Sentiments
BÊTES DE PLAISIR
Je vous parlerai du cochon et d’un songe dont le propos est analogue, songe qui fit l’agrément de mon sommeil d’hier. Mais c’est du seul cochon que je vous parlerai d’abord.
Je l’ai admiré, ces derniers soirs, dans sa plus grande exaltation. Rose, ardent, emporté par un fier galop, il tournait autour d’un orgue qui jetait des rhapsodies à la foule accourue. Cochons qui rendez la foire de Neuilly plus joyeuse que nulle autre ! cochons luisants ! cochons bousculés par un orage mélodique ! ah ! je compris bien, en vous voyant bondir, circulairement, sous le poids de tant de jeunes femmes riantes et que vous décoiffiez par votre vive allure, cette pensée de je ne sais plus quel moine hollandais de la Renaissance :
« Le cochon est un animal d’une lubricité toujours inassouvie. »
Tandis qu’à vos côtés des vire-vires, composés de galères d’or, de barques, voire de chevaux, n’attiraient point le monde ou n’étaient occupés que par des gens de peu, les belles adolescentes se disputaient vos croupes sellées et vous chatouillaient le groin avec complaisance. D’un œil révulsé par la luxure, vous contempliez vos aimables fardeaux, et le frôlement d’une jupe, la pression d’un genou vous faisaient renifler voluptueusement.
« Être libres ! pensiez-vous, gambader dans une prairie bien arrosée et clapotante, sur les traces de ces enfants ! »
Mais toute gloire a sa peine, et l’orgue implacable vous entraînait, sans merci, vers votre destin qui est, comme celui de beaucoup d’hommes, de voir les plus beaux fruits et de ne point vous en repaître.
Pourtant, dans cette avenue de Neuilly, votre personnalité se manifestait de façon si surprenante que je ne songeais point à vous plaindre, et, d’ailleurs, je ne lisais aucune tristesse dans vos prunelles. Tout entiers, vous vous livriez, semblait-il, à l’agrément de l’heure et vos cavaliers participaient à cette joie. J’aperçus des bourgeois de sens, et qui paraissaient, pour le moins, des notaires, trouver du plaisir à chevaucher votre cou, ou bien, allongés autant que le permettait leur anatomie, à vous embrasser et vous parler à l’oreille. De telles gentillesses, pardonnables chez des femmes étourdies ou des vierges folles, mais incompatibles avec la gravité des gens dont je m’occupe, étaient l’indice d’un puissant émoi.
Charitables amis qui dispensez une heureuse paix aux hommes, combien je trouvai inexact et vil, pour tout dire, ce mot de Toussenel qui ne vous aima point : « Le porc est l’emblème de l’avare, et l’avare n’est bon qu’après sa mort. » Il pensait ainsi vous déprécier ! Quel démenti vous lui donnez, sous les lustres de foire, par le brillant et l’air triomphal de vos attitudes d’aujourd’hui.
Cochons victorieux ! cochons choisis ! cochons roses ! vous êtes au sommet de votre courbe ! Qui donc, à vous voir bondir ainsi, émules de Pégase, penserait aux bas articles des dictionnaires, faits à l’usage des hommes par d’autres hommes studieux, et où l’on voit que le terme cochon s’applique, dans la mauvaise société, aux êtres malpropres et répugnants ! Dites ! cochons ! vous traitez-vous d’hommes, les uns les autres, en témoignage de mépris ? Si je considère avec justice notre conduite, où trouverai-je le cœur de blâmer, et que dirait ma conscience quand elle sait trop bien que nous fûmes pour vous de mauvais frères.
Et je me souviens des jours d’obscure souffrance que vous endurâtes, et de cet individu de votre race (une truie, exactement) qui allaitait ses quatorze enfants, tandis qu’elle n’avait, l’infortunée, que douze tétines. Elle considérait d’un œil triste la fraction de sa progéniture qu’elle était forcée de vouer au trépas, et sa détresse était fort émouvante. J’ajouterai que la fermière vint prendre les deux affamés et les nourrit au biberon, ce qui l’obligea à se lever trois fois par nuit. D’ailleurs, elle n’agissait ainsi que par cupidité et non par amour, car elle usait, communément, envers vous de façons cruelles et me dit même, un jour, qu’il était mauvais de donner à un cochon plus de quarante compagnes durant le temps de sa vie. Une si forte affirmation, faite d’un ton doctoral et déplaisant, diminua à mes yeux la vertu de cette femme, qui, vis-à-vis de vous, jouait le rôle par lequel fut jadis illustrée la louve latine, nourrice de jumeaux.
Pourquoi les hommes vous forcent-ils, cochons ! à vous bauger en des lieux nauséabonds ? pourquoi restreignent-ils votre polygamie, quand il est de science courante que vous prisez les belles formes et qu’un rien d’embonpoint rose ne vous rebute pas ? pourquoi réservent-ils, à vous qui fîtes rire le roi Louis XI par vos gentillesses et, conséquemment, méritez les honneurs que l’on donne aux courtisans de choix, pourquoi, dis-je, vous réservent-ils l’opprobre le plus bas et l’insulte la plus aiguë ?
C’est ainsi que j’en arrive à croire que vous valez mieux que nous, et, à cette heure où, la foire s’éteignant, vous rentrez peu à peu dans l’ombre, je veille sur vos rêves. Maintenant, j’ai regagné mon logis et ma chambre ; pensif, je projette d’écrire sur vous un bel ouvrage ; déjà, je vous chante d’une voix intérieure, et, tandis que le plan de l’œuvre se dessine en mon esprit, un songe me visite, car j’ai glissé dans le sommeil.
Sur une plage, où se promènent des cochons de teintes diverses, je me trouve moi-même transporté. Je sais que je suis sur les bords d’une île légendaire, et, là-bas, dans le bois de pins où des cigales fredonnent, je reconnais le couple qui passe, enlacé : n’est-ce point la subtile Circé en compagnie du plus subtil Ulysse !… Mais ce sont les cochons qui forment le sujet de mon rêve. — Ils se promènent, parmi les bocages fleuris et les sources claires ; ils broutent ce pain de pourceau que, prétentieusement, on nomma plus tard : cyclamen ; ils conversent en langage secret, ils rêvent, ils sont heureux. Voilà plus d’une lune et demie que l’enchanteresse, fille d’Europe et d’Hypérion, les ravit à leur figure humaine et leurs allures s’en ressentent étrangement.
Parmi les compagnons d’Ulysse il en était d’intelligents et d’imbéciles. Les premiers, dans l’avatar, perdirent l’esprit, une âme d’homme ne pouvant se loger dans un corps de porc. Ils devinrent des cochons médiocres et sans distinction. Mais, un des plus jeunes matelots, célèbre pour sa belle simplicité, ce qui le faisait traiter en esclave, se trouva très à l’aise dans sa nouvelle peau, et celui-là devint un cochon d’esprit. — Quand je le vis, il s’essayait à dessiner des emblèmes sur le sable avec sa patte gauche d’avant. Bientôt, il s’éloigna, tenu à l’écart à cause de son génie. Ses compagnons, qui délibéraient depuis quelques instants, firent lentement le cercle, comme des enfants pour une ronde, mieux : comme les cochons de bois d’un vire-vire… Soudain, ô merveille ! ils se mirent à tourner en bondissant, et tous, à voix jointes, sous l’œil complaisant d’Ulysse et de Circé, ils grognaient une valse entraînante.