Sentiments
LE KIOSQUE VERT PRÈS DE L’ÉTANG
Disposer sa bibliothèque suivant un plan préconçu est une tâche délicieuse, mais imaginer ce plan est plus agréable encore. D’ailleurs, je n’en approuve qu’un seul. Tous les autres, pour logiques et harmonieux qu’ils semblent, à première vue, finissent par devenir incommodants et m’irritent à la longue. — Ainsi, pourquoi mettre les livres d’histoire sur le même rayon, et ne point séparer les romans ? Quels avantages procure donc ce classement par espèces ? — Thiers voisine mal avec Michelet ; quelle insupportable obligation pour Gautier que d’avoir à toute heure, avec Laforgue, une reliure mitoyenne ! et, croyez-moi, il est presque malhonnête de laisser fréquenter à Chateaubriand les nouvelles de Mérimée. Joindre Atala et Carmen !… n’en sentez-vous point l’indécence ?
Je goûte encore moins un système qui mettrait à ma portée les livres dont je me sers le plus souvent. C’est me forcer à tolérer une compagnie qui peut être agréable, mais me devient odieuse à l’instant où je m’aperçois qu’elle est imposée. — Il me déplaît d’avoir ainsi à prendre en horreur, parce qu’il se trouve trop à portée de ma main, un ouvrage que je lis fréquemment, et, s’il me vient tout à coup l’envie de feuilleter le Tyr et Sidon de Jean de Schelandre ou le Mémoire sur Vénus de M. Larcher, ou encore de considérer les Images de plate peinture des deux Philostrates, sophistes grecs, avec les épigrammes du sieur d’Embry qui les complètent, pourquoi m’obliger à les querir en des réduits lointains, sous l’odieux prétexte que je ne fais pas de ces volumes ma lecture quotidienne ?
Je pense que l’on doit classer sa bibliothèque suivant la seule émotion que les livres dégagent, suivant la qualité de fièvre, d’intérêt, de joie ou d’ennui qu’ils nous donnent. — Il y aurait par exemple le rayon de la Douceur du foyer, celui du Regard intérieur, celui des Agréments et inconvénients d’une maîtresse, celui des Beautés naturelles ; enfin, dans un réduit secret, on réunirait, non loin d’une lampe et d’un grand fauteuil de cuir, certains livres, sous l’étiquette : Parfums exotiques et autres (Livres de voyage).
C’est la seule collection que j’aie tâché de me former. Sur ce rayon, je trouve la Prière sur l’Acropole, oraison qui convient aux beaux départs, les Moralités légendaires, le Centaure de Maurice de Guérin, Fumée d’opium de Claude Farrère, la Léda de Pierre Louÿs, quelques vers et quelques proses de Rimbaud, recopiés dans un cahier, la Mort de Venise de Maurice Barrès et ses Aventures d’Astiné Aravian, les Petits Poèmes de Baudelaire, arrachés, au mépris de toute bibliophilie, à l’exemplaire courant et reliés avec ce titre que j’aime et dont le poète nommait parfois son ouvrage : le Spleen de Paris ; la prodigieuse Histoire des boucaniers d’Amérique d’Œxmelin, enfin la Connaissance de l’Est de Paul Claudel, dont les poèmes chinois me charment en tous points, dont la couleur de couverture tient le milieu entre celle d’une sauce végétale et celle d’une eau stagnante, qui n’est point paginé, n’a pas de table des matières, où l’on se perd comme dans un labyrinthe d’idoles et de qui le titre même, si paradoxal et si exact, m’est cher, car, en lisant ces mots : Connaissance de l’Est, ne dirait-on pas d’un traité de stratégie ou d’un pamphlet sur le démantèlement des forteresses ? au lieu qu’il s’agit de pluies, de navigations nocturnes, d’un temple de la conscience, de vérandas, de banyans, de maisons haut perchées, d’une araignée noire suspendue par le derrière, de sources, de flots et d’une arche d’or dans la forêt !
Ce sont là mes vrais livres de voyage. Ils me transportent en tel lieu de la terre et du rêve qu’il me plaît de choisir, aux heures de mélancolie où l’on voudrait être en tout lieu de la terre, sauf en celui dans lequel on se trouve.
Aujourd’hui, j’ai pris le dernier venu de ces livres. Il a pauvre aspect, mais, croyez-moi, il est très précieux et garde sa splendeur comme un trésor secret. Je l’ai formé avec des poèmes repris dans ces revues que pour la plupart une même saison vit naître et mourir. — Pages qui débordent les unes sur les autres, papiers divers, caractères contrastés… tout cela est cartonné, tant bien que mal, avec ce titre : Cinquante poèmes. L’auteur : Paul Valéry. Je crois posséder au complet son œuvre poétique.
Sa plus fine particularité est qu’on ne peut en lire dix vers sans être aussitôt transporté en d’étranges contrées. Je ne sais si ces vers sont toujours excellents ; je crois même que, parfois, ils portent un peu la marque des années de symbolisme où ils furent écrits, mais à coup sûr leur auteur est un ingénieux magicien, tantôt
Tantôt :
Ou bien enfin :
Mais le lieu vers lequel les poèmes de Paul Valéry me conduisent le plus souvent est un bois, très retranché du monde où dort un étang. Près du bord, des femmes sont assises, très parées ou très nues. Celle qu’une eau légère encore diamante vient de se coucher sur l’herbe : des larmes de soleil ruissellent sur ses flancs. D’autres, qui se baignent, jouent avec des nénufars. Je vois une barque passer sur l’eau égale ; des femmes, encore, s’y trouvent qui, rêveusement suivent
Cependant la nuit descend, la nuit lactée et douce et le pâle silence.
Près de cet étang, à demi réel, à demi enchanté, s’élève un petit kiosque vert (je ne sais pourquoi, mais je le vois toujours vert), un peu japonais, un peu chinois, entouré de fleurs, kiosque baroque, un peu prétentieux, un peu simple, tout chargé de clochettes, kiosque au toit de branchages à travers lesquels la brise chante… et quelle voix vaudrait ce vent musicien ! kiosque d’un accès difficile, à l’intérieur duquel doivent fleurir des fleurs très rares, dans de très rares porcelaines, kiosque vert qui me paraît être une figure tout à fait juste de l’œuvre poétique de Paul Valéry.
Entendez bien qu’il ne s’agit pas ici d’art lyrique. Ce sont, si vous le voulez, des jeux diaprés (et l’eau est toute chatoyante), des coups d’ailes… des coups d’ailes dans une volière (mais les plumages sont si précieux ! et la volière est toute en or !) Il s’agit de complications ravissantes, analogues à celles que l’on voit en rêve, d’images vives et bizarres qui se replient sur elles-mêmes, ou se divisent ; — il s’agit d’une folie ornée et précise, d’arbustes nains qui rappellent les cèdres de la forêt, et font sourire, de sons de flûte qui étonnent, n’ayant rien de pastoral en leur étrange harmonie, de fleurs-insectes et d’insectes-fleurs, d’un labyrinthe musical et parfumé. — Jeux d’eau, disais-je, et coups d’ailes en volière… Ne cherchez ni grand fleuve, ni grand essor, — non ! tout se passe au sein du petit kiosque, si délicieusement vert, et dans ses alentours humides où de pudiques lys grandissent en silence.
Art volontairement restreint ; art délicat. On dirait d’un panneau d’Orient où la disposition des couleurs et des laques sentirait son heure. Mais les couleurs sont vives, mais les laques sont pures, et leur ensemble, certains jours, est vivement évocateur… Rêves qui transportez ailleurs ! qui donc vous crée ? les chanteurs à la grande voix de cygne ou les musiciens compliqués ?…
Et, puisque je fais des comparaisons, voici une image que je vous propose : c’est l’image d’une esquisse au pastel que je vis chez Armand Rassenfosse, le peintre graveur de Liège.
Sur une haute terrasse de marbre, close par des rinceaux de lierre sombre et de vignes sanglantes, une femme, drapée de blanc, debout contre la nuit, chante, les mains pleines de fleurs. Elle chante et son âme mélodieuse s’exhale par le sourire des lèvres entr’ouvertes. — Assis presque à ses pieds, sur la dernière marche qui conduit à la terrasse, accoté contre un vase où deux satyres se poursuivent dans le bronze, un fou joue d’une flûte dont, semble-t-il, il tire un futile vent d’ombre et de rêverie. Il est plié sur son instrument et l’on dirait qu’en le pressant à sa bouche il lui confie des secrets. Il est vieux, sa figure, toute en rides, se plisse et ses yeux brillent d’un air ambigu. Son costume est bariolé, orné, brodé, historié, fait de pièces éclatantes et chargé d’ornements. A la pointe de son chapeau s’ouvre, au milieu de trois clochettes, une rouge tulipe. Il écrase sa marotte sous son soulier de soie. — Rien ne lie les deux musiciens. — La femme est perdue dans son chant, le fou dans les méandres de sa musique, mais le peintre nous a donné, avec ses personnages, l’inspiration qui les ravit tous deux ; au delà de cette clôture sombre et sanglante que font les vignes et le lierre, au delà du marbre de la terrasse, un paysage s’étend, et c’est d’abord ce grand arbre tout proche qui occupe la moitié du ciel. Dans le dédale des branches, dans le lacis compliqué des rameaux, dans le monde des feuilles, la lune se joue et fait un éden de verdure, une ruche de joyeux rayons ; sur la terrasse elle dessine des boucliers d’argent et sur le chapeau du fou fait briller les clochettes. Plus loin, c’est la plaine voilée d’une poussière de nuit ; le dessin des choses s’y perd, on ne voit plus, sous les étoiles, qu’un cortège indécis de teintes fumeuses, que marque parfois le détail d’une colline, d’un bois ou d’un village. Partout c’est la paisible et bienfaisante nuit.
Ce pastel inachevé me séduisit, non pas seulement par ses beautés de dessin et de couleur, mais par l’exemple qu’il donne de deux façons de chanter…
Et je sais bien que l’une d’elles est plus sûre, plus éternelle, en quelque sorte, mais l’autre, croyez-moi, console mieux d’être mis sous clef par le spleen, car il vous fait évader vers ces régions étranges où près du kiosque vert, séduisant et baroque, l’étang sommeille, chargé de fleurs, tandis que, dans un ciel d’estampe japonaise, se lève cette amie des chercheurs de pierre philosophale, la lune, agréable aux insensés.