Sentiments
LES JARDINS, LE FAUNE ET LE POÈTE
pour Octave Maus.
Je voudrais parler de certaines façons qu’il y a de transcrire un paysage en poésie, mais, au lieu de cueillir des exemples, ici et là, à travers l’histoire littéraire, je les choisirai pour la plupart dans les œuvres d’auteurs contemporains qui surent animer d’anciens rêves éteints, redire les fables où les sources sont vivantes et les arbres enchantés, et rendre enfin le charme des grands parcs disposés en vue d’un noble effet, des allées que ferme un horizon artificiel, coupé d’une nymphe neigeuse, des ifs taillés, des colonnades blanches et des jardins bien disposés.
Au juste, j’entreprends de noter comment certains auteurs s’y prirent pour nous faire connaître en prose ou en poésie l’émotion qu’ils ressentaient devant la nature ; — et c’est Henri de Régnier qui m’occupera d’abord.
Il a su nous révéler de nouveaux aspects du parc de Versailles, des aspects qui lui sont personnels, mais sa muse, qui se plaît à dessiner plus d’un décor, lasse du sable que le rateau nivelle, va souvent courir dans les forêts d’alentour, dans le bois sacré, cher à ces déesses dont Chavannes nous donna l’image. — Et, là, nul arrangement, rien de concerté, point de marbres, point de plates-bandes ni de perspectives autres que celles que nous présente la nature. On dirait que l’homme n’est jamais venu dans cette région… j’entends l’homme moderne. Mais écoutez !… écoutez bien la brise ! — Ce n’est point aujourd’hui ce bruit d’ailes rapides qu’elle fait, ce bruit de fuite et de frôlement auquel nous sommes habitués, qui nous charme pourtant et parfois nous force à frissonner quand il passe avec le crépuscule… Non ! les arbres murmurent de façon plus distincte ; à chaque mouvement de l’air nous entendons mieux leurs paroles divines, nous en comprenons même la plus faible inflexion… Et c’est l’hamadryade d’un bouleau qui se plaint de rester engaînée, c’est la nymphe d’un chêne qui chante d’allégresse parce que la rosée se lève autour d’elle aux premiers sourires de l’aube, — et que cela est beau. — Voyez aussi quel pouvoir a le génie poétique… Cette impression que les prosateurs rendent avec peine et de manière insuffisante par tant de phrases, Henri de Régnier nous la donna maintes fois, dans son livre, parfaite en une strophe ou un vers !
Vraiment, il sait diviniser un paysage en ne retraçant que les traits éternels de l’arbre ou du sentier. D’ailleurs, et quel que soit le procédé qu’on emploie, l’étude d’un point de vue, d’un décor naturel, dès qu’on le transporte en rhythmes, offre de très singulières difficultés. C’est là que les poètes trébuchent. Tant qu’il est question de n’émouvoir que par le spectacle de ses passions, de ses regrets, de ses souvenirs, tant qu’il ne s’agit de parler que d’espoir ou d’amour, sans plus, — avec certaine facilité et quelque talent, un poète arrive aisément à être médiocre (je veux dire, à paraître bon), mais, quand il veut dépeindre ses émotions dans leurs rapports avec le monde extérieur, nous montrer sa douleur autre part que sous une lampe, rire, pleurer, se souvenir en plein air, le front dans la brise et les poumons gonflés, — c’est alors que les habitants du Bas-Parnasse défaillent, et que ceux-là seuls qui ne s’effrayent pas de l’air des cimes, de cet air difficile à prendre en soi dont nous parle Byron, donnent leur mesure et se révèlent en leur beau.
Il est quelques façons très diverses de mêler la nature à la poésie. Nous en trouvons certaines dans la Cité des Eaux, et j’aimerais que l’on prît goût, au cours de ses strophes, à considérer les images de fleurs, de fontaines, de forêts et de flots que le poète nous offre, ainsi que la façon dont il nous les offre, avec ses manières de les peindre, — et, si j’ai donné comme titre à ces pages : Les Jardins, le Faune et le Poète, c’est qu’aussi bien ces trois mots me semblent-ils convenir aux trois modes que le poète qui nous occupe a de chanter.
Et d’abord, avons-nous assez entendu divaguer sur l’automne ! — Demandez à douze poètes de chanter un mois de l’année. Croyez-moi ! onze d’entre eux choisiront un mois d’automne. Le douzième se plaira peut-être, par bizarrerie, à célébrer février ou mars, et sans doute qu’il le fera mal. C’est qu’il semble que l’automne soit plus poétique, que le regret aille bien avec les feuilles mortes, et que nous soyons, malgré nous, toujours médusés par la complainte où M. Charles-Hubert Millevoye, poète d’Abbeville, nous tira des larmes en parlant, sinistrement et pour l’éternité, de la chute des feuilles.
Dans la même catégorie se place l’automne du jour, le crépuscule, sur lequel on a tant de fois déraisonné… Il suffit que l’herbe se nuance d’ombre, que le rire des fontaines se module en plaintes et que la fleur paraisse plus lumineuse dans son feuillage à mesure que le jour s’enfuit, pour que les poètes sentent en eux-mêmes toute une petite ébullition de mots.
Que leur parlez-vous de couleurs vives, de décors contrastés ! Vous choqueriez leurs âmes trop sensibles ! On dirait que la mer ensoleillée les aveugle plus que d’autres, qu’ils tiennent volontiers pour une vertu indiscrète le solennel éclat d’un marbre blanc, que certains couchers de soleil très sanglants les épouvantent, et qu’il est des aubes d’une extraordinaire pureté qui leur font perdre patience. — Ils éprouvent à l’égard de ces aspects francs et forts de la nature ce malaise qui saisit les mauvais orchestres quand survient un mouvement trop rapide. En un mot, ils ne savent peindre (et cela faiblement) que l’année à son agonie et le jour à son déclin, parce qu’il leur vient alors une façon de pitié molle et de complaisance affectée qu’ils font passer très bien pour de l’inspiration.
De grâce, ne croyez pas que je veuille un seul instant médire de l’automne et du crépuscule qui sont deux institutions excellentes. Nos meilleurs poètes leur doivent quelques-uns de leurs plus beaux enthousiasmes, et Henri de Régnier a souvent chanté de façon merveilleuse les ors roux de la saison mûre et les cendres du jour, mais, que voulez-vous ! cela ne laisse pas d’être agaçant que de voir l’automne et le crépuscule considérés par certains poètes comme des placements de tout repos, sans que pour cela les vers qu’ils en tirent soient meilleurs, — ils n’ont que cette séduction à laquelle un léger apprentissage fait facilement parvenir.
Ajoutons que, dans ces paysages d’une mélancolie bienséante, on peut relever un trait que je passais d’abord : ils excitent prodigieusement la mémoire. — De quoi voulez-vous qu’un poète mineur se souvienne quand un cruel soleil lui meurtrit le front et lui impose le seul aspect de son aveuglante splendeur ? En pareilles traverses, il ne songe qu’à demander quartier. A l’encontre de ces brutalités, combien il prise mieux un crépuscule d’automne, qui caresse sa fièvre comme une onde lente et, par sortilège, évoque en lui toutes les phrases grises, opalines ou vert de mousse qu’il a déjà lues dans les œuvres d’autrui !…
Voilà-t-il pas un puissant argument pour qu’il commence son nouveau poème ?
Il semble, en vérité, que, pour parler dignement de la nature, pour la faire revivre avec toutes les correspondances qui nous rattachent à elle, il faille prendre un parti, de même que le peintre, étudiant le sujet du paysage qu’il va peindre, choisit avec soin son éclairage et son point de vue, afin que rien dans sa toile, ni lignes mal croisées, ni couleurs effarées de se trouver côte à côte, ne nuise à l’effet qu’il veut produire. — En poésie, le parti le plus simple serait peut-être d’ordonner la nature, de la composer, en un mot, de la disposer suivant les courbes que l’on donne aux jardins. Mais gardez-vous de croire que ce soit là se faciliter la tâche, ou enlever à l’œuvre de la fièvre ou de l’émotion ! — Simplement, c’est une loi qui s’impose au génie inspirateur, le dirige, le règle, en modère les écarts trop violents, les foucades inutiles. Par elle, l’émotion est resserrée comme dans un étau et la strophe soutenue, maîtrisée, peut montrer en pleine lumière toutes ses vertus. — C’est, à tout prendre, quelque chose dans le genre de cette fameuse règle des trois unités que nos dramaturges classiques acceptèrent de si bonne grâce, bien qu’elle fût gênante et que la foi d’Aristote ne laissât pas d’être douteuse sur ce point, — parce qu’ils voyaient en elle ce triple lien salutaire qui forçait à penser plus puissamment pour que la pensée jaillît plus claire, — à sentir plus profondément et non à fleur de peau, pour que la passion fût à la fois plus discrète et plus vive.
Je ne relèverai même pas l’absurde critique qui accuse cette méthode d’être purement « littéraire » et de manquer de sincérité. C’est là une fadaise… Nous est-il jamais venu à l’esprit de dire d’un homme qu’il manque de sincérité parce qu’il a dans ses façons de la courtoisie et de la mesure ?
Cette méthode d’ordonner une description de façon architecturale fut celle de nos poètes didactiques, mais, hélas ! s’ils avaient en partage toutes les qualités de l’honnête homme, celles-là, par contre, leur faisaient défaut qui forment le plus clair du génie d’un poète ou même d’un écrivain.
Pour sévère qu’elle soit, une loi de ce genre ne laisse pas cependant que d’offrir un double avantage. D’abord, comme elle suppose une profonde connaissance de la matière traitée, elle évite ces descriptions faites en chambre, loin de l’objet décrit, ces flots, ces nuages chantés entre quatre murs par un homme qui jamais ne considéra que son encrier. Comment voulez-vous réduire à ses lignes essentielles un paysage inaperçu ? On ne peut, évidemment, résumer que les choses conçues de façon complète et vive…
Et, d’autre part, elle écarte ce fléau de la poésie descriptive : je veux dire le pittoresque.
Ce serait une sinistre besogne que de noter jusqu’où l’abus du pittoresque a conduit la plupart de nos écrivains romantiques ! — Veut-on peindre en des vers une vision presque oubliée et qui, reculant trop dans le passé, a perdu ses contours nets et les ombres qui la rendaient si vivante ? C’est au pittoresque que nous ferons appel pour un peu la faire renaître. — A ce spectacle que nous avons trop amalgamé, trop compris en nous-mêmes et qui s’y est en quelque sorte fondu, se mélangeront alors des imaginations piquantes… et voilà déjà la surcharge !
Le paysage était-il compliqué, fait de parties nombreuses, éclairé savamment, c’est au pittoresque et à son prestige que nous demanderons une excuse pour ne point le composer. — C’est encore lui qui nous fera orner de fleurs un décor que la nature nous présente austère et nu ; lui qui met un vieux banc de pierre à l’endroit où l’on rêve, et qui défonce le chaume d’une cabane dans les bois ! Car il faut, à certaines gens, un détail joli, prémédité, et qui donne bien par son carton-pâte l’illusion d’une ruine. Bientôt le paysage entier disparaît. — Le détail reste. — Il est tant d’esprits trop amateurs de pittoresque qui, du désert, ne gardent que l’image d’un palmier penché sur une tombe rose ! Plus d’un a cédé au plaisir de poser une barque pleine de chansons sur un lac dont le beau saphir se suffisait à lui-même et de vanter la seule blancheur d’une corolle qui, cependant, séduisait par plus d’une vertu.
Enfin, combien une loi fixe et sévère excite l’émotion ! Les vocables, serrés par une syntaxe rigide, donnent leur plus beau son, leur son le plus significatif et le plus plein ; les images, mises à la place exacte que leur assigne une perspective stricte et juste, se correspondent plus finement et brillent avec plus de magie. On dirait vraiment qu’ainsi ordonnées elles sont comme ces miroirs qui se reflètent l’un l’autre et dont le dédale pur permet l’illusion.
Disons plus simplement qu’elles sont mieux mises en valeur par un plan préconçu. — Regardez une rose dans sa plate-bande, — elle embaume tout l’air ; certes, elle était plus pittoresque, cachée dans son buisson, où nous l’aurions sans doute comparée à une flamme rouge, mais l’aurions-nous si bien respirée ?
Il en est d’une émotion comme de cette fleur. Pour lui faire rendre tout ce qu’elle peut donner, mieux vaut la guinder un peu que la laisser libre, et certaine sévérité à son égard est une précaution salutaire. — Voulons-nous décrire en vers ce paysage qui nous a touchés ? Disposons-le d’abord avec noblesse et grâce, arrachons l’herbe des chemins, lavons le ciel, et, surtout, veillons aux couleurs de notre palette. — Les mots sont dangereux à manier ; il en est qui reluisent comme des sous neufs et d’autres qui ont la patine des vieilles médailles ! Veillons aussi à la forme qu’il convient de choisir, car une forme poétique, si lâche qu’elle soit, façonne et modèle toujours un peu l’image qu’on lui confie. Si l’émotion primitive ne survit pas à ce travail d’élection et de classement, croyez bien qu’elle était mort-née et ne vaut pas un regret.
Henri de Régnier a connu toutes ces difficultés et s’y est soumis dans la plupart de ses œuvres, mais spécialement dans les pages de la Cité des Eaux qui donnent leur nom au volume et où nous sont rendus en vingt-sept sonnets et deux poèmes les prestiges de Versailles, son parc et ses souvenirs.
Ordonnées, ces pièces le sont au plus haut point. Pour décrire des jardins dessinés avec art, où les statues répondent aux jets d’eau, où la nymphe, reflétée dans une vasque verte, se mêle à son reflet, Henri de Régnier a traité chacune de ses périodes comme un motif d’architecture, et l’on dirait que deux pendentifs la terminent, avec, au milieu, le feuillage figé d’un rinceau.
On croirait tel sonnet disposé par un grand seigneur à la fois architecte et amateur de jardins. La courbe de feuillage que font les buis serpente autour d’un double escalier entre deux lignes de cyprès et les dieux qui se mirent regardent l’un et l’autre l’eau flexible dont la gerbe élégante les sépare et dont le miroir les réunit. — Ici c’est un carrosse vide, ici des feuilles mortes, plus loin un pavillon fermé, et je vois, non loin de cette île solitaire un rouge bosquet de roses. Tout cela se lie par de secrètes affinités, et la hautaine tristesse que l’évocation nous donne provient, sans doute, moins des détails que de la beauté mélancolique de leur harmonie et du noble deuil de leur perspective.
Dans cette description du parc et de son palais mort, Henri de Régnier avait eu des prédécesseurs. Il semble qu’aucun d’eux, avant le romantisme, n’y ait découvert une inspiration acceptable.
Les vers du Mercure galant, les petites chansons, les poèmes de circonstance sont tous d’une pauvreté merveilleuse. Il ne s’y trouve guère que des exclamations sur les « si beaux jardins de notre roi Louis » ou bien, à propos des statues de déesses, quelques joyeusetés de notaire ivre.
Musset, dans ses Trois Marches de Marbre rose, ne nous donna qu’une plaisanterie charmante. Il n’a voulu noter à Versailles que le seul ennui des beaux dimanches où des bourgeois se promènent suivis d’un sillage d’enfants mal mouchés. Il le dit d’ailleurs avec franchise et ne voit que matière à badinage en un sujet où trop de poètereaux s’exercèrent… Oui, mais, à part quelques croquis amusants et vifs, de jolis détails, certain rappel irrespectueux des fantômes du lieu et la pointe finale, ce badinage finit par lasser. Il n’est point de long poème en petits vers qui soit plaisant.
Avant Musset, Théophile Gautier avait parlé de Versailles. Son très beau sonnet est d’un sentiment tout à fait singulier. Au lieu de voir dans ce décor ce que l’on y verra plus tard : une ruine moderne et le souvenir de la gloire, Gautier s’est plu, ingénieusement, à relever la seule désolation de ce lieu vide, de cette étendue d’arbres, d’allées et d’eaux, jadis si bruyante, et qui semble n’avoir plus son âme, manifestée dans le Roi, rival du soleil. En le perdant, Versailles a perdu sa raison d’être ; Versailles désaffecté n’existe plus.
Enfin, Albert Samain, dans une série de quatre sonnets, fut presque uniquement occupé à nous dire les visions de princesses et de menuets que Versailles lui suggérait. Ce sont des Fêtes galantes haussées de plusieurs tons.
Dans la Cité des Eaux, Henri de Régnier paraît avoir épuisé le sujet.
Pourtant, il chante de préférence la majesté de ce lieu et le pur classicisme de l’émotion qu’il donne. Ce n’est pas pour regretter la cour et ses pompeuses grâces que le poète nous entraîne à sa suite par les méandres du palais et des jardins, ce n’est pas pour pleurer sur des choses défuntes, mais pour nous faire admirer avec lui la beauté de la solitude et, dans ce poème naturel d’arbres, de statues et d’eaux, le charme qu’y ajoute le délaissement. De temps en temps, il s’arrête : un souvenir charmant vient de passer ; une harpe, dans la salle de musique d’un pavillon, le fait rêver un instant de celles qui ont touché jadis les cordes aujourd’hui détendues… Et c’est alors comme si, par la magie des vers, une mélodie surannée venait d’éclore discrètement.
Puis, c’est le peuple de marbre dont nous parlait Gautier : Latone svelte, Encelade au milieu d’un bouillon de fontaine, Neptune avec son trident, un bassin vert qui reflète une source, un bassin noir entouré des quatre Saisons, un bassin rose où se mire l’Amour… et la fête d’eau qui réunit les marbres et les bronzes par un concert d’irisations.
Cela nous donne, majestueuse, mélancolique et quelque peu solennelle et compassée, l’image d’une nature non point torturée, mais guidée pour qu’elle n’offre au regard que de nobles aspects et de beaux points de vue. — Certes, nous sommes loin de la forêt fruste et folle, mais ne demandons au poète que ce qu’il a voulu nous donner : de beaux vers qui restent dans la mémoire comme des incrustations, une harmonie de colonnade, un plan de jardin, et, passant sur tout cela, un grand souffle triste.
Si l’on vante les bons effets d’une règle un peu dure dans la poésie descriptive, il faut ajouter qu’en se conformant à elle les poètes didactiques n’ont atteint qu’à de piètres résultats. C’est que peu de sujets peuvent être traités ainsi, et, si Versailles prêtait à des développements balancés, à l’emploi du sonnet, à une série de poèmes identiques par leur forme, — quand Henri de Régnier s’est tourné vers d’autres paysages, c’est un nouveau poète qui nous est révélé…
Ah ! nous voici dans l’air libre ! — Nous nous dressons sur les rocs dont un flot tourmente la base, dont les vents tourmentent la cime, nous marchons dans les clairières sur un incomparable tapis de mousses et de fleurs. Nous chantons de joie et, sans trop en savoir la raison, nous allons coller nos lèvres à l’écorce d’un chêne et nous plongeons nos bras dans une source comme pour étreindre son onde. De quelle façon tout cela sera-t-il transposé en art ? Comment sera dite notre joie ? Quel sera le rhythme de cette fièvre un peu désordonnée qui nous parcourt, et en quel mirage seront fixées nos imaginations fantaisistes et libres ? — Une école de poètes nous répond, qui se plut à diviniser la nature. Elle comprit, ou plutôt elle se souvint (les rêves de l’Hellade ne s’oublient pas) que, si nous aimons la forêt d’un si tendre amour, c’est qu’elle est encore toute peuplée de déesses et de dieux, que la mer chante par la voix des sirènes, que les naïades murmurent dans les ruisseaux et que le faune survit aux campagnes mortelles.
Maurice de Guérin, suivant en cela l’enseignement que l’on lit dans les poèmes de Chénier, chanta plus d’une fois la nature en la personnifiant. Il écrivit un jour sur son cahier de notes quelques phrases qui semblent vraiment avoir été pensées par un homme qui vécut dans le commerce des dieux :
« Une génération innombrable est actuellement suspendue aux branches de tous les arbres, aux fibres des plus humbles graminées, — comme des enfants au sein maternel. Tous ces germes, incalculables dans leur nombre et leur diversité, sont là, suspendus entre le ciel et la terre, dans leur berceau et livrés au vent qui a la charge de bercer ces créatures. — Les forêts futures se balancent, imperceptibles, aux forêts vivantes. La nature est tout entière aux soins de son immense maternité. »
On voit aisément le lien qui unit ce fragment au large panthéisme, à la divine noblesse du Centaure et de la Bacchante de Guérin. — A cette source et à celle de quelques poèmes d’Hugo, sont allés boire certains poètes et prosateurs d’aujourd’hui qui ont décrit la nature en la faisant déesse. — Pour ne parler que de deux d’entre eux, Henri de Régnier consacre un grand nombre de ses poèmes à parler des arbres-dieux, des hommes-chevaux, des flots de la mer où la sirène se couronne d’écume, et Pierre Louÿs dans tous ses contes nous vanta la nature en sa divinité. — Il convient de réunir ces deux noms. La nymphe qui passe dans les contes de Pierre Louÿs est sœur de celle qu’Henri de Régnier nous montre dans ses poèmes.
En un passage où Ovide entretient son lecteur d’une métamorphose, avant d’engager le récit, il en tire la morale par une façon de précaution oratoire tout à fait déplaisante. Je ne crois pas qu’un poète qui voudrait nous dire aujourd’hui l’histoire de la nymphe qu’une trop grande douleur changea en fontaine, ou celle du chèvre-pied vaincu par Apollon considérerait beaucoup la morale à tirer de son conte. — Un soir où les pins, éclairés par le couchant, lui parurent tragiques et, comme nous le dit Henri de Régnier : « semblaient rouges du sang d’un satyre attaché », ce poète écrivit Marsyas. Un soir où quelque source pleurait à longs sanglots, un autre poète songea à Byblis, à sa douleur, à l’eau courante, et, comme nous le dit Pierre Louÿs : « c’est ainsi que Byblis fut changée en fontaine ». De morale, grand Dieu ! pas la moindre ! Je vous ai montré tout à l’heure la nature se composant en jardin, la voici qui se compose en déesse, en femme, en telle apparence demi-divine qu’il lui plaira de choisir.
Aussi bien, le scrupule d’Ovide était-il d’une âme trop latine. Les Grecs ne discutaient pas la valeur morale de leurs fables, et le souci qui préoccupait encore certains écrivains, il y a deux ou trois siècles, n’arrête guère, de nos jours, celui qui veut donner un sens nouveau à des aventures fabuleuses, montrer la nymphe au lieu des sources claires et considérer la nature à travers un rêve…
La nature est belle ainsi. Hugo nous l’a décrite :
La nature est belle ainsi, mais combien est-il difficile de la bien concevoir ! On ne moralise plus… Ce n’a été que changer de mal ! Car, si les auteurs ne présentent plus d’ægipans amateurs d’homélies, s’ils ont cessé de faire tenir aux dieux les discours où se complaisait M. de Salignac, combien de méthodes inédites ont-ils trouvées pour fatiguer qui les parcourt ! — Ils n’édifient pas ; c’est fort bien ! Sont-ils moins ennuyeux ?
A vrai dire, et soit que l’on décrive les passions de l’homme et le débat qui les suit, ou que l’appel d’une oréade arrête l’intrigue dans le sentier battu par le galop des satyres, le conte et le poème où les demi-dieux revivent reste un des genres les plus malaisés à parfaire. Plus d’un écrivain s’y adonna dont la tentative n’eut point d’excuse, car notez que, mettant un faune dans un paysage, vous y mettez bien un dieu, mais aussi une chèvre. Vous serez forcé de considérer « l’animal » dans le satyre et rien ne fait plus varier un paysage que la présence d’une bête. — Regardez un troupeau couché dans une prairie : vous aurez là, sans doute, une impression de noblesse rustique, de repos, d’assurance. Enlevez le troupeau, votre prairie chantera peut-être avec toutes ses fleurs. Mettez au pied d’un chêne un faune dansant. Vous aurez beau faire, accumuler les symboles et montrer en lui l’image d’un homme ou la figure d’un dieu, toujours il vous faudra compter avec la chèvre cabrée que vous nous avez montrée d’abord.
Inutile de dire que les poètes se sont peu arrêtés à ces détails. Ils avaient un prétexte à chanter (bien ou mal, il n’importe, mais d’une façon que les lecteurs peu attentifs pouvaient tenir pour originale), ils avaient la partie trop belle pour prendre des précautions. — Et ce fut, en vérité, un débordement.
On en vint à considérer les poèmes ou les contes de ce genre comme des jeux faciles ; on put, à son aise, n’y être point vraisemblable, accumuler d’ingénieux détails qui n’avaient que faire dans la narration, fixer, d’après Athénée, la formule d’un parfum ou le réseau d’une crépide, s’étendre en descriptions, être ironique et gouailleur et composer enfin des symboles qui sont, le plus souvent, des façons obscures de déraisonner.
Peu de poètes ont su bien parler de ces choses. Je ne sais qu’un petit nombre de poèmes, que trois ou quatre contes où soit rendue de façon belle et vivante cette vision fabuleuse de la nature avec tout son mystère et cette précision dans le détail sans laquelle il n’y a là qu’un rêve vague et sans intérêt.
Un jour, Henri de Régnier, voulant nous dire ce goût que certains gentilshommes du XVIIIe siècle avaient pour l’Italie, ses marbres, ses souvenirs et l’étonnante légende qui leur est attachée, nous fit une magnifique et terrible description de centaure. Cela se trouve dans Monsieur d’Amercœur, et, vraiment, c’est comme si, par sortilège, un bronze enseveli avait jailli de terre.
Pierre Louÿs, dans ses contes, dans Byblis, dans Léda, dans certains sonnets, nous charma de façon différente, mais aussi vive, et, levant le regard du passage qui retenait captif, on se demande quelles néréides encore mélangées à leurs flots, quelles dryades magiciennes concertèrent ce philtre dont il nous grise et qui rend si crédule aux métamorphoses.
Plus récemment, Marcel Boulenger écrivait un conte : Le plus rare Volcelest du Monde, où nous était présenté un centaure dans le décor inquiétant et sauvage d’une forêt d’Écosse, et, là encore, par le soin que prit le narrateur à composer le paysage en concordance avec la terrible bête dont il hâtait la course à travers bois, nous trouvons ce souci de n’intriguer qu’à bon escient et de lier fortement par de nombreux liens le monstre à la nature qui le vit naître.
Et n’est-ce pas enfin Gérard d’Houville qui, dans l’un de ses poèmes, faisait passer sous le feuillage de la forêt cette voix mystérieuse et multiple dont on ne sait jamais si des bouches humaines la modulent ou des lèvres de verdure ?
A l’entendre autrement, une interprétation mythologique devient un exercice parfaitement fâcheux, passe-temps de mandarin que les aspects du dehors n’émeuvent plus, ni la mer, brillante par trop de rayons, ni le ciel semé de nuées, ni les plus neuves d’entre les fleurs, et qui s’amuse à façonner dans sa chambre des petits dieux en plâtre friable et froid, à l’imitation de l’antique.
Alors, qu’est-ce donc au juste qui charme si délicieusement dans ces récits et dans ces vers ? Par quels artifices ces poètes les ont-ils faites si émouvantes, leurs narrations fabuleuses ? Comment, en recueillant un genre que les maladroits avaient trop pratiqué, savent-ils nous tenir si attentifs ? Simplement, ce sont de vrais poètes : ils croient à ce qu’ils disent, et, par l’accent de leurs paroles, par ce ton de sincérité qui emporte tout, nous nous laissons entraîner.
Car, à leur sentiment, les aventures de la fable figurent autre chose que des historiettes incertaines. Les hamadryades, la troupe des néréides, les satyreaux voleurs de nids et ceux que le désir appelle près de l’étang des nymphes, les sirènes ailées qui grelottent contre la grève ou s’ébattent sur des vagues chevelues, tous ces fantasques habitants des forêts et des flots, ils les sentent vivre, les entendent pleurer, chanter aussi, et, quand ils écoutent leurs discours, c’est avec la même foi que le plus pieux berger de l’Attique.
Pour écrire tel sonnet où Pierre Louÿs nous montre des jeux de faunesses, il faut assurément qu’il les ait vues de ses yeux. Imaginées, les dessinerait-il avec une si charmante aisance, les peindrait-il d’une main si sûre ?
Ce sont les petites faunesses qui se poursuivent au clair de lune et plongent enfin dans les tranquilles eaux, c’est une sirène qui meurt sur le sable de la plage, c’est un jour d’hiver « où les ægipans morts ont des tombes de neige », c’est la tragique rencontre du conquérant Sylla et du dernier des faunes.
Est-il étonnant, après ces évocations qui vont de la fantaisie à l’histoire, mais sont tout imprégnées de rêve et de vérité, qui ont parfois tant d’espièglerie et gardent toujours de la noblesse, est-il étonnant que les forêts se peuplent à nos yeux ?… Marchons un peu dans le sous-bois… Ressuscitées, en leur très réelle exactitude, du tas de cendres qu’avaient fait les gens ennuyeux et commentateurs, des formes se lèvent et fuient pour regagner le sein des sources claires et les taillis de lauriers.
Voici le bois sacré plein d’antiques rumeurs ; un chèvre-pied danse sur le tapis que lui tissa la lune, et les déesses qu’une écorce comprend agitent leurs mains rameuses à toute brise.
C’est, à coup sûr, une magique influence qui démaillotta ces momies déjà mélangées à la terre et dont la forme filait entre les doigts, c’est un puissant sortilège qui sut rendre la vie et la jeunesse à des corps exténués de vétusté, car le secret le plus rare est bien celui de faire surgir une apparence divine en nos jours que, vraiment, les dieux visitent peu.
Durant les années où l’on exploita fort cette vertu particulière : la sensibilité, ce fut un lieu commun de peindre la nature hostile à nos tristesses comme à nos appétits. C’en fut un autre de la peindre complice : — deux figures d’une même fatuité. — Devant les créations de sa pensée, le poète ne veut pas être humble ; l’hamadryade qu’il voit dans le chêne devra s’occuper de lui, poète, et le faune qui vient, chaque nuit, animer la clairière devra s’arrêter dans sa danse pour le plaindre et le consoler.
A en croire certains auteurs, les chênes se dresseraient sous leurs manteaux de lierre pour nous laisser entendre qu’ils sont impassibles et, par là, nous insulter ; les roses dispenseraient d’aimables parfums par malice volontaire et perverse, afin que notre conscience fût mieux engourdie et la chanson que chantent les ruisseaux aurait des intentions libertines.
Je crois que les bons poètes pensent autrement. « Chaque arbre porte en lui la stature d’un dieu, » dit Henri de Régnier. « Les arbres des forêts sont des femmes très belles, » dit Pierre Louÿs. En effet, quand ils traitent d’un paysage, le décor est indépendant des hommes. Il a son existence propre. L’arbre, le ruisseau, l’étang sont des personnes vivaces que le poète chérit pour elles-mêmes, parce qu’elles sont verdoyantes, harmonieuses ou pures, et, s’il advient qu’une voix se fasse entendre, issue d’une source ou qui chante entre deux pierres, ce n’est pas ses sentiments de mortel dont le poète croit percevoir l’écho, mais le bruit des paroles que les nymphes écloses lui confient.
Il en est pour tout ainsi. D’un crépuscule à l’autre, les arbres se répondent ; limpide et mystérieux le chœur se prolonge que murmurent les ruisseaux ; tant que dure la nuit, des ombres fugaces volent sur la clairière, parfois un Songe les poursuit et si, dans un bosquet plus noir et mieux caché que tous les autres, on entend brusquement jargonner, sans doute que ce sont des satyres disputant sur une proie.
Bientôt on oublie, tant ces apparitions sylvestres vivent humainement, que leur essence est demi-divine ; le commerce des ægipans nous devient familier, et, tandis que les hamadryades écartent à leur réveil l’écorce des oliviers, on est à peine surpris que, des eaux passagères, se révèle un bras nu, ondoyant encore, mais déjà de chair.
C’est sur ces bases que Pierre Louÿs a construit la plupart de ses sonnets et tous ses contes antiques ; c’est encore sur elles qu’Henri de Régnier a édifié ses plus beaux poèmes.
Ainsi, l’inspiration peut suivre tel ou tel sentier en faisant naître autour d’elle ces fleurs de poésie que l’on va respirer chaque fois que la vie et son ennui nous font désirer un beau rêve, non point une de ces choses vagues qui s’étirent, s’allongent et n’ont ni couleur, ni contour, mais un beau rêve vivant et vif qui nous transporte dans un autre monde où les fruits sont plus savoureux, les ruisseaux d’un plus pur cristal et le ciel d’un meilleur azur ; mais il est des jours où cette muse, en humeur de folie, ne veut suivre aucun chemin tracé ni se plier à aucune contrainte ; elle veut chanter librement, et alors, on doit se taire, on doit écouter, car, s’il est possible de disserter sur une méthode didactique où la nature est vue sous la figure d’un jardin, sur une méthode fabuleuse où le faune paraît dans les buissons, et s’il est aisé de parler d’esthétique à ces propos, dès que le poète choisit, au lieu de considérer la nature sous un angle, de parler pour son propre compte, il n’y a plus à épiloguer.
Ces vers-là, le poète les tire du tréfonds de lui-même, et, si nous ne vivions en un temps malheureux et déplorable où l’on ne croit plus aux divinités, je dirais, avec tous les gens de bon sens, que ces vers-là sont nés sous le baiser des muses.
D’ailleurs, ils sont faciles à juger. Il ne s’en trouve point de passables. Ils sont beaux ou n’existent pas ! C’est la valeur même de l’homme qui y paraît. Un poète doit s’apprécier au prix de ses vers lyriques. — J’en sais de solennels où l’âme et l’océan murmurent, j’en sais d’émouvants où le cœur palpite avec le renouveau, et d’autres, héroïques, où l’on doute vraiment de la réalité de l’heure présente, tant les trilles de l’oiseau, les murmures des grands bois et l’écho d’une douleur se mêlent divinement.
Rires ! pleurs et regrets ! corolles des champs ! brises du soir ! nuages ! vous formez alors une harmonie nouvelle sans règle ou, du moins, dont la mesure est inconnue ! C’est la musique de la grande lyre. Il est encore des poètes qui osent la toucher ; Henri de Régnier est l’un d’eux. La sève de la nature anime leurs poèmes, leurs strophes ont la couleur des aubes d’orient, ils sont les rares élus qui savent, à la fois, voir et rêver, comme ce très fameux Argus, fils d’Arestor, qui portait cent prunelles au front et considérait le monde avec cinquante d’entre elles, tandis que les cinquante autres étaient ensevelies dans un songe.
FIN