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Œuvres complètes de Marmontel, tome 8: Les Incas, ou la destruction de l'empire du Pérou

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CHAPITRE III.

Un nouveau spectacle succède: c'est l'élite de la jeunesse, des chœurs de filles et de garçons, tous d'une beauté singulière, tenant dans leurs mains des guirlandes, dont ils viennent orner les colonnes sacrées, en dansant alentour, et chantant les louanges du soleil et de ses enfants. Leur robe, d'un tissu léger, formé du duvet d'un arbuste[36] qui croît dans ces riches vallons, est égale en blancheur aux neiges des montagnes: ses plis flottants laissent à la beauté toute la gloire de ses charmes; mais la pudeur, dans ces heureux climats, tient lieu de voile à la nature: le mystère est enfant du vice; et ce n'est point aux yeux de l'innocence que l'innocence doit rougir.

[36] Le cotonnier.

Dans leur danse autour des colonnes, ils s'entrelacent de leurs guirlandes, et cette chaîne mystérieuse exprime les douceurs de la société, dont les lois forment les liens.

Mais déja l'ombre des colonnes s'est retirée vers leur base; elle s'abrége encore, et va s'évanouir. Alors éclatent de nouveau les chants d'adoration et de réjouissance; et l'Inca, tombant à genoux au pied de celle des colonnes où le trône d'or de son père étincelle de mille feux: «Source intarissable de tous les biens; ô soleil, dit-il, ô mon père! il n'est pas au pouvoir de tes enfants de te faire aucun don qui ne vienne de toi. L'offrande même de tes bienfaits est inutile à ton bonheur comme à ta gloire: tu n'as besoin, pour ranimer ton incorruptible lumière, ni des vapeurs de nos libations, ni des parfums de nos sacrifices. Les moissons abondantes que ta chaleur mûrit, les fruits que tes rayons colorent, les troupeaux à qui tu prépares les sucs des herbes et des fleurs, ne sont des trésors que pour nous: les répandre, c'est t'imiter: c'est le vieillard infirme, la veuve et l'orphelin qui les reçoivent en ton nom, c'est dans leur sein, comme sur un autel, que nous devons en déposer l'hommage. Ne vois donc le tribut que je vais t'offrir, que comme un signe solennel de reconnaissance et d'amour; pour moi, c'est un engagement; pour les malheureux, c'est un titre, et le garant inviolable des droits qu'ils ont à mes bienfaits.»

Tout le peuple, à ces mots, rend grâces au soleil, qui lui donne de si bons rois; et le monarque, précédé du pontife, des prêtres, et des vierges sacrées, va dans le temple offrir au dieu le sacrifice accoutumé.

Sur le vestibule du temple, se présentèrent aux yeux du prince trois jeunes vierges nouvellement choisies, que leurs parents venaient consacrer au soleil. Un léger tissu de coton les dérobait aux regards des profanes: la nature, dans ces climats, n'avait jamais rien formé de si beau. Les trois Incas, leurs pères, les menaient par la main; et leurs mères, à leur côté, tenaient le bout de la ceinture, signe et gage sacré de la chaste pudeur dont leur sagesse avait pris soin.

Le roi, les saluant d'un air religieux, les introduit dans le temple; le grand-prêtre les suit, et le temple est fermé. D'abord les trois vierges s'inclinent devant l'image de leur époux, et au même instant le grand-prêtre détache le voile qui les couvre. Le voile tombe; et que d'attraits il expose à l'éclat du jour! Le monarque se crut ravi dans la cour du soleil son père; il crut voir les femmes célestes, avec qui ce dieu bienfaisant se délasse du soin d'éclairer l'univers.

Deux de ces filles avaient la sérénité du bonheur peinte sur le visage, et leur cœur, tout plein de leur gloire, ne mêlait au doux sentiment d'une piété tendre et pure, l'amertume d'aucun regret; l'autre, et la plus belle des trois, quoique avec la même candeur et la même innocence qu'elles, laissait voir la mélancolie et la tristesse dans ses yeux. Cora (c'était le nom de la jeune Indienne), avant de prononcer le vœu qui la détachait des mortels, saisit les mains de son père, et les baisant avec ardeur, ne laissa échapper d'abord qu'un timide et profond soupir; mais bientôt, relevant ses beaux yeux sur sa mère, elle se jette dans ses bras, elle inonde son sein de larmes, et s'écrie douloureusement: «Ah! ma mère!» Ses parents, aveuglés par une piété cruelle, ne virent, dans l'émotion et dans les regrets de leur fille, que l'attendrissement de ses derniers adieux, et le combat d'un cœur qui se détache de tout ce qu'il a de plus cher; elle-même n'attribua qu'à la force des nœuds du sang et au pouvoir de la nature la douleur qu'elle ressentait. «O le plus tendre et le meilleur des pères! ô mère mille fois plus chère que la vie! il faut vous quitter pour jamais!» Elle ne croyait pas sentir d'autres regrets: le prêtre y fut trompé comme elle; et il lui laissa consommer son téméraire et cruel dévouement.

Cependant, lorsqu'on fit entendre à ces trois jeunes vierges la loi qui attachait des peines si terribles à l'infraction de leur vœu, les deux compagnes de Cora l'écoutèrent sans trouble et presque sans émotion; elle seule, par un instinct qui lui présageait son malheur, sentit son cœur saisi d'effroi: on vit ses couleurs s'effacer, ses yeux se couvrir d'un nuage, les roses mêmes de sa bouche pâlir, se faner, et s'éteindre; et ses lèvres tremblèrent en prononçant le vœu que son cœur devait abjurer. Ce pressentiment n'éclaira ni ses parents, ni le pontife. On soutint sa faiblesse, on appaisa son trouble, on l'enivra de la gloire d'avoir un dieu pour époux; et Cora suivit ses compagnes dans l'inviolable asyle des épouses du soleil.

Alors le temple fut ouvert; et les Incas, ministres des autels, commencèrent le sacrifice.

Ce sacrifice est innocent et pur. Ce n'est plus ce culte féroce, qui arrosait de sang humain les forêts de ces bords sauvages, lorsque une mère déchirait elle-même les entrailles de ses enfants sur l'autel du lion, du tigre, ou du vautour. L'offrande agréable au soleil, ce sont les prémices des fruits, des moissons, et des animaux, que la nature a destinés à servir d'aliments à l'homme. Une faible partie de cette offrande est consumée sur l'autel; le reste est réservé au festin solennel que le soleil donne à son peuple.

Sous un portique de feuillages dont le temple est environné, le roi, les Incas, les caciques, se distribuent parmi la foule, pour présider aux tables où le peuple est assis. La première est celle des veuves, des orphelins, et des vieillards; l'Inca l'honore de sa présence, comme père des malheureux[37]. Tito Zoraï, son fils aîné, y est assis à sa droite. Ce jeune prince, dont la beauté annonce une origine céleste, a rempli son troisième lustre: il est dans l'âge où se fait l'épreuve du courage et de la vertu[38]. Son père, qui en fait ses délices, s'applaudit de le voir croître et s'élever sous ses yeux: jeune encore lui-même, il espère laisser un sage sur le trône. Hélas! son espérance est vaine; les pleurs de son vertueux fils n'arroseront point son tombeau.

[37] L'un de ses titres était Huaccha-cuyac, ami des pauvres.

[38] C'était l'âge de seize ans.

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