons aussi les raisons qui font de lui un artiste modéré. L’homme qui n’écrit pas des pamphlets, mais bien du roman, et qui tient à ce que sa phrase soit toujours au point, qu’elle rende très précisément, sans halo ni bavures, le sens qu’il a voulu qu’elle exprimât, se bride lui-même de trop près pour se permettre de dangereux écarts et il voit trop le rapport des choses pour en grossir certaines au détriment des autres.

A coup sûr, sa grande originalité consiste à se rendre compte de ce qu’est l’originalité véritable et ne tâcher d’atteindre qu’à celle-là : — non point le ridicule effroi de ressembler à quelqu’un, mais la volonté ferme et bien prise d’être, avant tout, soi-même.

Ainsi armé, René Boylesve entreprit d’écrire.

Bien qu’il ne soit guère possible de classer avec justice les fruits d’un même arbre, à moins que l’on ne se contente de distinguer ceux qui mûrirent au soleil de ceux qui le firent dans l’ombre, je tenterai de séparer les romans italiens de René Boylesve d’avec ses romans provinciaux.

Dans Sainte-Marie des Fleurs et le Parfum des Iles Borromées le lecteur collabore en quelque sorte par son éducation et ses souvenirs. A l’aide de quelques touches simples, l’auteur a fixé des décors qui sont déjà esthétiques en eux-mêmes. Ainsi, dans ces deux livres, le premier charme qui nous touche nous le tirons de notre mémoire. Il nous influence et nous voilà tout disposés à reconnaître le plus vif agrément aux scènes d’amour qui se passent sous des arbres si beaux et si célèbres. A talent égal et pour un lecteur du commun, « je t’aime » sera toujours mieux en valeur dans une gondole que dans la rue de Chateaudun.

C’est un procédé quelque peu différent que René Boylesve a adopté dans ses romans provinciaux dont la Becquée est, il me semble bien, le type le plus complet. Il y conte des histoires qui appartiennent tellement à leurs paysages, à leurs alentours, que l’on ne peut s’imaginer l’anecdote située autre part que précisément en ce lieu. Le lecteur ne collabore plus, il subit. — D’ailleurs, ce qu’on lui impose est délicieux.

La Becquée est un livre tout doré par les blés et les soleils couchants, vaporeux du fait des aubes et des crépuscules, et son ferme dessein a des ombres d’une rare délicatesse. — Disons vite que les vingt premières pages sont peut-être d’une lecture un peu malaisée et nous aurons écarté toute critique. L’auteur a voulu présenter ses personnages au cours de l’histoire qu’il raconte et sans que nous y prissions garde. Son roman débute par un événement, et l’on éprouve quelque peine à suivre un drame dont on connaît mal les acteurs. D’autre part, ces acteurs, dépeints à l’instant où ils font leurs gestes essentiels et disent, poussés par la nécessité, leurs paroles les plus significatives, paraissent ensuite plus vivants et plus familiers. Déjà notre cœur est pris. C’est ainsi que nous profitons d’un commencement aride.

Au juste, la Becquée est l’histoire d’une famille, dite par un enfant, mais le narrateur n’est point encombrant, il ne nous raconte pas l’éveil de son âme (dont nous n’avons que faire), il ne nous inflige pas ces récits puérils et saugrenus où, sans se lasser, agonise et meurt le petit chat.

Le personnage principal, celui dont tout le monde parle, c’est Courance, la terre qui nourrit et protège, Courance que Félicie Planté possède et qu’elle représente humainement ; Courance, avec ses six fermes reliées par la route de Beaumont, avec ses blés, ses avoines, ses pâturages et ses bestiaux. Puis, ce sont les frères et sœurs, les tantes, les cousins, et chacun d’eux est marqué fortement d’un travers, d’une habitude, d’un ridicule. Voici déjà que nous les connaissons, que nous sourions à leur approche, que nous savons presque les mots qu’ils vont dire et que nous devinons aisément leurs pensées. Pas plus que l’auteur, les personnages ne parlent pour parler. Seules nous sont données, entre leurs paroles, celles-là qui importent à cause de leur action sur l’histoire qui nous est contée.

Tous veulent vivre par eux-mêmes, de leur vie propre ; ils se haussent, chantent un grand air, ébouriffent leurs plumes, et l’on croit un instant qu’ils vont partir en guerre, intriguer, rêver, produire pour leur propre compte. — Philibert réussira-t-il à vendre sa peinture ? Casimir saura-t-il diriger le moulin de Gruteau ? Mme Leduc est-elle autre chose qu’une belle façade ? Nous sommes sceptiques !… Et, en vérité, leurs ailes ne sont pas assez longues pour voler. Quelques-uns sont des vieillards, pourtant, ils ont encore des faiblesses de bas âge ! L’un après l’autre, ils reviennent à Courance, tête basse. Félicie Planté leur ouvre la porte :

« Entrez ! entrez ! tant qu’il y aura du pain dans la huche ! »

Et elle cueille, en maugréant un peu, quelques fruits de la terre pour les leur donner, à eux qui ressemblent aux petits oysellets qui ne peuvent encore voler et baillent toujours, attendant la becquée d’autruy. — Par cette phrase d’Amyot, le titre du roman se justifie.

Ce livre a une qualité précieuse : il est vrai. La modération de René Boylesve s’y retrouve : aucun effet forcé, nulle couleur trop vive, rien qui oblige à s’arrêter, à faire la moue… « Bah ! l’auteur s’amuse ! » Non, l’auteur ne s’amuse pas à nos dépens ; il ne se plaît pas à nous faire des farces et, comme l’on dit, à se payer notre tête. — Simplement, avec conviction, il nous montre des êtres humains. Ses personnages sont de chair et d’os. Ils ne parlent pas un langage qu’il faut admirer pour lui-même ; ils ne nous renseignent pas éloquemment sur la singularité de leurs joies et la rare essence de leurs douleurs ; ils font mieux : ils rient et ils sanglotent ; ils ne se torturent point l’esprit, ni ne cherchent-ils à nous ébahir par la splendeur et le bruit de leurs paradoxes : ils pensent en hommes qui ont autre chose à faire que de fournir des sujets aux romanciers de leur temps ; enfin, leurs passions ont une envergure normale : bourgeois, ils n’aiment et ne haïssent pas comme des paladins d’opéra, et c’est une des raisons pour lesquelles ils nous ravissent.

Voilà qui est bien. Voici qui est excellent : la Becquée ne traite pas d’adultère ; les démêlés d’un mari complaisant et d’une épouse trop curieuse n’y trouvent point place. Une telle hardiesse est faite pour étonner. A l’étalon des romans quotidiens, la Becquée est une œuvre profondément immorale. Oui, dans ce livre peuplé des gens d’honnêteté moyenne dont on dit, suivant son humeur du jour, qu’ils sont rares ou légion, le combat du code et de la luxure est pour un instant écarté. — Existe-il donc des sujets de roman en dehors des alcôves ? — René Boylesve semble penser qu’il s’en trouve.

A cet égard, la Becquée figure un fort bon roman social. — Si la question sociale n’y est point discutée (ce qui l’empêche d’être ennuyeux à l’incroyable mesure des romans à couverture rouge), l’auteur y traite, méthodiquement, de l’instinct de propriété, non dans son essence philosophique (cela regarde les seuls philosophes), mais dans ses effets et par la description de ses caractères. Pensant que les pamphlets (sauf ceux qui deviennent accidentellement des exemples de style) sont des productions éphémères, et désirant faire œuvre durable, René Boylesve laisse de côté les querelles d’opinion contemporaines qui ne sauront intéresser nos petits-neveux et ne prend que ce qu’il y a d’éternel parmi les variations d’une force sociale pour en faire la trame de ses romans. L’instinct de propriété apparaît souvent dans la Becquée et dans la plus belle transposition poétique aux pages où René Boylesve nous chante l’amour du sol nourricier… bien mieux ! où il nous le fait sentir, car tel incident du roman se place naturellement par l’esprit entre la rentrée des foins et la moisson, comme tel autre un peu avant les vendanges.

Pour peu que l’on entende ces qualificatifs dans un certain sens restreint et précis, la Becquée est une des œuvres à la fois les plus naturalistes et les plus orgueilleuses que l’on puisse inventer dans le roman contemporain. — Naturaliste, elle l’est en ce que la nature est toujours au fond du tableau que l’auteur nous présente. Rien ne s’y passe dans ces cellules intellectuelles sans horizon où certains psychologues aiment à s’enfermer avec leurs personnages. Bien que la nature collabore à l’intrigue d’une façon constante, à la manière dont une maison collabore obscurément au drame qu’elle abrite, les mouvements des héros ne sont point pour cela réglés sur les mouvements des choses, mais les deux mouvements sont, en quelque sorte (passez-moi le mot !) isochrones. Il y a harmonie et non contrainte. En cela paraît l’orgueil que je signalais.

Je ne vois pas du tout de panthéisme dans le cas de René Boylesve. Jamais l’homme n’y est asservi à des forces anonymes. S’il agit, s’il parle, s’il pense, c’est, proprement, par lui-même, et l’on sent à chaque page une sorte de haine révoltée contre cette esthétique qui a courbé l’homme jusqu’au sillon dans un geste qui n’est ni de reconnaissance, ni de respect, mais bien d’esclavage.

C’est là un des points par lesquels l’art de René Boylesve se différencie le plus violemment d’avec l’art qui lui est contemporain. — La pensée humaine, les désirs humains et leurs complications suffisent à lui fournir des sujets ; les forces naturelles n’en motivent guère les péripéties et n’en facilitent pas le dénouement. Ce sont toujours querelles qui se vident en famille.

Plaisir délicat, joyeux ou triste, que de relire ces chapitres ! La célèbre affaire du moulin de Gruteau ! le voyage de Félicie à Paris et ses promenades dans Courance !… et comme nous tremblons lorsqu’elle meurt ! (il nous semble que tout le roman va s’écrouler avec elle !…) et comme nous reprenons pied à la lecture du testament !

Oui, cela est bien conté et figure une belle histoire… mais, avouons que le style y est pour quelque chose.

Le style de René Boylesve se distingue par ce trait qu’il est avant tout un style de littérateur, le style d’un homme qui, pour atteindre à une certaine beauté, donne à son style un tour exclusivement littéraire.

Pierre Loti, dans les plus récemment parus de ses chefs-d’œuvre (l’Inde sans les Anglais, Vers Ispahan, etc.), est un peintre occupé de couleurs et de contours ; chez Maurice Barrès, on sent un styliste nourri de musique et, dans ses plus courtes productions, le souci mélodique devient obsédant, témoin son bel article Sur la Mort d’un Ami, où les dernières lignes, avec leur accumulation de rimes en eur, donnent une impression de tambour voilé ; enfin, dans ses pièces, François de Curel se sert du mot et de la phrase uniquement pour fortifier, affaiblir, nuancer, ou diviser une idée générale. Si, dans la Nouvelle Idole, le docteur Donnat parle de jeter des « gerbes de sacrifice dans les granges de l’idéal » ou s’il développe sa belle comparaison des nénufars, c’est qu’il veut mettre tout à coup en valeur une idée qui courait dans les scènes précédentes. L’image, chez lui, n’est pas un agrément de style, c’est le foyer des rayons dont il éclaire une réplique.

Eh bien ! René Boylesve, dont les phrases sont disposées, pour qu’elles soient plus claires, suivant une cadence très savante, n’a, dans son style, aucun rhythme extérieur, aucune couleur de peintre, aucune intention philosophique. — La période, souvent délicieuse en elle-même, court sans que l’on puisse saisir comment. — Elle raconte simplement. Elle raconte un paysage à la manière successive dont on raconte une histoire. Point de plans, point non plus de ces effets simultanés que cherchent, en se forçant, certains stylistes fous d’impressionnisme. Ayant des plumes et du papier, René Boylesve laisse à d’autres la palette et les pinceaux. Nous sentons ses descriptions par l’intelligence ; nous les comprenons, nous ne les voyons pas. Nous n’entendons jamais une de ses phrases. Jamais une ligne ne nous arrête à cause de sa poésie particulière, du couplet philosophique qu’elle figure. — Et c’est très bien ainsi. — A trop mêler les arts, à trop leur permettre de se pénétrer l’un l’autre, à trop exprimer une idée avec les procédés qui ne lui sont pas raisonnablement dévolus, on finira par vouloir labourer les champs avec une contrebasse et ramer avec un burin. — René Boylesve est satisfait de conter à l’aide de procédés naturels, mais qu’il sera donc difficile de découper dans son œuvre des morceaux choisis !

Certes, je n’ai pas expliqué le charme des romans dont je parle… mais un charme s’explique-t-il ? Et je n’ai pas dit la grâce des épisodes, ni la subtilité des intrigues, ni la délicatesse du dialogue… mais les grâces, les subtilités et les délicatesses échappent, je crois, à la critique (du moins à la mienne), aussi, désirant ne pas allonger ces belles histoires par des commentaires, je prends le parti d’aller, simplement, les relire, et, bien qu’il y ait dans chacune d’elles une exquise émotion avec mille autres qualités encore, c’est toujours aux derniers chapitres de la Becquée que je finis par retourner, où l’on voit se rompre et se rattacher les mystérieux liens qui retiennent les uns aux autres les individus de l’humanité, et où l’auteur chante, d’une voix si émue, cette tendresse pour le sillon qui nourrit toujours son homme, cet amour pour la terre immortelle, amour qui est peut-être bien la fin de toute philosophie.

Chargement de la publicité...