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Œuvres complètes de Marmontel, tome 8: Les Incas, ou la destruction de l'empire du Pérou

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CHAPITRE XVII.

Cependant Pizarre avait mis à la voile; et déja loin du rivage de l'isthme, il s'avançait vers l'équateur. A travers les écueils d'une mer inconnue encore, sa course était pénible et lente; la disette le menaçait; et il fallut bientôt risquer l'abord de ces côtes sauvages[73]; mais il trouva par-tout des hommes aguerris. Dès qu'un village est attaqué, ses voisins accourent en foule, et se présentent au combat. Le feu des armes les disperse; mais leur courage les rassemble. On en fait tous les jours un nouveau carnage; et tous les jours ces malheureux, dans l'espérance de venger leurs amis, reviennent périr avec eux. Le fer des Espagnols s'émousse, leurs bras se lassent d'égorger.

[73] On a donné à cette plage le nom de Pueblo quemado, peuple brûlé.

Un vieux cacique, autrefois renommé par sa valeur et sa prudence, mais alors accablé par les travaux et les années, était couché au fond d'un antre, et n'attendait plus que la mort. Les cris de rage, de douleur et d'effroi retentirent jusqu'à lui. Il vit revenir ses deux fils couverts de sang et de poussière, et qui, s'arrachant les cheveux, lui dirent: «C'en est fait, mon père, c'en est fait; nous sommes perdus.—Eh quoi! dit le vieillard en soulevant sa tête, sont-ils en si grand nombre, ou sont-ils immortels? Est-ce la race de ces géants[74] qui, du temps de nos pères, étaient descendus sur ces bords?—Non, lui répond l'un de ses fils; ils sont en petit nombre, et semblables à nous, à la réserve d'un poil épais qui leur couvre à demi la face: mais sans doute ce sont des dieux; car les éclairs les environnent, le tonnerre part de leurs mains: nos amis écrasés nous ont couverts de leur sang; en voilà les marques fumantes.»

[74] Voyez Garcil. liv. 9, chap. 9.

«Je veux demain les voir de près: portez-moi, dit le vieux cacique, sur cette roche escarpée, d'où j'observerai le combat.»

Les Indiens, dès le point du jour, se rassemblèrent dans la plaine. Les Castillans les attendaient. Pizarre en parcourait les rangs avec un air grave et tranquille; sous lui commandait Aléon, plus superbe et plus menaçant; Molina était à la tête des jeunes Espagnols qu'il avait amenés. Ses yeux étaient baissés, son visage était abattu, non de crainte, mais de pitié: on croyait entendre l'humanité gémir au fond du cœur de ce jeune homme.

Un cri formé de mille cris fut le signal des Indiens; et à l'instant une nuée de flèches obscurcit l'air sur la tête des Castillans. Mais de ces flèches égarées, presque aucune, en tombant, ne porta son atteinte. Pizarre se laisse approcher, et fait sur eux un feu terrible, dont tous les coups sont meurtriers: ceux du canon font des vides affreux dans la masse profonde des bataillons sauvages. Trois fois elle en est ébranlée, mais la présence du vieux cacique soutient le courage des siens. Ils s'affermissent, ils s'avancent, et se déployant sur les ailes, ils vont envelopper le petit nombre des Castillans. Pizarre fond sur eux avec son escadron rapide; et ces flots épais d'Indiens sont entr'ouverts et dissipés. Leur fuite ne présente plus que le pitoyable spectacle d'un massacre d'hommes épars, qui, désarmés et suppliants, tendent la gorge au coup mortel. Les bois et les montagnes servirent de refuge à tout ce qui put s'échapper.

Le vieillard, du haut du rocher, contemple ce désastre d'un œil pensif et morne. Il a vu le plus jeune de ses fils brisé comme un roseau par la foudre des Castillans. Son cœur paternel en a été meurtri; mais l'impression de ce malheur domestique est effacée par le sentiment plus profond de la calamité publique. Il fait rassembler autour de lui ses Indiens, et il leur dit: «Enfants du tigre et du lion, il faut avouer que ces brigands nous surpassent dans l'art de nuire. Ce feu meurtrier, ces tonnerres, ces animaux rapides qui combattent sous l'homme, tout cela est prodigieux. Mais revenez de l'étonnement que vous causent ces nouveautés. L'avantage du lieu et du nombre est à vous; profitez-en. Qui vous presse d'aller vous jeter en foule au-devant de vos ennemis? Pourquoi leur disputer la plaine? Est-elle couverte de moissons? Ne voyez-vous pas la famine, avec ses dents aiguës et ses ongles tranchants, qui se traîne vers eux? Elle va les saisir, sucer tout le sang de leurs veines, et les laisser étendus sur le sable, exténués et défaillants. Tenez-vous en défense, mais dans l'étroit vallon qui serpente entre ces collines. Là, s'ils viennent vous attaquer, nous verrons quel usage ils feront de ces foudres et de ces animaux qui combattent pour eux.»

Le sage conseil du vieillard fut exécuté la nuit même; et quand le jour vint éclairer ces bords, les Espagnols, épouvantés du silence et de la solitude qui régnaient au loin dans la plaine, n'y trouvèrent plus d'ennemis que la faim, le plus cruel de tous.

Pizarre à peine eut découvert la trace des Indiens, il résolut de les poursuivre. Les Indiens s'y attendaient. Dans tous les détours du vallon, le vieillard les avait postés par intervalle et en petit nombre. «Vous êtes assurés, dit-il, d'échapper à vos ennemis; et les fatiguer, c'est les vaincre. Protégés contre leurs tonnerres par les angles de ces collines, vous les attendrez au détour. Là, je vous demande, non pas de tenir ferme devant eux, mais de lancer de près votre première flèche, et de fuir jusqu'au poste qui vous succédera, et qui les attend au détour. Je me tiendrai au dernier défilé; et vous vous rallierez à moi.» Tel fut l'ordre qu'il établit.

Dès que la tête des Castillans se montre au premier détroit du vallon, il part une volée de flèches; et l'arc à peine est détendu, les Indiens sont dissipés. On les poursuit; et on rencontre une nouvelle troupe qui se dissipe encore, après avoir lancé ses traits.

Pizarre, frémissant de voir que l'ennemi et la victoire lui échappent à chaque instant, part avec la rapidité de l'éclair, et commande à son escadron de le suivre. Le vieillard avait tout prévu. Les Indiens, dès qu'ils entendent la terre retentir sous les pas des chevaux, gagnent les deux bords du vallon; et l'escadron, après une course inutile, est assailli de traits lancés comme par d'invisibles mains.

Les Castillans s'irritent de voir couler leur sang, moins furieux encore de leurs blessures que de celles de leurs coursiers. Celui de Pizarre, à travers sa crinière épaisse et flottante, a senti le coup pénétrer. Impatient du trait qui lui est resté dans la plaie, il agite ses crins sanglants; il se dresse, il écume, il bondit de douleur. Pizarre, en arrachant le trait, est renversé sur la poussière. Mais, d'un cri menaçant, dont les forêts retentissent, il étonne et rend immobile le coursier tremblant à sa voix. En se relevant, il commande à la moitié des siens de mettre pied à terre, de gravir, l'épée à la main, sur la pente des deux collines, et d'en chasser les Indiens. On lui obéit, on les attaque; et soudain ils sont dispersés.

On les poursuivait; et Pizarre recommandait sur-tout qu'on en prît un vivant, pour savoir de lui en quel lieu on trouverait des subsistances; car ces peuples avaient caché leurs moissons, leur unique bien.

Ceux des jeunes sauvages qui portaient le vieillard, après une assez longue course, hors d'haleine, accablés par ce pesant fardeau, virent bientôt qu'ils allaient être pris. Le vieillard leur dit: «Laissez-moi. Sans me sauver, vous vous perdriez vous-mêmes. Laissez-moi. Je n'ai plus que quelques jours à vivre. Ce n'est pas la peine de priver vos enfants de leurs pères, et vos femmes de leurs époux. Si mon fils demande pourquoi vous m'avez abandonné, répondez-lui que je l'ai voulu.»

«Tu as raison, lui dirent-ils. Tu fus toujours le plus sage des hommes.» A ces mots, l'ayant déposé au pied d'un arbre, ils l'embrassèrent en pleurant, et se sauvèrent dans les bois.

Les Espagnols arrivent; le vieillard les regarde sans étonnement ni frayeur. Ils lui demandent où est la retraite des Indiens? Il montre les bois. Ils lui demandent où est le toit qu'il habite? Il montre le ciel. Ils lui proposent de le porter dans sa demeure; et d'un coup-d'œil fier et moqueur, il fait signe que c'est la terre.

Pour l'obliger à rompre ce silence obstiné, d'abord ils employèrent les caresses perfides; il n'en fut point ému. Ils eurent recours aux menaces; il n'en fut point épouvanté. Leur impatience à la fin se change en fureur. Ils dressent aux yeux du vieillard tout l'appareil de son supplice. Il y jette un œil de mépris. «Les insensés, disait-il avec un sourire amer et dédaigneux, ils pensent rendre la mort effrayante pour la vieillesse! Ils prétendent imaginer un plus grand mal que de vieillir!» Les Castillans, outrés de ses insultes, l'attachèrent à un poteau, et allumèrent alentour un feu lent, pour le consumer.

Le vieillard, dès qu'il sent les atteintes du feu, s'arme d'un courage invincible: son visage, où se peint la fierté d'une ame libre, devient auguste et radieux; et il commence son chant de mort.

«Quand je vins au monde, dit-il, la douleur se saisit de moi; et je pleurais, car j'étais enfant. J'avais beau voir que tout souffrait, que tout mourait autour de moi, j'aurais voulu, moi seul, ne pas souffrir; j'aurais voulu ne pas mourir; et comme un enfant que j'étais je me livrais à l'impatience. Je devins homme; et la douleur me dit: Luttons ensemble. Si tu es le plus fort, je céderai; mais si tu te laisses abattre, je te déchirerai, je planerai sur toi, et je battrai des ailes, comme le vautour sur sa proie. S'il est ainsi, dis-je à mon tour, il faut lutter ensemble; et nous nous prîmes corps à corps. Il y a soixante ans que ce combat dure, et je suis debout, et je n'ai pas versé une larme. J'ai vu mes amis tomber sous vos coups, et dans mon cœur j'ai étouffé la plainte. J'ai vu mon fils écrasé à mes yeux, et mes yeux paternels ne se sont point mouillés. Que me veut encore la douleur? Ne sait-elle pas qui je suis? La voilà qui, pour m'ébranler, rassemble enfin toutes ses forces; et moi, je l'insulte, et je ris de lui voir hâter mon trépas, qui me délivre à jamais d'elle. Viendra-t-elle encore agiter ma cendre? La cendre des morts est impalpable à la douleur. Et vous, lâches, vous, qu'elle emploie à m'éprouver, vous vivrez; vous serez sa proie à votre tour. Vous venez pour nous dépouiller; vous vous arracherez nos misérables dépouilles. Vos mains, trempées dans le sang indien, se laveront dans votre sang; et vos ossements et les nôtres, confusément épars dans nos champs désolés, feront la paix, reposeront ensemble, et mêleront leur poussière, comme des ossements amis. En attendant, brûlez, déchirez, tourmentez ce corps, que je vous abandonne; dévorez ce que la vieillesse n'en a pas consumé. Voyez-vous ces oiseaux voraces qui planent sur nos têtes? Vous leur dérobez un repas; mais vous leur engraissez une autre proie. Ils vous laissent encore aujourd'hui vous repaître; mais demain ce sera leur tour.»

Ainsi chantait le vieillard; et plus la douleur redoublait, plus il redoublait ses insultes. Un Espagnol (c'était Moralès) ne put soutenir plus long-temps les invectives du sauvage. Il saisit l'arc qu'on lui avait laissé, le tendit, et perça le vieillard d'une flèche. L'Indien, qui se sentit mortellement blessé, regarda Moralès d'un œil fier et tranquille: «Ah! jeune homme, dit-il, jeune homme, tu perds, par ton impatience, une belle occasion d'apprendre à souffrir!» Il expira; et les Espagnols consternés passèrent la nuit dans les bois, sans pouvoir retrouver leur route. Ce ne fut qu'au lever du jour et au bruit du signal que fit donner Pizarre, qu'ils se rallièrent à lui. Mais on s'aperçut que la vengeance du ciel avait choisi sa victime. Moralès, perdu dans les bois, ne reparut jamais.

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