Œuvres complètes de Marmontel, tome 8: Les Incas, ou la destruction de l'empire du Pérou
CHAPITRE IX.
Cet heureux brigand, délivré d'un rival[51] qui venait lui disputer sa proie, avait tiré de nouvelles forces du parti opposé au sien[52]. Plus fier que jamais, il arrive, il s'avance; un silence profond l'étonne à son entrée dans nos murs. Il pénètre avec défiance jusqu'aux portes de son palais, et s'y enferme avec ses compagnons.
[51] Narvaëz.
[52] La conduite de Cortès, dans cette occasion, est regardée comme le plus beau trait de sa vie. (Voyez Antonio de Solis.)
Mon père les suivait des yeux; il entendit leurs cris de joie. «Demain, dit-il, demain, si le ciel nous seconde, nous changerons ces cris en des cris de douleur.» En effet, dès le jour suivant, tout le peuple fut sous les armes, et mon père ordonna l'assaut. Inca, ce moment fut terrible. S'il ne nous eût fallu franchir que des murs hérissés de lances et d'épées, ce péril ne serait pas digne d'être rappelé; mais peins-toi un mur de feu, un rempart foudroyant, d'où partaient sans cesse, à travers des tourbillons de fumée et de flamme, une grêle homicide et d'horribles tonnerres, dont tous les coups étaient marqués par un vide affreux dans nos rangs. Ce vide était rempli; nos Indiens, couverts du sang de leurs amis, qui rejaillissait autour d'eux, marchaient sur des monceaux de morts: c'était le courage effréné de la haine, de la vengeance et du désespoir réunis. On travaillait obstinément à briser les murs et les portes; on se faisait, avec des lances, des échelons pour s'élever; les Indiens blessés servaient, en expirant, de degrés à leurs compagnons, pour atteindre au haut des murailles: le trouble, l'effroi, l'épouvante, régnaient au-dedans, la fureur au-dehors. C'en était fait, si le soleil, en nous dérobant sa lumière, n'eût pas terminé le combat.
La nuit, des flèches enflammées embrasèrent les toits de ce palais funeste; l'horreur de l'incendie en écarta le sommeil; et tandis qu'au milieu des siens, Cortès travaillait à l'éteindre, nous prîmes un peu de repos. Mais l'aurore du jour suivant nous vit les armes à la main.
L'ennemi sort; la ville entière devient un champ de bataille. Notre sang l'inonda; mais nous vîmes aussi, et avec des transports de joie, couler celui des Castillans. La nuit fit cesser le carnage. L'ennemi rentra dans ses murs.
Il fallut donner quelques jours aux devoirs de la sépulture; et l'ennemi les employa à construire des tours mouvantes, pour combattre à l'abri d'une grêle de pierres qu'on lui lançait du haut des toits. Cependant mon père appliquait tous ses soins à éviter, dans le combat, ce désordre qui nous perdait; à donner à nos mouvements plus d'accord et d'intelligence; à établir ses postes, disposer ses attaques, ménager pas à pas une retraite à ses troupes, et l'interdire à l'ennemi. La ville, bâtie au milieu d'un lac, était coupée de canaux, dont les ponts, faciles à rompre, pouvaient laisser après nous de larges fossés à franchir. C'est sur-tout de cet avantage qu'il voulait qu'on sût profiter.
«O mes enfants, nous disait-il, gardez-vous de cette ardeur aveugle qui vous ôte la liberté d'agir ensemble et de concert. La foule est toujours faible; et dans les flots pressés d'un peuple qui charge en tumulte, le nombre nuit à la valeur. Observez dans vos mouvements l'ordre que je vous ai prescrit, je vous réponds de la victoire: elle coûtera cher; mais ce n'est pas ici le moment de nous ménager. Il serait indigne de nous de fuir, dans les combats, la mort qui nous attend sous nos toits, dans les bras de nos enfants et de nos femmes. Mais la liberté, la vengeance, la gloire d'avoir bien servi votre patrie et votre roi, vous ne les trouverez qu'avec moi, au milieu de vos ennemis terrassés.»
Enfin, du palais de Cortès, on vit sortir ces tours pleines d'hommes armés, que traînaient de fiers quadrupèdes, et dont la cime chancelante lançait de rapides feux. Mais des pierres énormes, tombant du haut des toits, les eurent bientôt fracassées. On combattit à découvert, sans trouble et sans confusion. Le meurtre était affreux, mais tranquille. A travers l'incendie de nos palais, où l'ennemi portait la flamme, la fureur marchait en silence; la mort s'avançait à pas lents. Chaque tranchée était un poste, attaqué, défendu avec acharnement. L'avantage des armes, de ces armes terribles qui sont l'image de la foudre, était le seul qu'eût l'ennemi sur nous; mais quel nombre, ou quelle valeur peut compenser cet avantage? Ce fut ce qui rendit douteux le succès d'un combat si long et si sanglant. L'ennemi nous céda la place, mais plutôt lassé que vaincu.
Mon père, en nous montrant parmi les morts quarante de ces furieux[53], nous faisait espérer d'exterminer le reste. «Encore deux combats comme celui-ci, nous disait-il, et le Mexique est délivré.»
[53] Les deux tiers des Espagnols, et Cortès lui-même, avaient été blessés dans ce combat.
Le peuple regardait d'un œil avide les Castillans étendus à ses pieds. «Ils ne sont pas immortels,» disait-il en comptant leurs blessures. Chacun s'attribuait la gloire d'avoir porté l'un de ces coups.
Encouragé par ce spectacle, on attendit avec impatience l'assaut remis au lendemain. Il fut tel que les assiégés ne pouvaient plus le soutenir. On approchait des murs; on allait bientôt les franchir, et gagner la première enceinte; Cortès alors désespéré força Montezume à paraître, pour nous ordonner de cesser. Montezume se montre, et du haut des murailles, il fait signe de l'écouter. Sa présence suspend l'assaut. Le peuple, saisi de respect, se prosterne, et prête silence. Le monarque éleva la voix: il remercia ses sujets d'avoir tenté sa délivrance; mais il leur dit qu'il était libre et au milieu de ses amis. «Du reste, ils consentent, dit-il, à se retirer dès demain, pourvu qu'à l'instant même l'on mette bas les armes, et que, pour signe de la paix, on cesse toute hostilité. Je le veux, je vous le commande. Obéissez à votre roi.»
La multitude, à cette voix, était incertaine et flottante. Mon père la détermina.
«Si tu es libre, grand roi, dit-il à Montezume, sors de ta prison, et viens régner sur nous. Jusques-là nous n'écoutons point un monarque opprimé, qu'on force à se trahir lui-même. Non, peuple, ce n'est pas votre roi qui vous parle; c'est un captif que l'on menace, et qui subit la loi de la nécessité. Sa bouche demande la paix; son cœur implore la vengeance. Vengez-le donc, sans écouter ce que lui dictent ses tyrans.»
A ces mots, l'assaut recommence. On crie au roi de s'éloigner. L'ennemi l'arrête, et l'expose à nos coups. Mon père, qui tremble pour lui, veut détourner l'attaque… Il n'est plus temps. Une pierre fatale a frappé Montezume. Il chancelle, et tombe expirant dans les bras de ses ennemis. En le voyant tomber, le peuple jette un cri de douleur, s'épouvante, et s'enfuit, comme chargé d'un parricide. Bientôt l'ennemi nous renvoie son corps pâle et défiguré. Une multitude éplorée accourt, s'empresse, l'environne, et détestant la main qui l'a frappé, remplit l'air de ses hurlements, et baigne son roi de ses larmes.
Les caciques s'assemblent, et mon père est élu pour succéder à Montezume. Alors un nouveau plan d'attaque et de défense achève de déconcerter et d'effrayer nos ennemis.
Mon père, aux assauts meurtriers, préféra les lenteurs d'un siége. Dans une enceinte inaccessible au feu des Espagnols, il les fit entourer de tranchées et de remparts. Les travaux avançaient. Cortès s'en épouvante, et il médite sa retraite. C'était le moment décisif. Il lui fallait, pour s'échapper, repasser sur l'une des digues dont le lac était traversé; et mon père, ayant bien prévu que Cortès choisirait les ombres de la nuit pour favoriser son passage, fit rompre les ponts de la digue, la borda d'une multitude de canots remplis d'Indiens, habiles à tirer de l'arc et de la fronde; et, à la tête de ses caciques, il voulut lui-même charger la colonne des ennemis. Tout fut exécuté, mais avec trop d'ardeur. Des canots, on voulut s'élancer sur la digue. Cette imprudence coûta la vie à une foule d'Indiens. Deux cents des soldats de Cortès et mille de ses alliés tombèrent sous nos coups; un pont volant sauva le reste; et quand le jour vint éclairer le carnage de la nuit, on trouva ceux des Castillans dont la mort nous avait vengés, on les trouva chargés de l'or qu'ils étaient venus nous ravir, et dont le poids les avait accablés. Ainsi l'or une fois fut utile à notre défense.
Dans ce combat, où le lac du Mexique avait été rougi de sang, mon père avait reçu deux blessures mortelles. A son heure dernière il m'appela, et il me dit: «Mon fils, tu vois le fruit d'un mauvais règne. Ces brigands reviendront plus forts secondés de ces mêmes peuples que Montezume a fait gémir. Hélas! je prévois, en mourant, la ruine de ma patrie, moins malheureux de ne pas lui survivre, et d'avoir fait, jusqu'au dernier soupir, ce que j'ai pu pour la sauver. Défends-la comme moi, défends-la même sans espérance; et sois le dernier à combattre sur ses débris.» A ces mots, je me sentis presser entre ses bras; et de ses lèvres éteintes m'ayant donné le baiser paternel, il expira.
Ce souvenir cruel et tendre émut si vivement le héros mexicain, que sa voix en fut étouffée; et les Incas, les yeux attachés sur un fils si vertueux et si sensible, attendirent en silence que son cœur se fût soulagé.