Œuvres complètes de Marmontel, tome 8: Les Incas, ou la destruction de l'empire du Pérou
CHAPITRE X.
Pour succéder à mon vertueux père, reprit Orozimbo, le choix des caciques tomba sur le jeune Guatimozin, son neveu, mon ami, le plus vaillant des hommes. Hélas! il se montra bien digne de ce choix; mais le sort trahit son courage.
Cortès revint au bord du lac avec des forces redoutables. A mille Castillans[54] sa fortune avait joint plus de cent mille auxiliaires: telle était l'ardeur de nos peuples à voler au-devant du joug.
[54] Il avait reçu d'Espagne de nouveaux secours.
L'épouvante se répandit dans toutes les villes voisines. Les unes se rangèrent du côté de Cortès, et prirent les armes pour lui; d'autres se trouvèrent désertes; et leurs habitants éperdus, ou se sauvèrent dans nos murs, ou s'enfuirent vers les montagnes.
Dans peu, sur le lac du Mexique, nous vîmes lancer une flotte[55] semblable à celle qui sur nos bords avait apporté ces brigands. La multitude de nos canots eut beau l'environner et l'assaillir de toute part; brisés, engloutis par le choc de ces barques énormes, ils faisaient périr avec eux les Mexicains dont ils étaient chargés.
[55] Composée de treize brigantins.
Le génie et l'activité de notre jeune roi firent des efforts inouis pour suppléer à l'avantage que les barques des ennemis avaient sur nos frêles canots. Son ardeur, son intelligence, se signalèrent encore plus à la défense de nos digues. Dans les travaux, dans les dangers, par-tout et sans cesse présent, il était l'ame de son peuple. Le feu de son courage enflammait tous les cœurs. Les obstacles qu'il opposa aux approches des Castillans, lassèrent enfin leur constance. Effrayés des périls et des fatigues d'un long siége, ils nous proposèrent la paix. Tout le peuple la demandait; le roi y consentait lui-même; la famine qui nous pressait, y disposait tous les esprits; les prêtres, au nom de leurs dieux, furent les seuls qui s'y opposèrent. Ils avaient abattu l'ame de Montezume; ils flattèrent imprudemment l'audace de Guatimozin. Une ombre de péril les avait d'abord consternés, une apparence de succès les rendit aussi arrogants qu'il avaient été lâches.
Sur la foi d'un oracle, nous refusâmes la paix. Crédulité fatale! un dieu plus fort que tous nos dieux démentit leur vaine promesse. Il fit descendre des montagnes les peuples les plus indomptés[56]; il changea leur féroce orgueil en un zèle ardent et docile; et Cortès n'eut pas plutôt vu grossir son camp de leurs fiers bataillons, qu'il résolut de nous livrer l'assaut[57].
[56] Les Otomies.
[57] Cortès se vit à la tête de deux cent mille hommes: ce n'est donc pas avec cinq cents hommes, comme on l'a dit tant de fois, qu'il prit la ville de Mexico.
Le passage sur les trois digues fut ouvert, malgré les efforts d'un courage déterminé. L'ennemi ayant pénétré dans nos murs, s'y établit parmi des ruines. Il s'avança, précédé du carnage que faisaient devant lui ses foudroyantes armes; et, par trois routes opposées, parvint enfin jusqu'au centre de cette ville, où, depuis trois jours, régnaient l'épouvante et la mort… A ces mots, il s'interrompit par un frémissement de rage. «O souvenir affreux!» s'écria-t-il; et ses yeux semblaient indignés de voir encore la lumière.
L'Inca tâchait de le calmer. Ah! reprit le malheureux prince, tu vas juger toi-même si ma douleur est juste. Je combattais près de mon roi, j'avais quitté le palais de mes pères; et dans ce palais assiégé j'avais abandonné ma sœur, une sœur adorée, à qui moi-même j'étais plus cher que la lumière du jour. Pour sa garde et pour sa défense, j'avais laissé, à la tête de quelques Indiens, le brave Télasco, le fidèle ami de mon cœur, celui de tous les hommes que j'ai le plus aimé, à qui ma sœur était promise. Ce digne ami se défendait avec tout le courage de l'amour et du désespoir; il l'inspirait à ses soldats: chacun d'eux semblait, comme lui, protéger les jours d'une amante. Aucune de leurs flèches ne partait en vain; le vestibule du palais était inondé de sang, la mort en défendait l'approche. Mais des palais voisins, que l'ennemi avait embrasés, l'incendie atteint celui-ci. Les assiégés y sont enveloppés d'un noir tourbillon de fumée; la flamme perce à travers ce nuage; elle s'attache aux lambris de cèdre, et s'y répand à flots pressés.
Le péril de ma sœur occupe seul mon ami: il la cherche au milieu de l'embrasement; et dans ce palais solitaire, dont ses soldats, de tous côtés, défendent l'enceinte, il appelle, avec des cris perçants, sa chère Amazili. Il la trouve éperdue, courant échevelée, et le cherchant pour l'embrasser, avant de périr dans les feux. «O chère moitié de mon ame! lui dit-il en la saisissant et en la serrant dans ses bras, il faut mourir, ou être esclaves. Choisis: nous n'avons qu'un instant.—Il faut mourir, lui répondit ma sœur.» Aussitôt il tire une flèche de son carquois, pour se percer le cœur. «Arrête! lui dit-elle, arrête! commence par moi: je me défie de ma main, et je veux mourir de la tienne.»
A ces mots, tombant dans ses bras, et approchant sa bouche de celle de son amant, pour y laisser son dernier soupir, elle lui découvre son sein. Ah! quel mortel, dans ce moment, n'eût pas manqué de courage! Mon ami tremblant la regarde, et rencontre des yeux dont la langueur eût désarmé le dieu du mal. Il détourne les siens, et relève le bras sur elle; son bras tremblant retombe sans frapper. Trois fois son amante l'implore, et trois fois sa main se refuse à percer ce cœur dont il est adoré. Ce combat lui donna le temps de changer de résolution. «Non, non, dit-il, je ne puis achever.—Et ne vois-tu pas, lui dit-elle, les flammes qui nous environnent, et devant nous l'esclavage et la honte, si nous ne savons pas mourir?—Je vois aussi, lui répond-il, la liberté, la gloire, si nous pouvons nous échapper.» Alors appelant ses soldats: «Amis, leur dit-il, suivez-moi; je vais vous ouvrir un passage.» Il fait environner ma sœur, commande que les portes du palais soient ouvertes, et s'élance à travers la foule des ennemis épouvantés.
Celui qui m'a peint ce combat en frémissait lui-même. Un énorme rocher, qui se détache et roule du haut des monts au sein des mers, chasse les vagues mugissantes, et s'ouvre à grand bruit un abyme à travers les flots courroucés: tel, en sortant du palais de mon père, se présenta le formidable Télasco. Les flots d'ennemis qu'il avait écartés, en retombant sur lui, allaient l'accabler sous le nombre. Il les repousse encore; une lourde massue, qu'il fait voler autour de lui, brise les lances et les glaives, et, comme un tourbillon rapide, renverse tout ce qu'elle atteint. Au milieu d'un rempart de morts, mon ami, couvert de blessures, et le corps sillonné de ruisseaux de sang, se défend et combat jusqu'à l'épuisement du peu de forces qui lui restent. Enfin ses bras laissent tomber la massue et le bouclier; bientôt il chancelle, il succombe… Il respirait encore. Il fut pris vivant; et ma sœur suivit le sort de mon ami. Est-il mort? a-t-elle eu la force et le malheur de lui survivre? C'est ce que je n'ai pu savoir. Peut-être, ô ciel! dans ce moment, il gémit sous les coups d'un maître inflexible. Ma sœur peut-être… Ah! loin de moi cette épouvantable pensée; elle rallume en vain toute ma rage, et fait le tourment de mon cœur.
L'Inca, qui lui voyait étouffer ses soupirs et dévorer ses larmes, le pressait d'interrompre ce récit désolant. Non, dit le cacique, achevons: puisque j'ai pu survivre à mes malheurs, je dois avoir la force d'en soutenir l'image.
Tous nos postes forcés livraient la ville en proie à nos vainqueurs. Le roi n'avait plus pour asyle que son palais, où sa noblesse lui offrait de s'ensevelir. Il voulut, dans l'espoir de rallier sur les montagnes les Indiens que la frayeur et la fuite avaient dispersés, il voulut s'échapper lui-même, pour revenir assiéger à son tour et accabler nos ennemis. Il traversait le lac; et pour favoriser sa fuite, nos canots occupaient la flotte de Cortès par un combat désespéré. Monarque infortuné! tout le sang prodigué pour lui ne put le sauver: il fut pris… C'est encore ici que mon courage m'abandonne. Alors un délire stupide se saisissant d'Orozimbo, sa langue parut se glacer, sa bouche entr'ouverte et ses yeux immobiles marquaient l'épouvante et l'horreur. Sa voix s'ouvre enfin un passage; il s'écrie: O Guatimozin! ô le plus magnanime, ô le meilleur des rois! Un brasier, des charbons ardents!… C'est sur ce lit qu'ils l'étendirent. «O barbarie atroce!» s'écrie à ce récit l'Inca, saisi d'horreur. Attends, dit le cacique, attends; tu vas mieux les connaître. Tandis que le feu pénétrait jusqu'à la moelle des os, Cortès, d'un œil tranquille, observait les progrès de la douleur, et il disait au roi: «Si tu es las de souffrir, déclare où tu as caché tes trésors.»
Soit qu'il n'eût rien caché, soit qu'il trouvât honteux de céder à la violence, le héros du Mexique honora sa patrie par sa constance dans les tourments. Il attache un œil indigné sur le tyran; et il lui dit: «Homme féroce et sanguinaire, connais-tu pour moi de supplice égal à celui de te voir?» Il ne lui échappa ni plainte, ni prière, ni aucun mot qui implorât une humiliante pitié.
Sur le brasier était aussi un fidèle ami de ce prince. Cet ami, plus faible, avait peine à résister à la douleur; et prêt à succomber, il tournait vers son maître des regards plaintifs et touchants. «Et moi, lui dit Guatimozin, suis-je sur un lit de roses?» Ces paroles étouffèrent le soupir au fond de son cœur[58].
[58] Cortès ayant fait cesser l'exécution, Guatimozin vécut encore deux ans. Il finit par être pendu, sur la déposition d'un Indien, qui l'accusa d'avoir conspiré contre les Espagnols.
Tu frémis, Inca; ce n'est rien que tout ce que tu viens d'entendre. Tu n'as vu ces brigands que dans l'ardeur du carnage. Pour en juger, il faut les voir au sein de la paix, au milieu des peuples qu'ils ont désarmés, dont les uns vont au-devant d'eux avec une joie ingénue, et les autres d'un air timide et suppliant; qui leur présentent de plein gré ce qu'ils ont de plus précieux; qui s'empressent à les servir, à les loger dans leurs cabanes; qui supportent pour eux les travaux les plus rudes; qui courbent le dos, sans se plaindre, sous le faix dont ils les accablent, sous les coups dont ils les meurtrissent; qui se laissent flétrir, avec un fer brûlant, des marques de la servitude: c'est là que s'est montrée la cruauté des Castillans. Tout ce que tu peux concevoir des excès de la tyrannie et des rigueurs de l'esclavage, n'approche pas encore des maux que ces hommes dénaturés font souffrir aux plus doux des hommes.
Ceux-ci, épouvantés par le supplice de leur roi, par le saccagement de leur ville et de leurs campagnes, ne s'occupaient qu'à fléchir les vainqueurs: ils opposaient la douceur des agneaux à la férocité des tigres: leurs caresses, leurs larmes, l'abandon volontaire du peu de bien qu'ils possédaient, une obéissance muette, une aveugle soumission, le dernier et le plus pénible de tous les sacrifices que l'homme puisse faire à l'homme, celui de sa liberté, rien n'adoucit ces cœurs farouches. Si leurs esclaves surchargés, dans une longue et pénible route, osent gémir sous le fardeau, un châtiment soudain leur impose silence; et s'ils succombent sous l'excès du travail et de la misère, un bras impitoyable achève de leur arracher le dernier soupir. «Cruels! disent ces innocents, que vous avons-nous fait? Notre vie n'est employée qu'à vous servir, pourquoi nous l'arracher? Épargnez du moins nos enfants et nos femmes.» Les monstres sont sourds à ces plaintes. De l'or, de l'or, c'est leur cri de rage; on ne peut les en assouvir. Un peuple en vain se hâte d'apporter à leurs pieds le peu qu'il a de ce métal funeste. Ce n'est jamais assez; et tandis qu'à genoux, les mains au ciel, les yeux en pleurs, il proteste qu'il n'en a plus, on l'enchaîne, on le livre à d'horribles tourments, pour l'obliger à découvrir ce qu'il peut en avoir encore. Leur avarice a inventé des tortures inconcevables et des supplices inouis. Ingénieuse à compliquer et à prolonger les douleurs, elle donne à la mort mille formes horribles, que la mort ne connaissait pas.
Mais ce qui révolte le plus de leur atrocité, c'est sa froideur tranquille. La nature est muette dans ces cœurs endurcis. Autour des bûchers où la flamme dévore une famille entière, au milieu d'un hameau dont les toits embrasés fondent sur les femmes enceintes, sur les faibles vieillards, sur les enfants à la mamelle, au pied des échafauds où un feu lent consume de faibles innocents, déchirés avant de mourir; on les voit, ces hommes féroces, on les voit, riants et moqueurs, se réjouir et insulter aux victimes de leur furie.
Inca, ne nous reproche point d'avoir vu tant de maux, sans mourir de douleur, ajouta le cacique en versant des ruisseaux de larmes, et d'une voix entrecoupée par les sanglots qui l'étouffaient: si nous supportons nos malheurs, si nous vivons, si nous fuyons notre déplorable patrie, c'est pour lui chercher des vengeurs.
«Ah! vous en méritez sans doute, lui dit l'Inca en l'embrassant. Je sens vos maux, je les partage. Si je ne puis les réparer, j'espère au moins les adoucir. Demeurez parmi nous, illustres malheureux, et que ma cour soit votre asyle. Hélas! si j'en crois des présages qui commencent à s'avérer, le temps approche où j'aurai besoin de votre expérience et de votre courage.—Ah! s'écrient les caciques, la vie est l'unique bien que le destin nous laisse: généreux prince, elle est à toi, et tu peux en être prodigue; sans toi, le désespoir en eût déja tranché le cours.»