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Sentiments

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SUR L’INCONVENANCE D’OUTRAGER LES MORTS

aux Chercheurs d’inédits.

La tristesse de ce ciel d’hiver, la neige grise et l’incapacité où l’on est d’imaginer, même vaguement, ce que peut être un soleil d’août, m’incitent à méditer un peu sur certain poème de Jules Laforgue intitulé : Complainte de l’oubli des morts.

Cet homme nous est d’un aide précieux aux jours où il pleut sans répit, où la bise exagère, où le brouillard emmitoufle la ville comme avec un cache-nez de laine sale. A ces moments, si l’on n’a pas à portée de la main un album de Beardsley, pour fréquenter quelque princesse suivie d’un nègre, ou se faisant coiffer, ou cueillant d’impossibles fleurs avec des gestes difficiles, les vers de Laforgue et ses Moralités sont, pour l’âme, une excellente médecine.

Ce soir, je veux, avec Laforgue, plaindre les pauvres morts et détester les ouvreurs de tombes dont les journaux nous content chaque jour les affreux exploits. Hélas ! si le violateur de sépultures est puni par le code quand ses petits travaux ont le décor d’un vrai cimetière, si le gazetier frémit et s’indigne quand le crime est, simplement, de chercher, dans un cercueil de vieille dame riche, un bijou enlevé à la circulation, combien il change de ton, quelles fleurs ne cueille-t-il pas dans son memento de rhétorique, lorsque le sacrilège fut caché sous un masque pieux, ou que la sépulture violée était une sépulture spirituelle !

Les insultes subies par un cadavre se payent chèrement, les injures faites à une mémoire sont à l’ordinaire glorifiées et les souvenirs ne se plaignent pas plus que les cadavres :

Les morts,
C’est discret ;
Ça dort
Trop au frais.

Un auteur vient-il à mourir, qui brilla quelque peu et fut de bonne vente, il se trouve un grand nombre de gens à l’affût du moindre lambeau de papier marqué de son écriture. Les invitations qu’il envoya, les billets que reçut son cordonnier ou sa blanchisseuse, une carte de visite cornée de sa main, forment le fond de la collection ; les lettres à ses amis (celles où le tutoiement est employé sont plus précieuses), les réclamations aux éditeurs, en sont les joyaux. Le bibliophile gardera-t-il au moins ces reliques dans une cassette bien close, loin des yeux de la foule, pour sa seule joie ? Point du tout ! il les portera à la revue où il est agréé, les publiera, les illustrera d’une préface et de notes, et ceux qui liront cette feuille sauront que X…, le grand poète, décédé à la fleur de l’âge, portait des cols rabattus, dînait à huit heures, sautait de son lit du pied gauche, et, par aventure, qu’il souffrait de douleurs intestinales. — Aimables détails ! — Mais qu’importe ! — l’impunité du bibliophile est assurée :

Les morts,
C’est sous terre ;
Ça n’en sort
Guère.

… Et, quand les parents et les amis du mort l’auront un peu oublié, quand ils en seront venus à surveiller moins strictement ses manuscrits, alors le petit jeu reprendra de plus belle, et les bibliophiles se mettront à la recherche des inédits. Le romancier a-t-il parfois essayé sa plume avant d’entreprendre son travail, le malheureux poète a-t-il, un jour, écrit deux vers imbéciles sur l’album d’une jeunesse qui l’en priait, a-t-il déroulé un mirliton impromptu au bas d’une lettre à sa maîtresse, l’amateur les recueillera dans son carton, puis les publiera tous en volume, réunis par un commentaire larmoyant et faussement respectueux.

Telle est la destinée de l’écrivain. Et passe encore s’il n’avait à souffrir que durant sa vie, et d’une main hostile, ou de sa propre main ! mais quel excès d’opprobre que d’avoir à souffrir, après sa mort, de la main de ceux qui prétendent l’aimer !

C’est gai,
Cette vie !
Hein, ma mie,
O gué ?

Voilà pourquoi on peut reprocher à tant d’amateurs sans vergogne, non seulement de tenir sur les morts des propos éhontés, mais encore de leur faire de cruelles blessures.

Lorsqu’un écrivain de valeur a jeté l’un de ses manuscrits, il est assez probable qu’il n’espère pas le voir, plus tard, tiré de l’ombre ; au moins peut-on le supposer. — Croit-on vraiment que cela ajoute grand’chose au renom d’un poète que de publier les vers qu’il bégaya ? et à la gloire d’un romancier que de mettre en vente le roman qu’il écrivit en nourrice ? — Ceux qui manquent ainsi de respect aux morts sont de mauvais disciples qui ne savent pas aimer un maître. — Mais ce sont là sensibleries puériles :

Importun
Vent qui rage !
Les défunts ?
Ça voyage !

Sensibleries de même ordre que de vouloir cacher des amours. Les amours célèbres doivent être exposées, les baisers surpris et les alcôves ouvertes. — Rien ne pique si fort la curiosité que deux bouches illustres qui se joignent.

Ah ! pour Dieu ! une fois qu’ils ont vécu leur premier rôle jusqu’au bout, permettez aux grands de la terre de dormir comme des mendiants ! et ne les troublez plus ! — C’est une vile chose que cette curiosité qui pousse à troubler les morts, à prostituer leurs rêves, à répandre leurs fautes littéraires, leurs défaillances et leurs plaisanteries. — Si vous faites d’un homme un dieu, gardez-lui sa stature de dieu et, aussitôt le monument mis en place et doré, ne découvrez pas la faiblesse du modèle ! ne dites pas :

« Celui que vous voyez, en marbre, et si fier, sur cette place, fit à vingt ans un mauvais sonnet. Peuple ! écoute-le ! »

C’est la plus basse des trahisons.

Que l’on donne les variantes d’un chef-d’œuvre littéraire, voilà qui peut être d’un bon enseignement, car le livre fut parfait par l’auteur ; que l’on expose les esquisses d’un beau tableau, cela peut être excellent, car elles ont porté déjà leur fruit qui est, précisément, le tableau, et il est bon de voir la fleur qui se transforma en un fruit si précieux ; que l’on publie, à la rigueur, les papiers d’un poète inégal et curieux, d’un prosateur au talent intermittent, ces nouveaux fragments pourront n’être pas plus mauvais que ses moins bonnes productions… mais qu’on laisse dormir les morts !

Un jour, quelque bibliophile, collectionneur, monomane ou gazetier sans pudeur se verra brusquement châtié à la façon que prévoit Laforgue, et le romancier, l’artiste, le poète, trop insulté dans sa tombe, repoussant la pierre blanche, viendra d’une main furieuse

Le tirer par les pieds,
Une nuit de grand’ lune.

… Et, ce soir, tandis que ma gouttière pleure par brusques sanglots et que le vent s’amuse tristement dans les cheminées, je songe que bise et pluie sont peut-être la voix des morts qu’on outrage.

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