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Œuvres complètes de Marmontel, tome 8: Les Incas, ou la destruction de l'empire du Pérou

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CHAPITRE XXXIX.

Pour une ame abandonnée à l'orage des passions, l'incertitude est le plus grand des maux. Battu sans cesse par les vagues de l'espérance et de la crainte, le courage n'a point de prise; la résolution même d'être malheureux n'a point de terme où se fixer.

Telle fut, pour l'ame d'Alonzo, cette longue et pénible nuit. Enfin, le sommeil, par pitié, laissait tomber quelques pavots sur sa paupière appesantie. Un bruit le frappe; il se lève, et, à la faible lueur du crépuscule du matin, il voit paraître un vieillard vénérable, le front couvert de cheveux blancs, pâle et triste comme les spectres, mais conservant dans sa douleur un air noble et majestueux. «Je suis le père de Cora, lui dit-il. Ma fille m'envoie; c'est sa dernière volonté que j'accomplis. Va-t'en, malheureux jeune homme, et laisse-nous les maux que tu nous fais. Tu as porté l'opprobre et la mort dans une famille innocente, qui, sans toi, le serait encore.» A ces mots, le vieillard sentit ses genoux qui ployaient sous lui, et il tomba de défaillance. Alonzo, pâle et frémissant, lui tend les bras, et le relève. «Parlez, lui dit-il; qu'ai-je fait? de quel malheur suis-je la cause?—Cruel! peux-tu le demander? peux-tu vouloir l'entendre de la bouche d'un père? Tu nous annonçais des vertus: la bonté, la candeur, étaient peintes sur ton visage; le crime et la trahison se cachaient au fond de ton cœur. Sois content. Ma fille, trop faible, trop simple, hélas! pour avoir pu se sauver de tes artifices, ma fille vient de me révéler le parjure et le sacrilége qu'elle a commis en se livrant à toi. Elle n'a pu cacher qu'elle allait être mère; et demain notre honte éclate: demain, elle, sa mère, et moi, ses sœurs, ses frères innocents, nous serons menés au supplice. La solitude, l'infamie, une éternelle stérilité, marqueront la place où ma fille est née. On dispersera notre cendre. Nous n'aurons pas même un tombeau. Va-t'en: ma fille t'en conjure. La malheureuse t'aime encore; et, en me confiant le secret de son ame, elle m'a fait promettre de ne le point trahir. Mais elle craint que ta douleur ne te décèle et ne t'accuse; et le seul prix qu'elle demande de sa mort, dont tu es la cause, c'est que tu n'en sois pas témoin.»

Tandis que l'Indien parlait, le remords et le désespoir déchiraient le cœur d'Alonzo. Ses yeux attachés à la terre, ses cheveux hérissés d'horreur, son immobilité stupide, tout annonçait un criminel condamné par son juge; et son juge était dans son cœur. Il tombe aux pieds du vieillard, et, d'une voix étouffée, il prononce à peine ces mots: «O mon père! tu sais mon crime; sais-tu quelle fatalité m'y a poussé malgré moi? Sais-tu dans quel moment terrible la frayeur et l'égarement m'ont livré ta fille mourante, et l'ont fait tomber dans mes bras? J'atteste mon Dieu et le tien, que dans ce péril effroyable mon unique résolution était de la sauver. Nous nous sommes perdus, et nous t'avons perdu toi-même. Je ne prétends pas t'appaiser. Voilà mon sein, voilà mon épée. Frappe; venge-toi.—Me venger! Eh! ne sais-tu pas, dit le vieillard, que la vengeance est insensée; qu'au malheur elle joint le crime, et ne soulage que les méchants? Va, ton sang ne racheterait ni la mère ni les enfants. Je n'en mourrais pas moins, et je mourrais coupable. Laisse-moi du moins l'innocence: tout le reste est perdu pour moi. Tu fus égaré, je le crois: tu n'es ni méchant, ni perfide; mais, quand tu le serais, nous avons dans le ciel un Dieu pour juger et punir.»

«Ame céleste! s'écrie Alonzo, tu m'accables, tu me confonds… Et l'opprobre, et la mort, et le dernier supplice, seraient le prix de tes vertus! Et ta fille, aussi vertueuse, non moins innocente que toi!… Non, vous ne mourrez point. Ne me méprise pas assez pour croire que je veuille me cacher, m'enfuir lâchement. Je paraîtrai, j'avouerai tout, j'embrasserai votre défense, je vous tirerai de l'abyme où je vous ai précipités, ou bien j'y périrai moi-même. Mais commence par t'éloigner avec ta femme et tes enfants.»

«Connais-tu, lui dit le vieillard, quelque asyle contre les lois et contre les remords qui suivraient le parjure? J'ai promis au soleil de rester soumis à ses lois. Ma parole, ma foi, sont pour moi des liens plus forts que ne seraient des chaînes. Un Inca n'en connaît point d'autres; et je mourrai sans les briser. Toi, qui n'es point engagé sous ces lois redoutables, éloigne-toi; donne à ma fille la consolation de te savoir hors de danger. Épargne-lui l'horreur de ton supplice.—Va, dit Alonzo pénétré de respect, de douleur et de reconnaissance, va lui jurer que jamais son amant ne l'abandonnera. Je suis époux et père. Il n'est point de danger au-dessus d'un courage à-la-fois animé par l'amour et par la nature.» A ces mots, il tendit les bras au vieillard encore frémissant. «Mon père, lui dit-il, mon père, embrasse-moi, ou perce-moi le cœur. Je ne puis soutenir ta haine.» Le vieillard tombe dans son sein, l'embrasse, le plaint, lui pardonne; et des torrents de larmes se confondent dans leurs adieux.

Cependant le bruit se répand que l'asyle des vierges a été profané; que l'une d'elles a violé ses vœux; qu'elle porte le fruit d'un amour sacrilége; et que le soleil, irrité de ce parjure abominable, en demande l'expiation. Un crime inoui jusque alors remplit d'horreur tous les esprits. Les malheurs qui l'ont annoncé, et dont peut-être il est la cause, les feux de la guerre civile allumés entre les deux frères, tout le sang qu'elle a fait couler, le fils d'Ataliba, l'héritier du trône enlevé à ses peuples par une mort funeste, ce long amas de crimes et de calamités se retrace à-la-fois comme des signes de colère, que le soleil, en s'éclipsant, n'a déja que trop confirmés. On craint même qu'un dieu jaloux ne soit pas encore appaisé, et ne se venge sur tout un peuple de l'injure faite à sa gloire. O superstition! le peuple le plus doux, le plus humain de l'univers, criait vengeance au nom d'un Dieu dont il adorait la clémence. Il ne se rassura que lorsqu'il eut appris que le pontife avait dénoncé la criminelle au tribunal suprême; que déja l'on creusait la tombe, et que l'on dressait le bûcher.

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