Œuvres complètes de Marmontel, tome 8: Les Incas, ou la destruction de l'empire du Pérou
CHAPITRE XVI.
Dom Pèdre Davila pleurait l'héritier de son nom avec les larmes de l'orgueil, de la rage, et du désespoir. En le voyant, il se livra à tous les transports de la joie. «Le ciel, lui dit-il, ô mon fils, le ciel te rend aux vœux d'un père. Mais tous ces braves Castillans qui t'accompagnaient, que sont-ils devenus?—Ils sont morts, répondit Gonsalve. Les Indiens poursuivis nous ont enfin résisté; et nous avons succombé sous le nombre. Ils me tenaient captif; ils ont su qui j'étais; et leur chef m'a laissé la vie, et m'a rendu la liberté. O mon père! si vous m'aimez, qu'un procédé si généreux vous touche et vous désarme…» Le tyran ne l'écoutait pas. Interdit, indigné de voir qu'après le vaste et long carnage qu'il avait fait des Indiens, ils se défendissent encore, il ne cherchait que le moyen d'achever leur ruine, sans être sensible au bienfait qui seul aurait dû le toucher. «Oui, dit-il, je reconnaîtrai ce qu'ont fait pour toi les sauvages. Dis-moi où tu les as laissés, et où s'est passé le combat.»
«Il serait malaisé de retrouver mes traces dans ces déserts, lui répondit Gonsalve, et je me suis laissé conduire, sans savoir moi-même où j'allais, d'où je venais…»
«J'entends, reprit le père en observant son trouble: ils t'ont fait promettre sans doute de ne pas m'indiquer leur marche et leur retraite; et tu te crois lié par tes serments?»
«Si j'avais promis, je tiendrais parole, dit le jeune homme: et je leur dois assez pour ne pas les trahir.»
«Des nœuds plus sacrés vous engagent à votre Dieu, à votre roi, à votre patrie, à moi-même, insista le tyran. Vous avez vu tomber sous les coups des sauvages la moitié des miens; voulez-vous qu'ils en exterminent le reste? En vous laissant la vie, ont-ils brisé leurs arcs? ont-ils promis de ne plus tremper leurs traits dans ce venin mortel qu'ils ont inventé, les perfides? Obéissez à votre père, et demain soyez prêt à nous servir de guide; car je veux marcher sur leurs pas.»
Gonsalve, réduit au choix, ou de trahir les sauvages, ou de tromper son père, ou de refuser d'obéir, prit le parti de la franchise, et déclara que de sa vie il ne contribuerait au mal qu'on ferait à ses bienfaiteurs. Davila devint furieux; mais son fils, avec modestie, soutint sa résolution; et le reproche et la menace n'ayant pu l'ébranler, on eut recours à l'artifice.
Fernand de Luques fut choisi pour ce ministère odieux. Il alla trouver le jeune homme. «Davila, lui dit-il d'un ton affectueux et d'un air pénétré, vous ferez mourir votre père. Il vous aime; j'ai vu couler pour vous ses larmes paternelles; et vous ne lui êtes rendu que pour l'accabler de douleur.—Ah! répondit le jeune homme, qu'il me demande ma vie, et non pas une trahison.—Si c'était une trahison, serait-ce moi, dit le perfide, qui vous presserais d'obéir? Le sort des Indiens me touche autant que vous. Mais, en irritant votre père, vous les perdez; et c'est sur eux que sa colère tombera. Il est mortellement blessé de votre résistance. Mon fils me méprise et me hait, dit-il: plus attaché à ce peuple barbare qu'à son prince, qu'à moi, et qu'à son Dieu lui-même, il ne connaît plus qu'un devoir, celui de la rébellion; il n'ose se fier à ma reconnaissance, et il me croit moins généreux qu'un misérable Indien. Non, Davila, ce n'était pas ainsi qu'il fallait servir les sauvages. Touché de leur humanité, et plus sensible encore à votre confiance, je sais que votre père se fût laissé fléchir. Mais si, par eux, il a perdu l'estime et l'amour de son fils, peut-il leur pardonner jamais?»
«Non, il n'a rien perdu de ses droits sur mon cœur, reprit Gonsalve: mon respect, mon amour pour lui, sont les mêmes. Qu'il daigne ne me demander rien que d'innocent et de juste, il est bien sûr d'être obéi. Mais que veut-il de moi? et pourquoi s'obstiner à me rendre ingrat et perfide? S'il veut poursuivre encore ce peuple malheureux, ce n'est pas à moi d'éclairer ses recherches impitoyables; et s'il consent à l'épargner, il n'a pas besoin de savoir en quels lieux il respire en paix. Pour prix du salut de son fils, les sauvages ne lui demandent que de vivre éloignés de lui, et inconnus, s'il est possible. L'oubli sera pour eux le plus grand de tous les bienfaits.»
«Vous ne pensez donc pas, lui dit Fernand, que répandus dans les forêts, on ne peut les instruire; qu'ils vivent sans culte et sans lois?—Ils sont chrétiens, dit le jeune homme. Qu'on leur laisse adorer, dans leur simplicité, un Dieu qu'ils servent mieux que nous.—Ils sont chrétiens! Ah! s'il est vrai, reprit le fourbe, doutez-vous qu'on n'use envers eux d'indulgence et de ménagement? Reposez-vous sur moi du soin du salut de nos frères. Je les protégerai, je les porterai dans mon sein.—Eh bien, protégez-les, en obtenant qu'on les oublie. Ils ne demandent rien de plus.»
«Ah! Gonsalve, vous voulez donc être chargé d'un parricide! Ils sortiront de leurs forêts, ils nous dresseront des embûches; votre père, que sa valeur expose, y tombera: ce sera vous qui l'aurez livré en leurs mains. La flèche empoisonnée qui percera son cœur, ce sera vous qui l'aurez lancée.»
A ces mots, Gonsalve frémit. Mais, se rappelant Las-Casas: «M'aurait-il conseillé un crime? dit-il en lui-même. Ah! je sens que la nature est d'accord avec lui. Cessez de me tenter, reprit-il, en parlant au fourbe. La voix intime de mon cœur s'élève contre vos reproches, et me parle plus haut que vous.»
Fernand, interdit et confus de l'inutilité de son odieuse entremise, dit à Davila que son fils était tombé dans l'endurcissement; qu'il fallait qu'on l'eût perverti; et que tant d'obstination était au-dessus de son âge.
Dès ce moment Gonsalve, odieux à son père, pleurait nuit et jour son malheur.
«Va-t'en, fils indigne de moi, lui dit ce père inexorable, après une nouvelle épreuve, va-t'en; fuis loin de moi. Je ne veux plus souffrir tes outrages, ni ta présence. Malheur à ceux qui de mon fils, d'un fils obéissant, respectueux, fidèle, ont fait un rebelle obstiné!»
«Ah! mon père, dit le jeune homme en tombant à ses pieds, tout baigné de ses larmes, est-il possible que le refus d'être ingrat, perfide, et parjure, m'attire un si dur traitement? Qu'exigez-vous de moi? Quelle haine obstinée portez-vous à ces malheureux? Ah! si vous aviez vu leur roi briser ma chaîne, m'embrasser, m'appeler son ami, son frère, me demander avec douceur quel mal ils nous ont fait, et pourquoi l'on oublie qu'ils sont des hommes comme nous; vous-même, oui, vous-même, mon père, vous me feriez un crime de l'infidélité dont vous me faites une loi. Il m'est affreux de vous déplaire; mais il me serait, je l'avoue, plus affreux de vous obéir. Ne me réduisez point à ces extrémités. Ayez pitié d'un fils que votre haine accable, et qui, même en vous irritant, se croit digne de votre amour.—Non, je n'ai plus de fils, et tu n'as plus de père. Délivre-moi d'un traître que je ne puis souffrir.»
Gonsalve, abattu, consterné, sortit du palais de son père, et lui fit demander quel lieu il lui marquait pour son exil, «Les forêts, les cavernes qui recèlent sans doute les lâches qu'il m'a préférés,» répondit le père inflexible.
Le jeune homme reprit le chemin de Crucès; et en s'en allant, à travers le vaste silence des bois, il pleurait; mais il se disait à lui-même: «Je désobéis à mon père, je l'afflige et l'irrite au point qu'il m'éloigne à jamais de lui, et je ne sens dans ma douleur aucune atteinte de remords; au lieu qu'en lui obéissant et en poursuivant les sauvages, mon cœur en était dévoré. Il est donc des devoirs plus saints que la soumission aux volontés d'un père! Notre première qualité, sans doute, est celle d'homme; notre premier devoir est d'être humain.»
L'abandon où il était réduit, la douleur où il était plongé, l'imprudence et la bonne foi de son âge ne lui permirent pas de voir le piége qu'on lui avait tendu. Les sauvages, qui dans ce lieu même l'avaient vu avec Las-Casas, ne se défiaient pas de lui: il leur avoua son malheur, sans en dissimuler la cause. «Eh bien, lui dirent-ils, pourquoi, si tu ne veux que vivre en paix et sans reproche, ne pas retourner au vallon? Une cabane, une douce compagne, notre amitié, ton innocence, seront tes biens. Suis-nous: le cacique aura soin de te faire oublier l'injustice d'un mauvais père.» Il suivit ce conseil funeste. Mais lorsqu'il eut percé l'obscurité des bois, et qu'en revoyant le vallon, son cœur soulagé commençait à sentir renaître la joie, quels furent son étonnement et sa douleur, de se voir tout-à-coup entouré d'Espagnols qui lui ordonnaient, au nom du vice-roi son père, de retourner avec eux à Crucès. A la vue des Espagnols, deux Indiens, qu'il avait pris pour guides, se sauvèrent dans le vallon, et y répandirent l'alarme. Dès ce moment plus de sûreté pour le cacique et pour son peuple; leur asyle était découvert.
Le malheureux jeune homme, ramené à Crucès, prenait la terre et le ciel à témoin de son innocence. Il apprit qu'un navire allait faire voile pour l'île Espagnole. Il fit demander à son père qu'il lui fût permis d'y passer, pour lui épargner, disait-il, le spectacle de sa douleur. Le père y consentit, soit pour se délivrer d'un témoin dont la vue l'accuserait sans cesse, soit pour lui laisser exhaler dans cet exil volontaire l'amertume de ses regrets. «Ah! dit Gonsalve en quittant ce rivage, je ne reverrai plus mon père. Il m'a surpris; il m'a rendu parjure et traître aux yeux de mes amis. Non, je ne le reverrai plus.»
Il arrive à l'île Espagnole; il demande où est Las-Casas, il va se jeter dans son sein, et lui dit son malheur, qu'il appelle son crime, avec tous les regrets d'un cœur coupable et consterné.
«Mon ami, lui dit Las-Casas après l'avoir entendu, vous avez fait une imprudence; mais votre cœur est innocent. Ce doit être un supplice affreux pour un fils honnête et sensible, de voir les maux que fait son père; vous n'en serez plus le témoin. Désormais rendu à vous-même, c'est en Espagne qu'il faut aller vous offrir à votre patrie, et, si elle a besoin de votre sang, le verser pour elle sans crime contre de justes ennemis. Sollicitez votre départ; et attendez ici que le roi y consente.»
Gonsalve, après avoir épanché sa douleur au sein du pieux solitaire, sentit son courage renaître, et il resta auprès de son ami, en attendant que le monarque lui eût permis de quitter ces bords.