Œuvres complètes de Marmontel, tome 8: Les Incas, ou la destruction de l'empire du Pérou
CHAPITRE VIII.
Montezume attendait notre retour avec impatience. Il assembla ses ministres et ses prêtres pour nous entendre. La présence des prêtres nous fit dissimuler l'humiliation et l'opprobre dont le Dieu de Cortès avait couvert nos dieux; tout le reste fut exposé dans un récit fidèle et simple, et quelques figures tracées nous aidèrent à faire entendre ce qui ne pouvait s'exprimer. Le monarque nous écoutait avec cet étonnement stupide, qui semble interdire à l'ame la pensée et la volonté. «Ces étrangers, dit-il, ont sur nous, je l'avoue, un ascendant qui m'épouvante. Tout ce que vous m'en racontez, me semble tenir du prodige; et j'y vois quelque chose au-dessus de l'humain.»
«Ils sont plus éclairés sans doute, et plus industrieux que nous, lui dit Pilpatoé; mais toutes leurs lumières ne les rendent pas immortels. La fatigue, la faim, le sommeil, la douleur, tous les besoins, tous les maux de la vie sont faits pour eux comme pour nous. Leur ame s'écoule avec leur sang par la piqûre d'une flèche, comme celle d'un Indien: c'est ce que je voulais savoir; le reste est de peu d'importance.»
Montezume, à qui ce discours devait inspirer du courage, n'en parut point touché. Il regardait les prêtres, et il semblait chercher à lire dans leurs yeux.
Alors le pontife se lève, et d'un air imposant: «Seigneur, dit-il à Montezume, ne vous étonnez pas de la faiblesse de nos dieux et de la décadence où tombe leur empire. Nous avons évoqué le puissant dieu du mal, le formidable Telcalépulca. Il nous est apparu sur le faîte du temple, dans les ténèbres de la nuit, au milieu des nuages que sillonnait la foudre. Sa tête énorme touchait au ciel; ses bras, qui s'étendaient du midi jusqu'au nord, semblaient envelopper la terre; sa bouche était remplie du venin de la peste, qu'elle menaçait d'exhaler; dans ses yeux sombres et cavés pétillait le feu dévorant de la famine et de la rage; il tenait d'une main les trois dards de la guerre, de l'autre il secouait les chaînes de la captivité. Sa voix, pareille au bruit des vents et des tempêtes, nous a fait entendre ces mots: On me dédaigne; on ne fait plus couler sur mes autels que le sang de quelques victimes, que l'on néglige d'engraisser. Qu'est devenu le temps où vingt mille captifs étaient égorgés dans mon temple? Ses voûtes ne retentissaient que de gémissements et de cris douloureux, qui remplissaient mon cœur de joie; mes autels nageaient dans le sang; mon parvis regorgeait d'offrandes. Montezume a-t-il oublié que je suis Telcalépulca, et que tous les fléaux du ciel sont les ministres de ma colère? Qu'il laisse tous les autres dieux languir, tomber de défaillance; leur indulgence les expose au mépris; en le souffrant, ils l'encouragent; mais c'est le comble de l'imprudence de négliger le dieu du mal.»
Épouvanté d'un tel prodige, Montezume ordonne à l'instant que, parmi les captifs, on en choisisse mille pour les immoler à ce dieu; que dans son temple tout abonde pour les engraisser à la hâte; et qu'il en soit fait incessamment un sacrifice solennel.
A ce récit, l'Inca s'écrie en frémissant, «Quoi! dans un jour, mille victimes!» Que veux-tu? lui dit le cacique. Tant de calamités ont affligé la terre, que l'homme, faible et malheureux, a regardé le dieu du mal comme le plus puissant des dieux; et pour le désarmer, il croit devoir lui rendre un culte barbare et sanglant, un culte enfin qui lui ressemble. Je te l'ai dit, ces étrangers lui sacrifient comme nous. Et à quelle autre divinité offriraient-ils tant d'homicides? C'est là le secret qu'ils nous cachent; et c'est par-là, sans doute, qu'ils gagnent la faveur de ce dieu altéré de larmes et de sang.
Quoi qu'il en soit, notre faible monarque croyait avoir pourvu à tout, en ordonnant ce sacrifice; mais son ennemi s'avançait. Vainqueur de nos voisins[46], et secondé par les vaincus, il parut avec une armée.
[46] Le peuple de Tlascala.
Ce fut alors que Montezume ne dissimula plus son découragement. Il voulut essayer encore avec les Espagnols la force des bienfaits; il leur offrit de partager avec eux ses trésors immenses, et de faire pour eux les frais d'une nouvelle flotte, s'ils voulaient s'éloigner. Misérable ressource! C'était leur montrer sa faiblesse, accroître leur orgueil, et irriter encore leur insatiable avarice. Aussi Cortès, plus obstiné et plus arrogant que jamais, déclara-t-il qu'en vain l'on croyait l'éblouir par des présents qu'il méprisait; que l'or n'effaçait point les taches que faisait l'injure; et que l'affront qu'il avait reçu ne se lavait que dans le sang.
Cette ville superbe, qui n'est plus que ruines, la malheureuse Mexico, s'élevait au milieu d'un lac, comme sortant du sein des eaux; on y arrivait par des digues, qu'on pouvait couper aisément; celle par où venait Cortès traversait la ville où régnait mon père, et pour disputer ce passage, mon père ne demandait que l'aveu de Montezume; il ne put l'obtenir: il fallut recevoir ces étrangers comme nos maîtres, nous humilier devant eux… O combien je frémis! combien je détestai l'ordre absolu qui nous forçait à cet abaissement! Quel vice, dans un roi, qu'un excès de faiblesse! Il vient lui-même, désarmé, au-devant de ses ennemis, s'efforçant de cacher sa honte sous sa vaine magnificence; il les reçoit avec toutes les marques de la joie et de l'amitié, les comble de présents, les invite à loger dans le palais du roi son père[47]; et inaccessible pour nous, n'est plus visible que pour eux. Cortès, le plus dissimulé des hommes, le flatte, l'éblouit, gagne sa confiance, et l'attire (adresse incroyable!) dans ce palais changé en forteresse, qu'ils occupaient lui et les siens.
[47] Le palais d'Axayaca.
Ah! c'est ici, s'écria le cacique, le comble de la perfidie, de l'insolence et de l'outrage. Au milieu de sa ville, au milieu de son peuple, et dans le palais de son père, Montezume lui-même est retenu captif, en ôtage, par ces brigands. Ils font plus, et pour achever d'abattre et d'avilir son ame, ils l'enchaînent comme un esclave, ou plutôt comme un criminel. Montezume, que son orgueil et son courage avaient abandonné, tendit les mains, et sans se plaindre reçut ces liens flétrissants. Il porta la bassesse jusqu'à se réjouir lorsqu'on daigna l'en délivrer.
Honteux de sa faiblesse, il voulut la cacher à son peuple, à sa cour, à ses ministres même. Il dit qu'il venait d'expier, par une peine volontaire, la mort de quelques-uns des soldats de Cortès[48], tués dans les champs de Zampola; il permit que, devant ses yeux, on fît brûler vifs ceux des siens qui avaient puni leur insolence. Je vis ce brave Colpoca, qui, dans l'émeute de ces brigands, en avait tué deux de sa main, et qui s'était montré à nous, de la droite portant la tête d'un Castillan[49], et de la gauche la flèche encore sanglante dont il l'avait percé; je le vis, ce brave homme, à qui jamais la peur n'avait fait baisser la paupière, cet homme tel, que si le Mexique en avait eu vingt comme lui, le Mexique eût été sauvé; je le vis périr dans les flammes. Cortès l'y fit jeter vivant. Regarde ce jeune homme qui pleure en m'écoutant, c'est son frère: il allait se brûler avec lui; je le retins, et je lui dis: «Que fais-tu, Naïrco? tu nous abandonnes! tu veux mourir; et tu n'es pas vengé!»
[48] Descalante, et sept Espagnols, du nombre de ceux qu'on avait laissés à la Véra-Cruz. Ils avaient pris parti pour des mutins contre les troupes de l'empire.
[49] Ce Castillan s'appelait Arguello.
Montezume dévora tout, les affronts et les violences; il se loua de la bonté, de la noblesse de Cortès; il feignit d'être heureux et libre au milieu de ses gardes qui le faisaient trembler, et qu'il appelait ses amis. Le malheureux invitait son peuple à venir leur donner des fêtes, et sa cour à les honorer. Le bien de son empire, le maintien de la paix, l'avantage de cette alliance, qui déguisait sa servitude, les avis secrets de ses dieux, il mit tout en usage pour nous en imposer. Il voulut même paraître libre à ceux dont il était l'esclave. Il prévenait leur volonté, pour se dispenser de la suivre, et s'imposait les plus dures lois, de peur qu'on ne les lui dictât. A l'avarice de ses maîtres il prodiguait des monceaux d'or. Il offrit de rendre à leur prince un hommage que leur orgueil eût à peine exigé de lui. Il croyait donner à cet acte de faiblesse et de dépendance l'apparence de la justice et de la magnanimité; et il se consolait de s'avilir lui-même, pourvu qu'on ne vît pas qu'il y était forcé. Ses dieux, qui le trompaient, qui l'avaient tous trahi, furent les seuls qu'il défendit avec une noble constance; tout le reste, l'honneur, la liberté, les biens de son peuple et de sa couronne, tout fut abandonné à ses insolents oppresseurs.
Il espérait qu'à la fin, comblés de ses présents, adoucis par ses complaisances, rassasiés de notre honte et de leur gloire, ils consentiraient à nous délivrer d'eux. Ils le promirent; et le ciel sembla vouloir les y contraindre; car on apprit que de nouveaux brigands, partis des mêmes régions, venaient leur ravir leur conquête; et Cortès, obligé de les aller combattre, ne pouvait laisser dans nos murs qu'un très-petit nombre des siens. Mais tel était l'étonnement, l'abattement de Montezume, que ce petit nombre suffit pour le retenir parmi eux. On le pressa de consentir à sa délivrance; il en fut offensé. Il dit qu'il n'était point captif; que sa conduite était volontaire et plus sage qu'on ne pensait; qu'il lui en avait assez coûté pour s'attacher de tels amis, et qu'il ne voulait pas s'exposer au reproche de leur avoir manqué de foi. «J'ai leur parole, ajouta-t-il, qu'après s'être assurés de la nouvelle flotte, ils vont s'éloigner de ces bords.»
Montezume était si frappé de cette illusion, que toute la scélératesse du crime dont tu vas frémir, put à peine le détromper. On célébrait l'une de nos fêtes; et il était d'usage, dans ces solennités, de rendre hommage aux dieux par des danses publiques. La fleur de la jeune noblesse s'y distinguait par sa magnificence; et Montezume, sur la foi de la paix, voulut que ces brigands qu'il appelait ses hôtes, fussent présents à ce spectacle. Ils étaient en petit nombre, mais ils étaient armés; et nous étions sans armes comme sans défiance. Qu'on s'imagine voir des lynx, des léopards errants autour d'un pâturage où bondit un faible troupeau de chevreuils ou de daims paisibles. La soif du sang qui les dévore, s'irrite sourdement au fond de leurs entrailles: ils approchent sans bruit, dissimulant leur rage; mais leurs regards avides la décèlent; et tout-à-coup, s'y abandonnant, ils s'élancent sur le troupeau, dont ils font un carnage horrible. Tels on voyait les Castillans, témoins de nos paisibles jeux, nous entourer, nous observer avec des yeux où l'avarice étincelait comme une fièvre ardente. L'or, les perles, les diamants dont nous étions parés, viles richesses qu'ils adorent, allumèrent en eux cette ardeur furieuse pour laquelle rien n'est sacré. Éperdus, forcenés, se donnant l'un à l'autre le signal[50] du meurtre et de la rapine, ils tirent le glaive; et fondant sur les Indiens, ils égorgent tout ce que la frayeur, l'épouvante et la fuite ne dérobent pas à leurs coups. Maîtres de ce champ de carnage, on les voyait dépouiller leur proie, et s'applaudir de leur butin, aussi peu sensibles aux plaintes des mourants, que le sont les bêtes féroces au cri des animaux tremblants qu'elles déchirent, et dont elles boivent le sang.
[50] Ce signal était le nom de saint Jacques.
Après ce crime atroce, il fallait ou périr, ou nous délivrer de ces traîtres. Montezume eut beau colorer la noirceur de leur attentat, on ne l'écouta plus: l'emportement du peuple et sa fureur étaient au comble. Il vint au palais de mon père le supplier de prendre sa défense, et de l'aider à délivrer son roi. O mon père, si la valeur, la prudence, la fermeté, avaient pu sauver ta patrie, qui mieux que toi eût mérité d'en être le libérateur? Sous lui le trouble et le tumulte font place à l'ordre et au conseil. A la tête du peuple, il force l'ennemi à se retirer dans l'enceinte du palais qui lui sert d'asyle, le réduit à ne plus paraître, et l'assiége de toutes parts. Alors on nous annonce le retour de Cortès.